Il la tourna vers lui en riant, la serra contre son torse dur, et doucement sa main commença de caresser son épaule, sa nuque penchée, ses formes pleines qui tendaient un peu le corsage, là, sous le bras.

– L'Iroquois ne viendra pas cette nuit, mon amour... Et le Français va dormir. Il a bu, chanté, festoyé. À demain les projets de massacre... Une nuit ! Qu'importe le lendemain si une nuit nous est encore donnée... Une nuit, c'est toute une vie !...

Il releva son menton entre ses doigts et baisa inlassablement ses lèvres offertes. Puis il cacha la belle tête altière contre son épaule et, de nouveau, il étreignit Angélique jusqu'à la briser.

– Nous sommes des êtres neufs, chérie. Le monde qui nous observe l'est aussi. Autrefois, dans nos vieux palais, nous nous figurions libres. Cependant, tous nos gestes étaient sanctionnés par mille yeux impitoyables, ceux d'une société mesquine et jalouse, à bout de course. Il n'était pas facile, même avec des idées neuves, de se différencier des autres dans le Vieux Monde. Ici, c'est autre chose...

Tout bas, les lèvres dans ses cheveux, il ajouta :

– Et même si nous devions mourir, même demain, même affreusement, au moins ce serait ensemble et non plus pour de stériles et stupides servitudes.

Elle sentait sa main sur ses hanches, à travers l'étoffe de la robe, et puis tout à coup elle la sentait, glissant plus haut sur sa poitrine dénudée, elle voyait les étoiles partout. Oui, il avait raison... Rien n'avait plus d'importance... Même s'ils devaient mourir demain, même affreusement... Elle était sa chose, soumise à sa force d'homme. Il avait dégrafé sa robe, rabattait le haut de sa chemise sur ses bras.

– Laissez-moi faire, ma toute belle. Il faut pouvoir respirer librement quand on a le cœur serré par la peur du Français ou de l'Iroquois. N'êtes-vous pas mieux ainsi ?... Laissez-moi donc faire... Il y a longtemps que je n'ai pas eu le plaisir de délacer ces compliqués ajustements d'Europe. En Orient, les femmes s'offrent sans faire aucun mystère pour l'homme.

– Ah ! Ne me parlez plus de vos odalisques.

– Pourtant vous ne pourrez que gagner à la comparaison...

– C'est possible ! Mais je les déteste.

– J'adore quand vous êtes jalouse, fit-il en la renversant contre le lit rustique.

Et comme elle, tout à l'heure, il songeait dans un éclair : « Heureusement que nos corps s'entendent ! »

Chapitre 14

Dans la nuit close de la couche où leurs corps rassasiés reposent, elle a fait un rêve. L'Iroquois aperçu ce soir surgissait de la forêt et la fixait de ses yeux cruels. Le jour avait remplacé le crépuscule et le soleil transformait en cuirasse d'or vif sa poitrine huileuse. Son visage était frappé de lumière et la touffe du scalp, dressée dans le vent, emmêlée de plumes, ressemblait à l'aigrette d'un oiseau étrange. Il se dressait au-dessus délie, brandissant un tomahawk pour lui briser la tête. Il la frappait avec fureur, mais elle ne sentait rien. Soudain elle voyait dans sa propre main le poignard que lui avait donné la Polak, son amie de la Cour des Miracles, lorsqu'elle vivait parmi les brigands. « Je sais m'en servir », se souvint-elle. Et elle frappa à son tour, vif et net. Et l'Iroquois disparaissait, comme un nuage qui s'évapore. Elle s'est tellement agitée que l'homme étendu à ses côtés s'est éveillé.

– Qu'y a-t-il, bien-aimée ?

– Je l'ai tué, murmure-t-elle.

Et elle retombe dans son sommeil.

Il a battu le briquet, il a allumé la chandelle posée sur une planchette au-dessus du lit. Pour se défendre du froid de la nuit, ils ont tiré autour d'eux les rideaux de toile de l'alcôve. Dans l'épaisse nuit où se forme au-dessus du petit poste perdu un voile froid de brumes présageant l'hiver, ils sont seuls et c'est comme s'ils étaient seuls au monde. Joffrey de Peyrac, à demi soulevé sur un coude, approche un peu de lumière pour examiner sa femme endormie.

Elle semble retombée dans l'obscurité d'un sommeil paisible. Sa main tendue est retombée. Les lèvres qui tout à l'heure ont murmuré « Je l'ai tué » sont à demi entrouvertes sur un souffle léger. Dans le creux du grossier matelas de mousse et d'herbes sèches, son corps prend une ampleur nouvelle. Étendue près de lui, dans l'abandon de sa nudité superbe, elle a des reins plus opulents, les seins plus lourds, une beauté marmoréenne que sa vivacité d'allure, le jour venu, dérobe.

