Angélique aperçut le cuisinier Octave Malaprade qui venait du fond de la salle, présentant de la volaille rôtie. Songeant à ses amis Jonas, elle se leva à demi dans l'intention de lui demander d'aller porter quelques plats à la petite habitation. Mais Pont-Briand la retint avec une telle force qu'elle en eut l'avant-bras meurtri.
– Ne vous éloignez pas, dit-il d'une voix pressante. Je ne pourrais le supporter.
À l'autre bout de la table, le comte de Loménie capta le mouvement de colère de Peyrac à demi dressé. Il s'interposa :
– Permettez-moi, comte, fit-il tout bas, je vais aller déliver Mme de Peyrac et la conduire à la place d'honneur. Soyez tranquille, je la prends sous ma garde. Évitons les incidents... Il sont tous saouls.
Angélique voyait soudain s'incliner devant elle le colonel français.
– Madame, permettez-moi de vous conduire à la place qui vous revient de droit comme châtelaine de ces lieux.
Ce disant, d'un regard bref mais impérieux, il intimait à Pont-Briand l'ordre de lâcher prise. Prenant le bras d'Angélique, il la conduisit très galamment à l'autre extrémité de la table qui était inoccupée, la fit placer au bout, s'assit à sa droite. Angélique se trouvait maintenant encore plus éloignée de son mari, mais elle le voyait tout au bout en face d'elle, et c'était tout à fait comme au temps du Gai Savoir. Le colonel s'empressa et lui fit servir du dindon rôti accompagné de quelques légumes braisés.
– Voici une nourriture plus en accord avec vos goûts de jeune femme à peine débarquée de France.
Elle protesta. Tout compte fait, le brouet d'ours noir ne lui avait pas paru une pitance si grossière. Elle présageait qu'elle s'y habituerait sans peine.
– Mais ne contraignons pas la nature inutile ment, dit Loménie. Vous verrez, nous avons en automne beaucoup de gibier à plume auquel nos palais d'Européens sont accoutumés. Autant en profiter. Monsieur, dit-il à Malaprade, Mme de Peyrac souhaite faire porter un souper confortable à ses amis de la petite habitation. Voulez-vous avoir l'obligeance de vous en charger ?
Il recommanda au cuisinier de joindre à ce repas une fiasque de bon vin.
*****
Si ivre que fût le lieutenant de Pont-Briand, l'intervention de son colonel avait suffi à le dégriser.
– Je ne sais pas ce qui m'a pris, glissa-t-il, piteux, à L'Aubignière.
– Tu es fou ! fit l'autre avec souci. Fou ou alors envoûté... Mais prends garde ! La Démone de l'Acadie n'est peut-être pas un mythe !... Cette femme est vraiment trop belle... Et si c'était « elle » ? Souviens-toi des paroles du père d'Orgeval !...
*****
Assise aux côtés du colonel de Loménie-Chambord, Angélique commençait à se détendre. Son mari était en face d'elle, comme autrefois. Elle l'apercevait au bout de la table, dans un halo, un peu trouble, et comme autrefois, quand il commençait à l'aimer, elle sentait son regard attentif posé sur elle. Cela lui communiquait une sensation d'euphorie, le désir de briller et de participer à ce qui l'entourait. Elle était heureuse. L'alcool commençait à lui brouiller un peu les idées. Elle oubliait pourquoi elle était venue. Le charme courtois du colonel agissait sur elle. La sympathie qu'il lui avait inspirée dès le premier abord se muait en un sentiment de confiance.
La simplicité de ses manières, de ses gestes nets et précis, s'accompagnait d'une sorte de grâce enveloppante et douce en laquelle l'esprit observateur d'Angélique ne manquait pas de déceler l'habitude que cet homme avait de s'entretenir avec les femmes. Non pas dans le sens de galanterie qu'on lui prête trop souvent, mais dans celui, plus rare, qui consiste à savoir parler aux femmes un langage qui leur est familier et les met à l'aise, et qui, en bref, sans chercher à les séduire, les rassure et les apprivoise. Il l'intriguait et il y avait en lui quelque chose d'inusité.
Elle l'écouta lui parler des pays du Nord, des trois villes françaises au bord du Saint-Laurent, des tribus multiples qui fourmillaient autour et, comme elle l'interrogeait sur les Hurons, il lui confirma qu'ils étaient en effet d'origine iroquoise. Ils s'étaient séparés de leurs frères de la Vallée Sacrée en des temps déjà lointains, à la suite d'on ne savait quelle dispute, et désormais se considéraient comme ennemis ancestraux. C'étaient des Hurons que le premier explorateur français Jacques Cartier avait appris le nom des Iroquois, ce mot voulant dire « vipères cruelles ».
