D'un geste brusque, machinal, elle ôta son grand chapeau qui lui serrait le front et, renversant la tête en arrière, les yeux clos, elle passa la main sur sa tempe où elle sentait poindre une migraine.

Pont-Briand arrêta de parler et sa gorge se contracta. Décidément elle était belle ! Belle à vous couper le souffle.

Angélique, le regardant, lui trouva l'air stupide et se retint de hausser les épaules.

– Soyez remercié de vos bons offices, monsieur, dit-elle assez froidement, et faites-nous confiance. Mes compagnes et moi n'avons aucun désir d'aller nous mêler aux sauvages, ni de perdre nos quelques biens à cause de leur convoitise. Ma fille déjà est sans souliers. Elle les a oubliés au bord d'un lac. Je ne vois guère désormais où je pourrais me procurer une paire à sa taille.

Pont-Briand bredouilla qu'il s'en chargerait. Il demanderait à une Indienne de tailler des mocassins pour la jeune enfant. Demain elle serait chaussée. Il gagna la porte à reculons, attrapa encore quelques hardes militaires qui traînaient sur un banc, et se retrouva au seuil de la cabane, l'esprit aussi aiguisé et vacillant que s'il avait bu trois verres d'eau-de-vie de seigle canadien.

– Bigre, marmonna-t-il entre ses dents, que signifie ? Est-ce que par hasard il va se passer quel que chose dans ce pays du diable ?

Le sentiment d'amour commençait à ramper en lui comme un serpent. Il en devinait l'approche et en frémissait intérieurement. Cela ressemblait à l'excitation de la chasse ou de la guerre. Et il ne savait pas pourquoi. Mais le goût de l'existence lui parut changé. En s'avançant à travers la cour, il leva le visage vers le ciel et poussa un cri rauque où éclatait une joie farouche et folle.

– Pourquoi pousses-tu ton cri de victoire ? lui demandèrent les Indiens les plus proches.

Il les bouscula, imitant leur danse syncopée autour du foyer, la danse de guerre, tomahawks et flèches brandis. Les Indiens riaient. À leur tour, ils ébauchèrent les mouvements de danse en poussant des cris stridents et subits qui semblaient destinés à déchirer les nues.

– Dieu, quel tintamarre ! soupira Angélique.

Elle en ressentait un désagréable frisson tout au long de l'échine. Elle saisit Honorine dans ses bras et Ta serra éperdument contre elle. Le danger de mort violente était partout ! Il infestait l'air même qu'on respirait. Elle en avait le goût sur la langue. Comment s'expliquer ? C'était cela, l'Amérique. La mort violente était partout, mais on avait le droit de vivre et de se défendre.

– Madame, appelait Elvire, venez voir. Il y a deux pièces voisines avec des lits et même trois, et chacune a une cheminée. Nous allons pouvoir nous accommoder fort bien.

Les chambres, très petites, étaient disposées autour de la cheminée centrale comme autour d'un pilier, ce qui permettait à chaque pièce d'avoir son foyer individuel. La cheminée elle-même était assez grossière, édifiée apparemment avec des galets de la rivière liés par un mortier de sable, de chaux et de graviers. Les lits rustiques, dont certains aux montants de rondins n'étaient même pas écorcés, portaient des paillasses de mousse, mais ils étaient confortablement garnis de couvertures de laine et de fourrures. Celui qui se trouvait dans la pièce de droite était un meuble de bonne facture, solide quoique élégante, avec un baldaquin et des courtines de brocatelle retenues par des cordelières. Il y en avait un autre plus simple, mais également garni de rideaux, dans la pièce de gauche. Celle sur l'arrière comportait plusieurs couchettes à montants de rondins, mais toutes ces paillasses étaient nanties de couvertures de laine ou de fourrures. Elvire décida qu'elle y coucherait avec les trois enfants. Le ménage Jonas prendrait celle de gauche et Mme de Peyrac, celle de droite. On y avait d'ailleurs déjà, d'office, déposé son coffre. Quelque chose dans l'ameublement de cette petite pièce rustique, qui tenait moins de la chambre de ferme que de la cabane de bûcheron, avec ses parois de gros rondins à peine équarris, révélait à Angélique que c'était là le logement que Joffrey de Peyrac s'était réservé lorsqu'il avait logé à Katarunk, l'an passé. En tirant un rideau, elle découvrit, sur les rayons d'une étagère, des livres reliés de cuir, portant des titres latins, grecs ou arabes.

