À certains moments, elle regrettait qu'il n'y ait pas eu, dès ce matin, une bonne et franche bataille. Son mari voulait négocier, mais elle, de tout son instinct, de tous ses souvenirs, rejetait la conciliation avec les Français.
Cependant la montagne couleur de flamme s'endormait et soudain là-bas, dans le passage qu'elle ne défendait plus, on voyait miroiter une flaque d'eau azurée. En moins d'une heure, ils atteignirent le fleuve...
De près, le Kennebec se révélait a un bleu d'armure, et l'on se surprenait à lever les yeux vers le ciel pâle pour y chercher quelle sorte de reflet se mirait en ses eaux. Non sans joie, Angélique surprit l'odeur des feux humains. Et tout à coup, elle aperçut le fort. Son visage s'irradia et elle se dressa un peu sur sa selle.
Le fort était bâti en retrait au-dessus de la rive, au centre d'une surface déboisée d'où l'on avait tiré les solides pieux de sa palissade. Celle-ci, rectangulaire, ne laissait dépasser que les toits couverts de bardeaux de deux habitations dont les cheminées fumaient paresseusement. Alentour, le terrain paraissait boursouflé, chaotique, bien que verdoyant. Il n'évoquait ni la symétrie du jardin, ni la belle tenue d'une prairie, et cela s'expliquait lorsqu'on distinguait que les souches des arbres abattus n'avaient pas été arrachées et que les quelques cultures établies autour de l'enceinte proliféraient parmi des racines noueuses et des fûts tronqués... Mais c'étaient là les premières cultures rencontrées en plusieurs semaines de marche dans la forêt. Les lèvres sèches d'Angélique s'étirèrent dans un sourire. L'endroit lui plaisait. Elle serait heureuse d'y trouver sa demeure enfin, après tant d'errance. Pont-Briand la regardait.
Elle ne se rendait pas compte de ce regard fixé sur elle. Elle était toute à la contemplation des lieux découverts du haut de la côte, et sur lesquels semblait flotter à contre-jour un brouillard doré, fait de fumées et de poussières mêlées.
Ce n'était encore qu'un emplacement lointain, sans contours précis, et ridiculement restreint au cœur de la forêt sans limites, mais pour qui avait cheminé depuis de longs jours, sans discerner nulle trace de travaux humains sinon quelques wigwams misérables, quelques canots d'écorce oubliés dans une crique, l'apparition de ce coin de terre semblait promettre au voyageur le réconfort souhaité d'un monde moins primitif. En face, le fleuve s'élargissait jusqu'à former comme un grand lac paisible où les canoës glissaient vivement, avec la légèreté des libellules, certains s'éloignant vers une petite île proche, d'autres longeant les berges, d'autres au contraire venant rejoindre une flottille au repos de ces légers esquifs, massés les uns contre les autres, vers l'extrémité sud de la plage en demi-lune.
On distinguait mal encore les hommes qui manœuvraient ces canots, ni ceux qui ne devaient pas manquer de s'agiter sur les rives, mais l'on enregistrait du premier coup d'œil en ce coin pelé une impression de mouvance, comme celle qui vous avertit, à quelque distance d'une fourmilière, qu'elle est habitée et non désertée.
Plus bas, Angélique discernait la plage de sable gris et de gros galets, plantée de nombreux « tipis » d'écorce, huttes indiennes en forme de cônes pointus et d'où la fumée montait en filets blancs et lents car l'endroit avait dû être choisi pour être à l'abri des vents capricieux de la montagne.
À l'annonce de la caravane qu'un long cri signala, tous les Indiens épars autour du poste convergèrent dans la direction annoncée avec des exclamations aiguës et des jacassements et commencèrent à gravir les pentes dans leur direction. L'Aubignière avait dû les avertir de l'arrivée de Blancs inconnus, montés sur des chevaux...
Joffrey de Peyrac, après avoir fait halte, observait aussi le poste et la plage du haut de son cheval.
– Monsieur de Maudreuil !
– Monsieur ?
– N'est-ce pas un pavillon blanc que je vois flotter au mât central ?
– Si fait ! Monsieur, le drapeau blanc du roi de France.
Peyrac porta la main à son chapeau et, l'ôtant, le tint écarté à bout de bras en un salut respectueux, lequel pour ceux qui le connaissaient bien n'était pas sans comporter une pointe d'exagération.
– Je m'incline devant la majesté de celui que vous servez, baron, et m'honore de ce qu'il visite ma demeure en votre personne.