Déesse aux courbes fécondes, elle dort. Et son visage lisse garde ses secrets. Rien ne subsiste des expressions qui peuvent y naître, subites comme des flammes, des lueurs affleurant à la surface et pour un instant révélant l'âme secrète d'Angélique. Des sentiments multiples et surprenants : la haine, par exemple, comme lorsqu'elle se redressait ce tantôt, le mousquet fumant à la main, et qu'il avait vu saillir sa mâchoire délicate, tandis qu'elle murmurait comme une incantation entre ses dents serrées : « Tue ! tue !... »

Et la séduction, ce soir, lorsqu'elle riait parmi ses hommes ; au festin, muet et apparemment détaché d'elle, il a laissé la jalousie saigner dans son cœur, désireux de tout savoir d'elle, car il n'a jamais refusé la lumière de la vérité. Ne vaudrait-il pas mieux être un peu aveugle quand l'amour s'est infiltré en vous avec une si profonde exigence ? Pour lui, que désire-t-il de plus que tout ce qu'il possède aujourd'hui ? Rien. Il a tout. Le danger, la lutte, la conquête et la réussite, et chaque nuit ce corps de femme pour lui seul, dans son exubérance charnelle.

Un des bras d'Angélique, à demi rejeté en arrière, est comme une souple tige pâle ouverte sur le calice sombre, odorant de l'aisselle.

Quoi souhaiter de plus pour lui ? Le bonheur ? Le bonheur, mais c'est cela ! Il a tout reçu sur terre. Mais elle ? Qui est-elle ? Quelle innocence ou quelles ruses cache cette enveloppe où tout le charme de la féminité semble s'être réfugié ? Quelles plaies ouvertes se dissimulent encore derrière la sérénité de ce visage ?

La main de Peyrac effleure la joue immobile, la chair douce. Si d'une même caresse il pouvait atteindre son esprit inquiet, la meurtrissure des blessures qu'il soupçonne s'apaiserait. Il la guérirait. Mais elle se livre peu. Et quand elle dort, elle s'éloigne encore plus. Elle est seule. C'est comme si un rideau s'ouvrait sur ces quinze années d'absence, et la révélait, telle qu'elle fut, fragile et passionnée, entraînée par le tourbillon d'une vie brisée. Il commence à comprendre la véracité de ses protestations : « Loin de vous je n'ai pas vécu, mais seulement survécu... »

Des aventures pour tromper sa faim, pour se défendre... Malgré les sollicitations multiples dont elle était l'objet et les propres emballements de son cœur, les longues périodes de continence que lui imposait sa vie de femme sans époux en avaient fait une femme au corps solitaire et souvent frustré.

Le farouche éloignement qu'elle a éprouvé durant ces dernières années pour les manifestations physiques de l'amour l'a modelée à son insu, l'a marquée d'un sceau étrange. Tout est à recommencer, à entreprendre. Mais il est l'amant qu'il lui faut. Elle est donc là, à son flanc, femme qui a connu de nombreuses expériences, et pourtant habitée d'une sorte de virginité qui attire, une amazone incorruptible qu'il est d'autant plus doux de parvenir à vaincre... Avec tendresse, presque avec dévotion, il baise sa douce épaule, et comme elle frémit un peu, il s'écarte et enfouit son visage dans ses cheveux dénoués, au parfum de vent et de forêt.

Elle garde sur elle l'odeur des contrées parcourues. Le soleil lui a fait le teint doré et ses attitudes ont pris une langueur primitive. Déjà les pays sauvages l'enrobent de leurs mystères. Que va-t-il se passer entre elle et ces pays sauvages ? Les vraies femmes ne savent pas demeurer en dehors des choses. Elles les pénètrent, s'en enveloppent, les font leurs. Lui, la Méditerranée ne l'a pas atteint, ni l'Océan, ni les Caraïbes. Il passera par l'Amérique du Nord en y imprimant son sceau, mais l'Amérique ne le marquera pas... ou à peine... Tandis qu'elle ?... que se passera-t-il entre Angélique et le Nouveau Monde ?

– Dors, mon mystérieux amour. Dors ! je ne te quitterai pas. Je resterai auprès de toi pour te défendre...

*****

Un oiseau nocturne hulule au-dehors, lance à plusieurs reprises son cri velouté et lugubre. Des chiens lui répondent et l'on entend les Indiens s'interpeller autour de wigwams d'écorces. Puis le silence retombe.