Il avait dû prévoir les autres chambres pour y loger ses fils ou bien le second, l'homme de confiance qu'il emmenait avec lui. Ce n'était qu'un campement à ses yeux, un gîte d'étape, pour vivre entre hommes ; mais à des détails, elle reconnaissait sa main, ce goût d'un confort, ou d'un certain agrément dans le choix des objets, dont il avait toujours fait preuve. Le chandelier sur la table massive, dans un coin, était de bronze ouvragé. Par la délicatesse de ses arabesques il réconfortait, bien que sa beauté parût étrangère et assez inutile dans cette hutte, au fond des bois. Malheureusement, personne n'avait pris soin de le débarrasser des montagnes de suif que l'on y avait fait couler, chandelle après chandelle, tous ces derniers soirs. La pierre de l'âtre était garnie de chenets bien forgés, mais des cendres et des tisons noircis se répandaient sur le plancher. Partout les traces d'un désordre militaire. Angélique comprit que la première chose à faire était de se saisir d'un balai. Il y en avait de feuilles ou de fagots dans les coins. Les femmes s'affairèrent, prises du besoin de débarrasser leur domaine de tous ces relents de soldatesque.

Elles décidèrent ensuite que cette petite maison bien abritée, avec ses quatre foyers, où les bourrées eurent tôt fait de pétiller joyeusement, leur plaisait. Elles avaient hâte d'y imprimer leur marque, d'y faire leur trou, avec leurs propres habitudes de rangement et de propreté, afin de s'y sentir bien chez elles, et non plus comme des errantes, des vagabondes qu'elles avaient été depuis trois longues semaines.

La porte refermée, le loquet bien mis, on se sentait décidément de mieux en mieux. Maître Jonas mit à sécher devant son âtre ses bas et ses souliers trempés depuis la traversée du dernier marécage. Elvire déshabilla les trois enfants et les plongea dans le baquet. Angélique, après avoir fini de balayer, chercha si l'on ne trouverait pas de draps pour les paillasses. En rabattant le couvercle d'un coffre contre la paroi de sa chambre elle découvrit un grand miroir, fixé au couvercle. Cela encore, c'était la marque de Joffrey de Peyrac. Comme une surprise souriante, un signe complice.

« Oh ! je l'adore », pensa-t-elle.

Elle restait agenouillée devant le coffre à se contempler. Elle se reposait. Il n'y avait pas de linge dans ce coffre, mais seulement des vêtements d'homme. Après les avoir examinés, elle se releva et referma le couvercle. Le moment passé devant le miroir lui avait donné l'envie de changer de robe et de s'habiller plus élégamment. Elle ouvrit ses propres bagages. Elle s'occupa tout d'abord de trouver une chemise fraîche pour Honorine. Par bonheur, les enfants avaient sommeil, et on put les étendre dans la petite chambre derrière où le brouhaha de la cour leur parvenait affaibli.

Dans la remise, Mme Jonas avait déniché un grand chaudron pour pendre à la crémaillère. Il fallait aller chercher de l'eau. Mais aucune des trois femmes ne se sentait le courage d'affronter la cohue de la cour pour se rendre jusqu'au puits. Maître Jonas se dévoua. Il revint accompagné d'une nuée d'Indiens qui lui posaient mille questions et se bousculaient sur le seuil pour voir les femmes blanches. Ils ne lui auraient pas porté pour autant sa charge. Car ils trouvaient d'ailleurs scandaleux que le « tcnéno » 4 l'homme âgé, se fût chargé de cette corvée, alors que ses femmes ne faisaient rien. La maisonnette risqua d'être envahie d'une populace malodorante, animée et revendicatrice.

– Je n'ai jamais vu race plus effrontée que celle de ces barbares, fit l'horloger en s'époussetant et s'épongeant, lorsque la porte fut enfin refermée et barricadée. Du moment où ils vous ont choisi pour cible de leur amusement, vous leur appartenez.

Afin de ne pas l'obliger à une seconde expédition, les dames décidèrent de se partager équitablement le précieux liquide pour leurs ablutions.

On mit le chaudron sur le feu qui crépitait joyeusement. En attendant que l'eau fût chaude, on s'assit en cercle devant l'âtre et on versa de la bière dans les verres. Cette fois, on frappa quelques coups légers. Nicola Perrot se présenta à son tour, un gros pain de fleur de froment, de la charcuterie et des petits fruits de ronces, framboises et mûres dans un petit panier. Son Indien était chargé d'une provision de bûches. Les victuailles réjouirent les cœurs ; on en porta aux petits qui s'endormirent sur la dernière bouchée.

