Il y avait un peu de coquetterie et de provocation dans la façon dont Angélique de Peyrac aimait à se parer de ses cheveux. Car à l'or étincelant de leur teinte originelle se mêlaient déjà, bien qu'elle n'eût que trente-sept ans, de précoces cheveux blancs. Mais elle ne s'en désolait pas. En fait, elle savait que leurs reflets argentés ajoutaient un charme ambigu à l'éclatante jeunesse que conservait son visage.
Pour fixer dans sa chevelure un petit diadème surmonté de perles, elle alla se pencher sur le miroir du coffre.
Ce fut à cet instant qu'une ombre passa devant le parchemin jaunâtre de la fenêtre, et des doigts y grattèrent doucement de l'ongle.
Chapitre 10
Après une légère hésitation, Angélique souleva le loquet de bois et tira à elle un des battants de la petite fenêtre grossièrement façonnée.
Un homme était là, penché, avec un air de mystère et regardait autour de lui, comme s'il craignait de se faire remarquer. Elle reconnut le jeune Yann, le Breton qui faisait partie de l'équipage du Gouldsboro et que Peyrac avait emmené avec lui, car c'était un habile charpentier et un garçon plein d'endurance. Il souriait avec un peu de gêne. On aurait dit qu'il préméditait une plaisanterie. Soudain, il lui jeta tout à trac :
– Monseigneur veut faire abattre votre Wallis. Il dit que cette bête est vicieuse et il a décidé depuis hier de s'en débarrasser.
Puis il s'éclipsa. Angélique n'avait pas eu le temps de comprendre, à peine celui d'entendre. Elle se pencha pour l'appeler :
– Yann !
Disparu ! Elle médita, appuyée au chambranle ; l'avertissement du petit Breton commençait à pénétrer dans son esprit. En quelques instants, il y causa de fulgurants ravages. Ses yeux flamboyèrent. La colère lui fit battre le cœur avec tant de violence qu'elle faillit étouffer. Elle chercha sa mante en se heurtant aux meubles, car le jour avait baissé et la pénombre devenait épaisse... Abattre Wallis, sa jument qu'elle avait menée au port au prix de difficultés inouïes !...
C'est par de tels gestes que les hommes donnent aux femmes l'impression qu'elles ne comptent pas !... Et c'est là une sensation qu'un être humain bien constitué, fût-il du sexe faible, ne peut supporter sans révolte.
Ainsi, sans même l'informer, Joffrey voulait faire abattre Wallis ? Cette bête qu'elle avait conduite à s'en rompre les reins et les poignets, au péril de sa vie parfois ! Toute cette peine qu'elle s'était donnée pour la rassurer, la dresser, la plier à ce pays inculte, dont chaque parcelle semblait faire lever en cet animal hypersensible un effroi et une répulsion insurmontables ! Wallis ne pouvait supporter l'odeur des sauvages par exemple, ou celle des sous-bois de l'éternelle forêt que la main de l'homme n'avait jamais domestiquée. Elle souffrait dans sa chair et dans son esprit d'impondérables qu'on lui imposait : l'immensité, l'incivilisation des lieux, l'hostilité latente d'une nature fermée sur elle-même, et on aurait dit qu'elle éprouvait une souffrance physique à poser son fin sabot sur ce sol jamais labouré. Combien de fois Angélique avait-elle demandé au forgeron bourguignon qui suivait d'examiner ses fers ? Mais il n'y avait rien aperçu. C'était donc dans l'esprit de Wallis que se jouait le drame. Pourtant, sa maîtresse en était venue à bout, ou presque... Sur le point de traverser en trombe l'autre pièce, elle se retint. Elle devait tempérer un peu la violence de ses impulsions afin de ne pas causer de tort au jeune Breton. Il avait fait preuve d'un certain courage en venant l'informer, alors qu'il n'en avait pas été chargé. Joffrey de Peyrac était un maître dont on était peu porté à discuter les décisions. L'indiscipline et même les erreurs se payaient cher sous son commandement. Yann Le Couénnec avait dû beaucoup hésiter.
C'était un garçon d'une certaine finesse près de ses compagnons plus grossiers. Durant le voyage, il s'était souvent présenté pour offrir son aide à Mme de Peyrac, tenir la bride dans une côte, bouchonner sa monture à l'étape, et ils étaient devenus bons amis. Alors ce soir, apprenant que le comte avait donné l'ordre d'abattre la jument, il avait décidé de venir l'en avertir. Angélique se promit d'être calme lorsqu'elle s'expliquerait avec son mari, et de ne pas prononcer le nom du jeune homme.