Joffrey de Peyrac s'est dressé. Ses armes sont prêtes à son chevet, un pistolet chargé sur la table, un mousquet contre le pied du lit.

Puis il s'allonge à nouveau, tend le bras vers sa femme endormie et l'attire contre son cœur. Une nuit, c'est toute une vie.

Dans la nuit gelée, là-haut sur la colline, au sein de la forêt ténébreuse, les Iroquois nus et seuls guettent et observent le fort et leurs yeux de chat brillent entre les branches.

Chapitre 15

Le jour se leva et la veille semblait loin. Cette journée d'automne, aux sources du Kennebec, qui eût pu retentir de l'écho de mousquets fratricides entre des hommes de race blanche et de même langue, s'était achevée dans la paix.

Ce matin, aux alentours du petit poste, la fumée s'élevait de tous les abris d'écorces et dessinait des arabesques d'un blanc pur sur le ciel bleu. Avec la faculté de résurrection des femmes, Angélique se réveillait heureuse, ses appréhensions envolées. Près d'elle, la couche où elle avait reposé gardait la forme d'un corps aimé et lui rappelait ces moments d'oubli, de vie intense qu'il lui avait dispensés. Et c'était comme un rêve miraculeux, et sa main caressait la place vide à ses côtés pour se convaincre. Elle pensa qu'il lui fallait s'occuper de la maison et faire préparer un excellent déjeuner. Angélique était une errante. Depuis Toulouse, la vie l'avait chassée de tant de lieux qu'elle avait pris l'habitude de se sentir chez elle partout. Peu de choses lui suffisaient pour recréer le climat d'intimité qui lui était nécessaire : un bon feu, de la chaleur, quelques objets dans un sac, quelques vêtements confortables, et pour Honorine, sa boîte à trésors. Elle avait aimé ses demeures successives. Elle ne s'était attachée à aucune. La petite loge de la rue des Francs-Bourgeois, où elle avait vécu avec ses deux petits garçons, lui laissait meilleur souvenir que l'hôtel du Beautreillis, où elle donnait de si belles réceptions. Son appartement de Versailles ne valait pas, en souvenirs heureux, l'âtre de La Rochelle, sous l'auvent duquel, le soir avec la vieille Rébecca, elle « grattait » un crabe cuit sur les braises, ou même l'étable de l'abbaye de Nieul, où elle dormait près de son enfant dans la paix surnaturelle des chants d'église. Pourtant, depuis qu'elle avait retrouvé son mari et ses fils, une nostalgie lui était venue d'avoir enfin une maison à elle, où elle les accueillerait et les entourerait de soins. L'élan naturel qui porte les femmes à bâtir et rebâtir sans cesse le nid détruit n'était pas mort en elle. Aussi, ce matin, avait-elle toutes sortes de projets en tête, qu'elle était décidée à réaliser, même sans attendre le départ des Français.

Elle trouva dans la salle voisine les Jonas penchés sur les interstices de la petite fenêtre afin d'examiner la cour du poste.

– Dame Angélique, nous ne sommes point tranquilles, lui dirent-ils en baissant la voix et en jetant autour d'eux un regard circulaire comme s'ils s'attendaient à voir surgir le diable du plancher. Il paraît qu'il est venu un missionnaire dire la messe pour les militaires français... Un jésuite...

Ils prononcèrent ce dernier mot avec des yeux si exorbités qu'Angélique se retint de ne pas sourire.

Il y avait un drame dans la vie de ces gens-là. Huguenots de La Rochelle, ils avaient des années auparavant vu un certain matin leurs deux petits garçons âgés de sept et huit ans partir pour l'école, et ceux-ci n'étaient jamais revenus. On avait su que les deux enfants protestants ayant commis l'imprudence de s'arrêter sur le passage d'une procession catholique pour contempler avec curiosité les chasubles brodées et les ostensoirs d'or, des bonnes âmes s'étaient avisées de leur désir certain de conversion manifesté par cet intérêt et les avaient conduits aux jésuites. Une charrette d'enfants protestants, enlevés à la garde de leurs parents, quittait précisément la ville. On y avait fait monter les deux garçonnets. Toute démarche pour les retrouver, ou même savoir ce qu'ils étaient devenus, était demeurée vaine. Il fallait comprendre leur effroi aujourd'hui. Elle-même, Angélique, avait partagé les dangers sans nombre éprouvés par les Huguenots français, obligés de fuir un royaume où la persécution à leur endroit s'aggravait chaque jour, mais elle était catholique, elle avait été élevée au couvent, et l'un de ses frères, Raymond, appartenait à la Compagnie de Jésus.