– Ce n'est rien, dit sa mère.
Elle avait parlé à voix basse. Il y avait des écureuils là-haut qui les suivaient du regard. Cela faisait déjà près d'une heure que l'on marchait à plat parmi les colonnades grises des pins.
Le terrain commença à s'incliner doucement vers la vallée, entraînant les pins puis les sapins dans sa course et à mesure que l'on glissait sur la pente, y mêlant à nouveau les bouleaux et les trembles aux feuilles encore presque vertes, puis les ormes déjà mordorés, les chênes bourrus noués de feuilles énormes brunes ou lie-de-vin, enfin toute la symphonie des érables, une espèce qu'Angélique n'avait jamais encore rencontrée en si grande profusion. C'étaient eux qui donnaient à l'automne ses plus belles teintes, du miel à l'or bruni, en passant par l'écarlate.
Un peu avant de plonger dans un sous-bois tendu de pourpre, l'on découvrit sur la gauche un horizon immense bordé de sombres montagnes. C'étaient les premières que l'on apercevait car, jusqu'ici, bien que l'on parût sans cesse descendre et remonter, les voyageurs n'avaient parcouru, depuis la mer, qu'une vaste pénéplaine, creusée de failles brusques par les cours d'eau et les lacs.
Ces montagnes ne paraissaient pas très élevées mais nombreuses et interminables, se déroulant à l'infini avec des mouvements doux et prolongés, en superposant les bleus et les gris, pour se fondre très au loin, sous le moutonnement d'une masse nuageuse à leur ressemblance qui encombrait le fond du ciel.
À leurs pieds, au premier plan, une vallée s'épandait, rosâtre sous des brumes légères. Elle était vaste, calme et sereine. Et déserte à en mourir.
Ce panorama entrevu, et qui lui donnait brusquement l'échelle du monde où elle se trouvait, saisit Angélique. Elle en fut oppressée. C'était comme la découverte, après beaucoup d'illusions, des véritables dimensions d'une tâche quasi irréalisable. Elle se demandait si elle avait jamais vécu ailleurs, si elle avait jamais pu se trouver dans une foule, parmi d'autres femmes, à la Cour, à Versailles, s'il était possible qu'il y eût, par le monde, des villes grouillantes d'humains et de cris, des peuples entassés, des nations débordantes et agitées. Cela ne paraissait pas concevable. On était aux premiers jours du monde, dans l'orgueil de la matière muette : eaux, terre, rocs, marécages et nuages, feuilles et ciel. Et pour elle, tout s'était tu. Le rideau était retombé sur la bruyante comédie du passé, où elle avait mené son destin fulgurant et solitaire, de jeune femme belle, convoitée, menacée. C'était comme un rideau rouge de théâtre qui était retombé et derrière lequel elle entendait des rires, des ricanements, des caquetages.
Angélique tressaillit, se redressa sur sa selle, avec une impression douloureuse : « J'ai failli m'endormir, c'est stupide, j'aurais pu me rompre les côtes et entraîner Honorine. »
– Tu n'as pas mal, Honorine, ma chérie ?
– Non, maman.
– C'est tout ce rouge aussi...
La colonne avançait en plein écarlate, à travers une forêt d'érables que l'automne rendait parfaitement rouges, de la cime au pied, car les feuilles tombées formaient déjà un épais tapis. À peine distinguait-on, dans la masse du feuillage, les troncs noirs et les branches soutenant toute cette panoplie. La lumière en la traversant avait les incandescences du feu de forge, des luminosités de vitrail. Trois pies noir et blanc, effrontées, délirantes, sautaient de branche en branche, en caquetant à grand fracas.
– Ah ! ce n'est que cela... J'avais cru pourtant entendre Mme de Montespan.
Angélique se mit à rire doucement. Mme de Montespan, sa rivale de Versailles, était loin et son évocation pouvait, en effet, participer à celle d'un cauchemar pittoresque. Cela n'avait pas plus de consistance que l'écorce vide d'un fruit qu'on écraserait entre deux doigts. La Cour, l'amour du roi Louis XIV pour elle, Angélique. Le rideau était retombé. Tout était derrière elle. Voilà ce qu'elle ressentait. Et, devant elle, il y avait le désert et cet homme retrouvé. Un commencement en toutes choses.
Elle avait éprouvé quelque chose d'analogue jadis, quand elle traversait les solitudes du Maghreb avec Colin Paturel. Une décantation de tout l'être, une rupture d'avec soi-même. Mais ce n'était pas la même chose car alors elle fuyait le désert et Colin Paturel ne faisait que croiser sa route. Tandis qu'aujourd'hui le désert à traverser ne finirait jamais d'être traversé et elle était liée à l'homme qu'elle aimait.