Elle prit le temps de s'envelopper dans son manteau de taffetas rosé amarante, doublé de peau de loup qu'elle n'avait pas eu l'occasion d'étrenner. Mme Jonas leva les bras au ciel en la voyant.
– Prétendez-vous aller au bal, dame Angélique ?
– Non ! seulement rendre visite à ces messieurs dans l'autre habitation. Il me faut au plus tôt m'entretenir avec mon mari.
– Non, vous n'irez pas, protesta maître Jonas. Tous ces Indiens !... La place d'une femme n'est pas de se trouver seule au milieu de ces barbares !...
– Je n'ai que la cour à traverser, dit Angélique en ouvrant la porte.
Un tumulte effrayant lui sauta au visage.
Chapitre 11
Le jour n'était pas encore tombé. Une grande lueur d'or venue de l'ouest laissait régner une luminosité diffuse, poudrée, un brouillard coloré où se mêlaient poussière, fumée, vapeur. Des énormes chaudrons noirs posés sur les trois foyers s'échappait, dans un nuage, l'odeur fade et sucrée du maïs bouilli. Les soldats distribuaient le ragoût avec de grandes cuillères de bois et les sauvages se pressaient autour des marmites en tendant des écuelles d'écorce ou de bois ou même leurs deux mains rapprochées pour y recevoir la portion fumante, sans en paraître autrement incommodés.
Angélique parvint jusqu'à la porte du corps de logis central où une sentinelle veillait vaguement en échangeant avec les Indiens des feuilles de tabac contre une demi-douzaine de peaux de loutre noire.
Elle ne se préoccupa pas de lui demander le passage et entra dans la pièce où elle espérait trouver le comte de Peyrac. Il était là, en effet, occupé à festoyer avec toute une compagnie indistincte parmi laquelle elle eut quelque peine à reconnaître le comte de Loménie et ses lieutenants. La tabagie était si épaisse que l'obscurité semblait régner dans la grande salle du poste. On avait pourtant déjà allumé des lampes à graisse contre les murs, mais leurs lueurs étaient jaunes et tremblantes comme celles de lointaines étoiles. Cependant, l'ouverture de la porte dissipa le brouillard, laissant pénétrer un peu d'air respirable, et aussi la lumière du dehors. Elle put voir que cette salle assez grande était occupée depuis le seuil, qui y descendait en deux marches, jusqu'à la cheminée, dans le fond, par une longue table de bois massif, fort encombrée de récipients fumants et de gobelets d'étain et de quelques flacons de verre sombre, ainsi que d'une cruche en terre, pansue d'où s'échappaient de l'écume blanche et une odeur de bière. Après celle du tabac, c'était cette odeur acidulée qui était la plus forte, puis celle de la graisse chaude et de la viande bouillie, celle atténuée de cuirs et de fourrures et, sur tout cela, mêlé comme un contrepoint aigu, d'une extrême finesse, qu'on entendrait au sein d'un concert d'instruments divers, la tonalité subtile de l'eau-de-vie.
Des pipes étaient au coin des lèvres, un verre ou un gobelet à portée de chaque main. Le jeu des couteaux dépeçant les pièces de viande paraissait fort actif. Les mâchoires allaient bon train. Les langues aussi. Le brouhaha des conversations en rauque langue indienne s'accommodait du clapement des lèvres happant la nourriture, pour former un bruit de fond continu que coupait, de temps à autre, un éclat de rire explosant comme un coup de tonnerre. Puis l'on se reprenait à manger et à discourir dans le même grondement sourd. Elle distingua au centre de la table le Sagamore Mopountook essuyant ses mains à ses longues tresses et non loin le Huron Odessonik coiffé du feutre galonné d'or du lieutenant de Falières. Angélique crut qu'elle était tombée en plein campement indien. Mais les chefs indiens n'étaient là que conviés, selon l'usage, à la table des Blancs et c'étaient bien des Blancs qui, malgré quelques apparences déconcertantes, se restauraient en cette fin de journée d'octobre pour fêter une rencontre d'autant plus fortuite qu'elle avait lieu en un point quasi ignoré de continent, entre des personnes qui, venues de différentes directions, avaient eu chacune, en secret, le désir d'éviter l'autre ou de l'écharper. Sous l'apparente cordialité, l'on se guettait. La tension, le choc des pensées contraires ne s'extériorisaient pas. Le comte de Loménie-Chambord était peut-être sincère en affirmant qu'il s'estimait heureux de cette rencontre pacifique avec le comte de Peyrac, mais Don Juan Alvarez, le capitaine espagnol de ce dernier, assis, sombre et dédaigneux, entre un Indien et un Français, s'irritait de la présence de ces envahisseurs en un lieu que les décisions du Pape avaient depuis 1506 et pour l'éternité des temps dévolu aux sujets de Leurs Majestés Très Catholiques le roi et la reine d'Espagne. L'Irlandais O'Connell, rouge comme une tomate, méditait sur les explications qu'il devrait fournir un peu plus tard sur cet envahissement à son maître le comte de Peyrac ; les deux ou trois coureurs de bois français venus avec celui-ci du Sud du Dawn-East préféraient ne pas avoir à fournir d'explications, quant à leurs occupations au cours de l'année précédente, aux deux ou trois coureurs de bois leurs amis, venus du Nord, qui, certains comme L'Aubignière, s'étaient dirigés vers le poste de traite du Kennebec avec la vague idée d'y rencontrer le nouveau trafiquant de fourrures, mais non point les soldats et les officiers de Sa Majesté Louis XIV.