– Mais qu'est-ce que cette histoire que vous êtes marié et que vous avez un enfant, Nicolas ? interrogea Angélique. Vous ne nous en aviez jamais parlé ?

– Je ne le savais pas, dit précipitamment le Canadien en rougissant beaucoup.

– Comment, vous ne saviez pas que vous étiez marié ?...

– Non, je veux dire, je ne savais pas que j'avais un enfant. Je suis parti tout de suite après.

– Après quoi ?

– Après le mariage, pardi ! vous comprenez, j'étais obligé. Si je ne m'étais pas marié, j'aurais dû payer une amende énorme et, à l'époque, je n'étais pas riche. D'autant plus qu'il était vraiment question de me condamner pour être parti faire la traite sans permis du gouverneur du Canada et de m'excommunier de surcroît pour avoir porté de l'eau-de-vie aux sauvages. Alors, vrai, j'ai préféré me marier... C'était plus simple.

– Qu'aviez-vous fait à cette pauvre jeune fille pour être contraint ainsi ? demanda Mme Jonas.

– Rien. Je ne la connaissais même pas.

– Réellement ?

– C'était une Fille du roi, qui venait d'arriver par le dernier bateau. Je crois d'ailleurs qu'elle est honnête et gentille.

– Vous n'en êtes pas sûr ?

– Je n'ai pas eu le temps de m'en aviser...

– Expliquez-vous mieux, Nicolas, dit Angélique. Nous ne comprenons rien à vos histoires.

– C'est pourtant simple. Le roi de France veut qu'on travaille au peuplement de sa colonie. Il nous envoie de temps en temps un bateau de demoiselles et les célibataires du lieu sont contraints de se marier dans les quinze jours sous peine de payer l'amende, ou même d'aller en prison. Bon, il fallait donc y passer, j'y suis passé. Mais après, adieu la compagnie, je retourne chez les sauvages...

– Votre épouse vous a donc tant déplu ? demanda El vire.

– Je n'en sais rien, nous n'avons pas eu le temps de faire connaissance, vous dis-je.

– Assez cependant, remarqua Angélique, pour que vous soyez père de famille.

– Dame, il fallait bien ! Si elle s'était plainte que le mariage n'avait pas été consommé, j'étais passible d'une autre amende.

– Ainsi donc, dès le lendemain de votre nuit de noces, vous êtes parti sans détourner la tête ? Et vous n'avez jamais eu de remords pendant ces trois dernières années, Nicolas ? demanda Angélique, en feignant la sévérité.

– Ma foi, non ! reconnu le Canadien en soupirant. Mais j'avoue que depuis que M. de Loménie m'a regardé d'une certaine façon tout à l'heure je me sens mal à l'aise. Cet homme-là, c'est l'être le plus saint que je connaisse. Dommage que lui et moi nous ne soyons pas de la même espèce, conclut l'homme du Saint-Laurent avec une grimace.

*****

Malgré la parcimonie de la distribution de l'eau, Angélique se lava avec plaisir devant le feu de sa chambre. Elle avait emporté deux robes dont l'élégance pouvait paraître bien inutile en ces lieux sauvages, mais elle avait réfléchi que même s'il n'y avait aucune société pour l'admirer il fallait savoir se faire plaisir à soi-même. Il y avait, de plus, son mari, ses jeunes fils et même Honorine. Bref, le prestige ! Pourquoi ne pas, de temps à autre, leur offrir l'image d'une femme élégante, comme celles qui existent dans les cités lointaines, là où les carrosses passent dans les rues, et où derrière chaque fenêtre il y a un regard pour guetter et une bouche pour s'exclamer : « Avez-vous vu la nouvelle toilette de Mme X... ? »

Elle revêtit donc sa robe gris argent, avec des galons d'argent soulignant les coutures des manches et des épaules, accompagnée d'un col et de revers de linon blanc, soulignés d'une fine dentelle argentée. Elle secoua ses cheveux hors de sa coiffe et les brossa longuement en se servant des brosses d'écaille et d'or contenues dans le ravissant nécessaire de voyage que son mari lui avait offert avant de quitter Gouldsboro. Ces objets de luxe à portée de la main réconfortaient.

Avant de partir en caravane, Angélique avait demandé à son amie, Abigaël Berne, de lui couper un peu ses longs cheveux. Elle les portait sur la nuque, au bord des épaules, encadrant son visage de leur masse lumineuse. Ils étaient abondants et soyeux, largement ondes avec des boucles vaporeuses aux extrémités et une frange légère retombait sur son front que le soleil avait bruni.