– Et en celle de mes supérieurs, fit précipitamment le jeune Maudreuil intimidé.
– Je m'en réjouis à l'avance...
Il se recoiffa. Il y avait tant de hauteur dans l'attitude de Peyrac que son amabilité même semblait dangereuse.
– L'usage féodal veut cependant que, lorsque le seigneur rentre en son domaine, sa bannière flotte au sommet du mât. Pourriez-vous courir donner des ordres dans ce sens, baron, car je crois que personne ne s'en soucie. O'Connel sait où trouver mon pavillon.
– Certainement, monseigneur, dit le jeune Canadien qui s'élança en courant le long de la piste caillouteuse.
Il passa en bondissant à travers les sauvages qui montaient, il s'engloutit dans les taillis et courut jusqu'au fort. Peu après, les portes de celui-ci s'ouvrirent, tandis que montait le long du mât un pavillon bleu à l'écu d'argent.
– Les armes du Rescator, fit Peyrac à mi-voix. Peut-être leur gloire est-elle obscure, voire douteuse, mais le temps n'est pas encore venu de les incliner sans combat, n'est-ce pas, madame ?
Angélique ne sut que répondre.
Une fois de plus l'attitude de son mari la déconcertait. Elle sentait pour sa part que les Français n'étaient pas tout à fait sincères lorsqu'ils disaient qu'ils étaient venus à Katarunk sans desseins hostiles. Occuper un poste militairement n'a jamais été une démonstration très amicale. Mais la situation s'était retournée. Peyrac était survenu et les avait surpris. Il avait avec lui pour amis Perrot et Maupertuis, des anciens du Canada et parmi les plus réputés. Il n'en restait pas moins que l'on marchait sur une poudrière. Et ce n'est pas sans effroi qu'elle voyait la nuée des guerriers sauvages, alliés des troupes françaises, monter vers eux avec des hurlements épouvantables qui, pour l'instant, n'étaient que des exclamations cordiales d'amusement et de bienvenue.
À la jumelle, Joffrey de Peyrac continuait d'observer le port et l'esplanade. En face, les deux battants de la porte de la palissade étaient grands ouverts. Les soldats s'étaient rangés de part et d'autre comme pour la parade et, un peu en avant d'eux, se tenait un officier en grand uniforme, sans doute ce Loménie-Chambord qu'on lui avait annoncé. Alors il replia sa longue-vue et, tête inclinée, parut méditer. C'était le dernier moment, il le savait, où il lui restait la possibilité de répondre à l'attaque des armes par les armes. Ensuite, il serait dans la gueule du loup. Mêlés, lui et les siens, à des gens versatiles qui pouvaient se transformer d'un moment à l'autre en ennemis féroces. Tout dépendrait de la loyauté du colonel, de son ascendant sur ses hommes, de la sagesse en somme de celui que Peyrac allait trouver en face de lui, représentant le roi de France.
Il regarda encore. Dans le cercle de la lorgnette s'inscrivait la silhouette d'un homme distingué qui, les mains derrière le dos, paraissait attendre sans nervosité l'arrivée du propriétaire de Katarunk, dont Maudreuil venait de l'avertir.
– Allons, dit Peyrac.
Il demanda aux cavaliers et cavalières de se grouper derrière lui, les Espagnols en cuirasse marchant en tête avec leurs armes, puis Florimond, Cantor portant les bannières à la marque de Peyrac et ses hommes tenant chacun leur mousquet, et la mèche en main allumée. Les Indiens surgissaient de toutes parts avec de grandes manifestations de curiosité. Nicolas Perrot se dépensait dans toutes les langues de sa connaissance, pour les saluer tout en leur réclamant un peu de calme, car les bêtes énervées par le subit tintamarre, ce remue-ménage de plumets, de faces peintes, d'arcs et de tomahawks brandis, hennissaient et se cabraient. Enfin le cortège se forma, et peu après le sabot fin de Wallis longeait la grève au bord du fleuve parmi une haie de guerriers. Peyrac avait prié Angélique de se tenir à ses côtés. Elle était ennuyée à cause des pieds nus d'Honorine. Elle aurait bien aimé aussi ajuster un peu sa coiffure, mais elle avait assez affaire à maintenir sa monture au pas de parade. Voici qu'après la solitude des contrées infiniment désertes les voyageurs se trouvaient le point de mire de toute une foule brune, houleuse, emplumée, à l'odeur pimentée, qui voulait les voir, les toucher, Perrot, les coureurs de bois et autres Sagamores, chefs parmi les différentes tribus assemblées, s'égosillaient en vain pour faire écarter les plus forcenés. Il arriva fatalement que Wallis se cabrât et ses sabots heurtèrent sans douceur quelques têtes graisseuses. Elle se lança ensuite dans un rapide galop jusqu'au fleuve. Angélique réussit à l'arrêter et à la ramener, frémissante mais docile et superbe, sous l'œil dilaté d'étonnement de tous les spectateurs indiens transportés et hurlant de joie. À part cet incident, qui fut considéré comme un intermède de choix, l'arrivée du comte de Peyrac et de sa recrue à Katarunk se déroula avec tout le protocole voulu.