Quant au très vieil Eloi Macollet qui, voici deux lunes, avait échappé aux soins dévoués de sa belle-fille, au village de Levis, près de Québec, et avait pagayé au profond de la forêt à l'intention ferme de ne plus revoir personne, non, personne d'autre que des ours ou des élans, à la rigueur quelques castors, il se disait que l'Amérique n'était vraiment plus un lieu pour les gens qui aiment la solitude. C'était un pays complètement « gaspillé ». Son bonnet de laine rouge, garni de deux plumes de dindon, enfoncé jusqu'à ses sourcils broussailleux, le vieux remâchait, ainsi que son tuyau de pipe de bruyère, sa déconvenue, mais l'alcool aidant, au troisième verre, ses yeux avaient recommencé à pétiller joyeusement et il se disait qu'au moins sa belle-fille ne viendrait pas le chercher ici et qu'en attendant il n'était pas désagréable de se retrouver avec de bons amis à un « napéopounano » dans les règles, le « festin de l'ours » qu'on ne partage qu'entre hommes, selon les rites, après avoir insufflé du tabac dans les narines de la bête et avoir jeté dans le feu une bouchée de viande et une cuillerée de graisse pour la chance.
Pont-Briand, qui avait tué l'ours, avait été le premier à en manger, prélevant le morceau autour du cou et distribuant la fesse, un régal, à ses amis. C'était l'automne, la saison où les ours nourris du fruit des bluets sont particulièrement savoureux. À peine le vieux achevait-il ses réflexions qu'il faillit s'étrangler avec un osselet et le cracha en jurant. Il avait cru à travers la fumée apercevoir sa belle-fille se dressant devant lui. Mais non ! Ce n'était pas Sidonie, mais c'était quand même une femme et elle se tenait sur le seuil, les regardant.
Une femme dans un « napéopounano » ! Quel sacrilège ! Une femme au creux de la plus déserte région du Sud de la Chaudière, là où l'on n'aime guère descendre lorsqu'on vient du SaintLaurent, où l'on ne monte jamais lorsqu'on est des rivages de l'Acadie, sur l'Océan, où l'on éviterait de se fourvoyer s'il n'y avait de temps à autre quelques hérétiques à aller scalper en Nouvelle-Angleterre.
Le vieux poussa des cris inarticulés en se débattant parmi les volutes de fumée et les vapeurs épaisses de la bouillie de maïs. Son voisin, François Maupertuis, le rabattit sur son siège.
« Tiens-toi tranquille, grand'père ! »
Le Sagamore leva la main et parla solennellement en désignant la femme. Il racontait une obscure histoire de tortue et d'Iroquois et il disait que cette femme avait vaincu la tortue et avait le droit de s'asseoir parmi les guerriers.
Ainsi donc ce n'était plus un « napéopounano », le festin des hommes, mais un « mokouchano », et cela ne valait pas la peine de courir si loin pour éviter de rencontrer un jupon. D'ailleurs ces Métallaks des lacs Umbagog sont les plus imbéciles parmi les Algonquins, des chasseurs bien sûr, car c'est le paradis du gibier par là, mais les plus stupides des Indiens, car on ne pouvait leur apprendre le simple signe de croix.
– Tais-toi donc, vieux gâteux, lui cria François Maupertuis, en lui enfonçant son bonnet jusqu'aux yeux, tu n'as pas honte d'insulter une dame ?
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