Quoi qu'on dît, on en revenait toujours à parler des Iroquois. Les voisins immédiats d'Angélique étaient contents de trouver une occasion de se mêler à la conversation en parlant d'un sujet qu'ils connaissaient et qui paraissait l'intéresser. Ils étaient subjugués par ses façons de grande dame. Chacun, ici même, pressentait que cette femme s'était assise à la table du Roi. Ils ne doutaient pas qu'elle avait régné à la Cour parmi des hommes qui l'entouraient d'hommages. Ils pressentaient qu'elle avait été adulée par des princes... Ils détaillaient chacun de ses gestes, sa manière de croiser ses mains flexibles, d'y appuyer son menton, de fixer hardiment son interlocuteur ou au contraire de baisser ses longues paupières d'un air secret, en l'écoutant, de grignoter quelque chose distraitement, d'attraper son gobelet et de le vider d'un trait, sans façon, et d'éclater de rire soudain, d'un rire irrésistible qui vous prenait au ventre.
Et c'était un étrange paradis qui s'ouvrait ce soir pour la bizarre humanité rassemblée à Katarunk.
Avec cette femme à leur table, c'était le ciel sur la terre, le printemps en plein hiver, la beauté descendue parmi eux, brutes qu'ils étaient à l'odeur de cuir et de suint, c'était la lumière du soleil perçant les brumes de leur tabagie, et un sourire de femme comme un baume sur leurs cœurs endurcis. Us se sentaient des héros, lame ferme et l'esprit agile et les mots leur venaient tout seuls pour décrire les contrées qu'ils avaient parcourues ou exposer leur point de vue.
Romain de L'Aubignière parla de la Vallée Sacrée des Iroquois, de la lumière rosé qui baigne les coteaux où s'alignent les longues maisons d'écorces aux toits arrondis, de l'odeur du maïs vert – « ...Rares sont ceux qui reviennent vivants de cette vallée... Rares sont ceux qui reviennent avec tous leurs doigts... »
– Moi, dit Perrot en étalant ses mains ouvertes.
– Toi, tu es considéré par eux comme un magicien. Tu as dû faire alliance avec le diable, mon ami, pour t'en sortir...
– N'est-ce pas étrange que le seul nom de Français jette les Iroquois dans des transes de fureur démentielle et n'est-ce pas la preuve que les génies du mal les habitent plus particulièrement, émit un des coureurs de bois nommé Aubertin. Ils semblent surtout craindre dans les Français la puissance de la religion qu'ils apportent. Voyez comme ils ont traité nos missionnaires !... Nous ne pouvons jamais nous vanter d'être à l'abri de leurs coups, même pas l'hiver. N'est-ce pas en plein mois de février qu'ils ont assailli vos seigneuries, à toi Maudreuil et à toi L'Aubignière ? Scalpé vos parents et vos serviteurs, mis le feu à vos domaines ? Et ceux qui restaient blessés sont morts de froid...
– Oui, c'est bien ainsi que les choses se sont passées, dit Éliacin de Maudreuil.
Ses yeux bleus brillèrent d'un feu sombre et l'on aurait dit que la couleur y stagnait comme du plomb fondu.
– C'est Swanissit qui a fait cela, avec ses Sénécas, et il n'a guère cessé de courir depuis, semant la terreur partout. Je ne le laisserai pas aujourd'hui rentrer dans sa tanière que je n'aie sa chevelure.
– Et moi, j'aurai la chevelure d'Outtaké, dit Romain de L'Aubignière.
Mopountook leva la main et se dressa pour parler. On l'écouta dans un silence religieux. Les Blancs présents avaient appris des sauvages à ne pas se couper la parole et à s'écouter mutuellement avec respect. Chacun ici paraissait comprendre le discours du chef des Métallaks. Loménie, devinant la curiosité d'Angélique, se pencha vers elle et lui murmura la harangue du Sagamore.
– L'Iroquois est là autour de nous. Il rôde comme un coyotte affamé. Il veut la destruction des enfants de l'Aurore. Nous l'avons rencontré au bord de nos territoires. Il nous annonçait la guerre. Mais la femme blanche n'a pas craint de l'affronter et l'a précipité dans les eaux. Et maintenant l'Iroquois a perdu sa force. Il le sait. Il va demander la paix.
– Dieu t'entende, répondit Perrot.