Elle était avec lui.
Et cette pensée autour d'elle et en elle la transperçait subitement de sensations contraires, celle d'une paix et d'un bonheur ineffables, puis celle d'un effroi glacé et brusque comme la soudaine apparition d'un gouffre ouvert sous ses pas. De sorte quelle était comme secouée de frissons de fièvre qui la laissaient brisée intérieurement. L'effroi venait de ces mots qu'elle prononçait sans en avoir conscience, comme de se dire qu'elle était « liée » ou que le désert ne finirait jamais d'être traversé. Elle regardait ses mains tenant les rênes du cheval et les reconnaissait. Elles étaient fines et longues, et bien des hommes les avaient baisées sans deviner la vigueur qu'elles cachaient. C'était cette vigueur exercée au cours des années qui lui permettait aujourd'hui de manier des armes pesantes, de brasser la pâte ou de tordre le linge dans les durs travaux ménagers, de monter un cheval ombrageux. Elles étaient nettes, bien à elle, sans une bague, sans un anneau. Ses mains !
Angélique avait confiance en ses mains, elles étaient ses meilleures alliées. Mais, pour le reste, elle se sentait lasse, par moments. Une faiblesse enfantine. Le cœur et l'esprit en déroute, une sensibilité à fleur de peau, les larmes proches du rire, en désarroi pour un mot, en joie pour un autre, l'incertitude, la perplexité, et cette oppression qui montait en elle, sans nom et sans objet, et l'envahissait comme là-bas les nuages entassés au-dessus des vallées commençaient insidieusement à s'enfler et à envahir un ciel pur.
Tout avait été trop vite. Maintenant tout allait trop lentement. Trop rapide, trop fulgurante la joie de ce matin où il lui avait pris la main devant tous en disant : « Je vous présente ma femme, la comtesse de Peyrac. » Trop éblouissante, douloureuse comme l'éclair qui frappe, celle du moment où elle avait aperçu ses fils vivants et réalisé leur présence.
Trop violente, trop émouvante la joie des nuits où son corps à elle, ressuscité, retrouvait l'élan du désir.
C'était comme un tourbillon qui l'avait saisie, violentée. Le fer rouge de la joie, du bonheur, la marquant, la traversant, mais sans qu'elle pût encore s'arracher à tout ce qu'elle avait été trop longtemps, cette autre elle-même difficilement enfantée de la douleur, la femme marquée par le sceau du roi, la Révoltée. De sorte que, parfois, elle se retrouvait veuve et solitaire, avec des réflexes anciens et irraisonnés.
C'était à ces moments-là que la réalité la frappait comme une balle, et la laissait en état de choc et de stupeur.
– Mais, c'est vrai. Il est là. Je suis avec lui.
La joie et la peur se mêlaient. Il lui semblait défaillir.
À ces prises de conscience brûlantes ou glacées.
Angélique préférait finalement l'atonie de la pensée, cet engourdissement que favorisait la marche lente et laborieuse du cheval. Il n'y avait pas à proprement parler de passages dangereux dans ce voyage, mais tout était insolite. L'attention demeurait en alerte. Mais la réflexion sommeillait, vague et comme refusant de concevoir quoi que ce soit au delà de cette piste étroite, de ses méandres et de ses ressauts, de ses signes et de ses odeurs, refusant surtout d'imaginer plus loin que des marques tangibles et immédiates, cailloux, feuilles, herbes à franchir, à écarter. Ce qu'il pouvait y avoir autour... C'est-à-dire, rien, rien, rien, à perte de vue, le silence et la terre morte dans un linceul de feuilles bruissantes.