Peyrac se tint immobile devant les portes de bois ouvertes, sa femme près de lui, ses compagnons derrière, tandis que deux jeunes tambours canadiens, en uniforme militaire bleu, s'avançaient à sa rencontre en faisant résonner leurs caisses. Derrière eux, au pas, six soldats et sergents se rangèrent en vis-à-vis pour former une haie d'honneur, petite, mais d'une tenue impeccable, bien qu'improvisée à la hâte.
Le colonel s'avança, sanglé dans la redingote bleue sou tachée d'or des officiers du régiment de Carignan-Salière avec revers chamois des manches et du col, retenus par de gros boutons guillochés.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, de beaucoup de prestance, botté, l'épée au côté, nouée par une écharpe blanche, raffinement qui trahissait le souci, pour un militaire en campagne, de ne pas se départir d'une certaine discipline de tenue. Sa courte barbe en pointe un peu démodée convenait à la distinction de son visage, aux traits fins et séduisants sous le haie qui tannait ses joues et son front et rendait plus pâle son regard gris, calme et pénétrant. Ce qui frappa aussitôt Angélique en ce personnage, ce fut la douceur qui semblait émaner de lui, et comme une sorte de lumière diffuse, intérieure qui l'habitait. Il ne portait pas perruque, mais sa chevelure était soignée. Il salua, la main à la poignée de l'épée, et se présenta.
– Comte de Loménie-Chambord, chef de l'expédition du lac Mégantic.
– Un grand nom ! dit Peyrac en inclinant la tête. Monsieur de Loménie, dois-je comprendre que l'emplacement de mon modeste comptoir vous a simplement permis de bivouaquer en toute quiétude ? Ou dois-je considérer votre présence ici, en compagnie de vos alliés sauvages, comme une prise de possession de mon territoire ?
– Prise de possession ! Dieu, que non pas ! s'exclama l'autre, monsieur de Peyrac, nous vous savons français, quoique non mandaté par le roi, notre maître, mais nous n'aurions garde, à Québec, de vouloir considérer votre présence ici comme nuisible aux intérêts de la Nouvelle-France, au contraire ! Tout au moins, avant que vous ne nous ayez donné des raisons d'y croire.
– C'est bien ainsi que je l'entends de mon côté et je suis heureux que nous écartions aussitôt toute ambiguïté. Je ne nuirai pas aux intérêts de la Nouvelle-France, ni par mes travaux, ni par ma présence sur les bords du Kennebec, si l'on ne nuit pas aux miens. Voici un engagement que vous pouvez porter, tel que je vous le sers, à votre gouverneur.
Loménie s'inclina derechef sans répondre. Malgré une expérience fort nuancée des situations épineuses dont sa carrière n'était pas chiche, celle qu'il vivait aujourd'hui lui paraissait la plus étonnante. Certes, on avait commencé à raconter bien des choses, en pays du Canada, sur le Français aventurier, au passé obscur, chercheur de métaux nobles, fabricant de poudre de guerre, ami des Anglais au surplus, qui s'avisait, depuis plus d'un an, de planter quelques pieux à son nom parmi l'immense pays inexploité de l'Acadie française. Mais la rencontre dépassait en piquant ce que la curiosité la plus alléchée pouvait espérer.
– Il faudrait raconter à Québec cette chose stupéfiante et qui méritait qu'on y prît garde. L'arrivée d'Européens venus du Sud à cheval et non par voie d'eau, dans des contrées qui n'avaient jamais entendu le hennissement d'un tel animal. Parmi eux, des femmes et des enfants. À leur tête, un cavalier masqué, à la voix lente et rauque, et qui dès les premiers mots osait prendre position, parlait en maître. Comme si deux cents sauvages armés, alliés des Français, prêts à répondre au moindre signe, n'eussent pas été là, le pressant de toutes parts, ainsi que sa très petite escorte.
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