– Encore cette histoire de tortue !... dit Angélique à Loménie. Sur le moment j'ai eu peur, je l'avoue. Mais j'étais loin de donner à cet accident une portée aussi mystique. Cela a-t-il vraiment tant d'importance ?
Elle but une gorgée d'eau-de-vie et huma dans le fond du verre un parfum de marc de pommes. Loménie l'observait en souriant.
– Je crois que vous commencez à vous rassurer, dit-il. Vous en êtes au stade où les histoires d'épouvante quotidienne ne vous font pas plus d'effet que les derniers ragots du voisinage. Vous verrez, on s'habitue très vite.
– C'est peut-être grâce à cette généreuse eau-de-vie, et aussi grâce au soutien de votre gentillesse pour moi, fit-elle en lui glissant un regard affectueux. Vous savez si bien vous y prendre avec les femmes... Oh ! ne vous méprenez pas. Je veux dire que vous avez une façon à vous, rare chez un homme de guerre, de leur inspirer confiance, de les rassurer, de leur donner l'impression qu'elles existent. Où avez-vous acquis ces talents, monsieur de Loménie ?
– Eh bien, fit le comte sans se déconcerter, je pense que c'est durant les années pendant lesquelles je me suis trouvé au service de M. de Maisonneuve.
Et il raconta comment il était arrivé au Canada lorsque ce courageux gentilhomme était venu fonder Ville-Marie en l'île de Montréal. Alors des couples arrivaient de France ou des filles du roi qu'on envoyait ici pour se marier avec les colons. Lui, Loménie, était chargé d'aller les accueillir au bord du fleuve Saint-Laurent, de les guider et de les encourager dans leur existence nouvelle, combien déconcertante.
– Nous vivions alors en butte aux attaques incessantes des Iroquois et il n'y avait pas homme qui ne risquât de se faire enlever la chevelure dès le seuil de sa propre maison. Les colons moissonnaient leur fusil à portée de la main. Les filles du roi qu'on nous envoyait étaient pour la plupart gentilles, accortes et de bonnes mœurs, mais peu avisées dans la tenue d'une maison ou des travaux des champs. Mlle Bourgoys et moi nous étions chargés de faire leur instruction.
– Qui était cette demoiselle Bourgoys ?
– Une sainte fille venue de France à seule fin d'instruire les enfants des colons.
– Seule ?
– Seule tout d'abord, sous la protection de M. de Maisonneuve. Notre gouverneur ne jugeait pas possible à l'époque d'amener en un poste si avancé un ordre de religieuses. Nous vivions le plus souvent tous rassemblés dans le fort. Mlle Bourgoys soignait les blessés, lavait le linge, apprenait aux femmes à tricoter et s'occupait d'apaiser les petites querelles.
– J'aimerais connaître cette femme, dit Angélique. Est-elle encore au Canada ?
– Certes ! Au cours des années, elle s'est trouvé des compagnes pour l'aider dans sa tâche et elle est maintenant à la tête d'une petite congrégation qui instruit plus d'une centaine d'enfants à Ville-Marie, et aussi dans les villages éloignés aux environs de Québec et à Trois-Rivières. Pour ma part, Montréal pouvant vivre maintenant de ses seules forces et M. de Maisonneuve ayant été rappelé en France, j'ai repris du service sous les ordres de M. de Castel-Morgeat, gouverneur militaire de la Nouvelle-France. Mais je ne suis pas près d'oublier le temps où je me travestissais en maître-queux pour enseigner aux petites Françaises nouvellement débarquées des recettes culinaires capables de retenir leur mari au foyer.
Angélique riait en imaginant l'officier ceint d'un tablier bleu et inculquant les rudiments de la cuisine familiale à quelque goton de village, ou orpheline de l'hôpital général dont l'Administration s'était généreusement débarrassée en l'envoyant se marier au delà des mers.
– Cela devait être merveilleux de vivre en votre compagnie, d'être accueilli par vous. Toutes ces femmes devaient être folles de vous ?...
– Non, je ne crois pas, dit Loménie.
– Vous m'étonnez. Vous êtes si charmant !...
Loménie riait, se rendant compte qu'elle commençait à être un peu ivre.
– Cela ne faisait pas des drames passionnels ? interrogea Angélique.
– Non, je vous assure, madame. Voyez-vous, nous, nous étions une très pieuse assemblée aux mœurs rigoureuses. Sans cela, nous n'aurions pu nous maintenir ainsi aux avant-postes de la chrétienté. Moi-même je suis un religieux, j'appartiens à l'ordre des Chevaliers de Malte. Angélique ouvrit la bouche avec stupeur.
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