« Pourtant j'ai toujours eu trop d'imagination se disait Angélique. Je rêvais... Je m'installais dans des images, je m'y complaisais si bien que j'avais peine ensuite à me replacer dans une réalité différente... et souvent décevante. Si je commence à m'imaginer que derrière ces masses d'arbres interminables il y a un monstrueux désert hostile, je vais m'user à l'avance... Autant attendre de SAVOIR ce que signifie réellement ce pays et ne pas penser. Oh ! ce rouge !... murmurait-elle en secouant la tête. Peut-on rêver de pareilles splendeurs ? Peut-on seulement les voir en songe ? » se disait-elle, soudain exaltée et attirée hors d'elle-même par un sentiment d'admiration impulsif qui la plongeait dans une délectation quasi surnaturelle, les yeux ouverts, se gorgeant de ce ruissellement de couleurs, où la lumière et l'ombre rivalisaient pour donner aux moindres nuances leur éclat de joyaux. Le rouge, le safran et le rosé se drapaient sur l'arrière-fond bronzé des sous-bois emmêlés de ronces noir et rouille d'où s'exhalait une haleine tiède au parfum de mûres et de miel. Angélique crut voir bouger quelque chose le long d'un tronc proche et découvrit deux oursons noirs qui grimpaient, accrochés de leurs quatre pattes griffues à l'écorce, et qui tournaient à l'apparition du cheval leurs museaux curieux, à la fois délurés et pleins de candeur. Elle faillit réveiller Honorine pour les lui montrer ; tant ils étaient drôles. Mais elle réfléchit que la mère ourse n'était peut-être pas loin. Elle constata dans la poche de la selle la présence des pistolets que Joffrey lui avait remis. Assez loin derrière elle, le cheval de maître Jonas débouchait sous une double ogive incarnate. Comme ployé sous le poids, de ces feuillages incandescents, le dos de l'horloger rochelais s'arrondissait. Il devait, lui aussi, sommeiller à demi. Angélique surveilla la façon dont il s'engageait à travers le chemin de feuilles mortes. Si la mère ourse se remuait là-bas dans les taillis, les chevaux ne manqueraient pas de s'effrayer. Mais il ne se passa rien. Maître Jonas et son cheval défilèrent sous le nez des petits oursons, prodigieusement intéressés, et qui suivirent longtemps de leurs yeux vifs cet animal apocalyptique dont le bas, à quatre pattes, ressemblait à celui de l'élan et dont le haut, surmonté d'une sorte de cône noir – les oursons ne savaient pas que cela s'appelait un chapeau – laissait échapper un ronflement sonore. Maître Jonas et sa femme avaient demandé au comte de Peyrac de se joindre à son expédition plutôt que de rester à Gouldsboro. Avec leur nièce Elvire, la veuve du boulanger et ses deux jeunes enfants, ils représentaient le contingent huguenot de la caravane, c'est-à-dire les relations personnelles d'Angélique. Les autres parmi lesquels il y avait des Italiens, des Allemands, des Anglais, peut-être des Écossais, elle les connaissait mal encore et même ne les distinguait pas entre eux. Elle se reprochait cette confusion qui ne lui était pas habituelle car elle avait toujours eu une certaine curiosité de ses semblables qui la poussait à faire rapidement connaissance. Mais c'étaient les « hommes » de Peyrac, pas les siens, et vis-à-vis d'elle chacun restait encore dans l'expectative.
Seul, continuait à se détacher du lot, le coureur de bois canadien Nicolas Perrot, plus que jamais omnipotent et indispensable qui avait le don de surgir au moment opportun pour lui rendre service. Il allait à pied, de préférence, du pas infatigable et silencieux des Indiens, son fusil, crosse en l'air, contre l'épaule. Il passait souvent, en avant, pour préparer la piste et le campement du soir. Angélique avait l'impression que ce garçon à la fois paisible et mystérieux pourrait lui rendre accessible tout ce qui l'effrayait, mais sans doute aurait-il été fort étonné d'apprendre les pensées de la jeune femme car tout ce qui entourait Nicolas était familier à ce Canadien : un arbre était un arbre, rouge ou non qu'importe, une rivière était une rivière, un Indien un Indien, l'important était de déterminer très rapidement s'il s'agissait d'un ami ou d'un ennemi. Un ami était un ami, un ennemi était un ennemi, un scalp était un scalp, une halte autour d'un calumet bourré de tabac, la plus excellente chose du monde, une flèche dans le cœur, la plus désagréable.
C'est en cela qu'il était simple et son mystère ne lui venait que de cette connaissance qu'il avait de choses étranges et inusitées. Il n'en était pas conscient. Angélique regretta qu'il ne fût pas dans les parages. Elle lui aurait demandé le nom des plantes aperçues le long de la piste. Certaines lui étaient connues, d'autres pas. Elle lui aurait demandé comment on pouvait envisager de nourrir des chevaux dans un pays où il n'y avait pas de prairies, pas de clairières et où le sous-bois n'était que taillis, feuilles mortes et branches tombées, sans herbe. Elle devinait que cette question des chevaux le tracassait. Il lui avait déjà expliqué longuement que, dans ces régions, les seules voies de pénétration étaient les rivières, et les seuls moyens de transport, les petits canoës indiens en écorce de bouleau que l'on peut charger sur sa tête au passage des rapides, pour les remettre ensuite en eaux calmes, un peu plus loin. « Mais évidemment, avec des chevaux et des femmes !... » disait-il en hochant la tête.
"Angélique et le Nouveau Monde Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1" друзьям в соцсетях.