– Ce sera difficile, murmura Elvire qui se relevait.

Angélique était allée chercher une portion de ragoût, et Joffrey de Peyrac la présenta à l'Iroquois ainsi qu'une tresse de tabac en signe d'hospitalité. Mais le sauvage s'écarta avec des gestes de dénégation véhémente.

– Il dit qu'il ne veut ni manger ni fumer avant que nous ayons fait connaître nos décisions au Grand Conseil des Cinq Nations.

L'Iroquois alla s'accroupir devant l'âtre. Il rassemblait les braises que sa chute avait dispersées, jetait dessus du petit bois. Puis il prit à sa ceinture une bourse contenant un peu de farine jaunâtre et très fine. Après en avoir fait tomber une certaine quantité dans le creux de sa main, il jeta un mot en tendant la main dans la direction de Nicolas Perrot.

– De l'eau, dit celui-ci.

Dans un coin il y avait une cruche d'eau fraîche. Angélique la tendit à Perrot qui en versa quelques gouttes dans la main du sauvage.

De l'index, celui-ci mêla eau et farine. Cela donna une pâte translucide, de peu appétissant aspect, qu'il avala par petites bouchées. Ce frugal repas achevé, il rota, s'essuya les mains à ses mocassins et commença à parler.

Nicolas Perrot, accroupi dans la même position, en face de lui, l'écoutait avec une patience amicale, sans laisser paraître aucun de ses sentiments et traduisait ensuite scrupuleusement. Joffrey de Peyrac se tenait sur un escabeau, entre eux deux. Angélique s'était assise sur le lit, dans l'ombre. Voici les paroles que Tahoutaguète, sans paraître songer aux dangers qui pesaient sur lui, seul Iroquois, ayant pénétré au cœur du camp ennemi, apporta à celui qu'ils avaient surnommé Tekonderoga, c'est-à-dire l'Homme du Tonnerre.

– Il y a dix lunes, toi, Tekonderoga, que nous appelons l'Homme du Tonnerre parce qu'il paraît que tu peux faire exploser les montagnes, tu nous as envoyé des présents et deux colliers de Wampum. Il n'a échappé à personne que ces porcelaines étaient d'une valeur inestimable, de celles que l'on échange entre grandes nations, pour les grands traités seulement. Aussi, Swanissit, chef suprême, s'est-il informé de l'homme blanc qui désirait l'alliance des peuples de la Longue Maison au point d'y mettre un prix considérable jamais encore payé.

« Tu m'avais aussi donné ta bague et je parlais pour toi. Et ces autres présents, lui dis-je, étaient-ils à négliger ? De la poudre, des balles, des pièces de drap rouge que ni la pluie ni le soleil ne peuvent faire pâlir, des chaudrons sonnant sous les doigts, d'un métal si noir et si solide que nous n'avons pas voulu les consacrer à la prosaïque nourriture de chaque jour, mais les réserver à nos morts, des haches et des coutelas si étincelants qu'on pouvait y mirer son visage, et enfin une poignée de coquillages si rares que je ne sais sur quel Wampum d'alliance solennelle nous oserions les coudre, et enfin un fusil sans mèche, qui cache son étincelle dans ses entrailles, et dont la crosse est tout incrustée de nacre et que Swanissit porte avec lui depuis, sans qu'il ne l'ait jamais trahi.

« De plus, tu nous promettais une poudre magique pour fertiliser nos plantations et tu nous conviais à venir à Katarunk, ici même, conclure une alliance.

« Ayant vu tout cela, Swanissit a pensé dans son cœur, et il a réuni le Conseil des Mères et aussi celui des Anciens et il leur a dit qu'il fallait accepter de s'entendre avec un Blanc qui n'obéissait ni aux Anglais, ni aux Français, ni aux Robes Noires et qui, de plus, était généreux.

« Car Swanissit est vieux, comme je suis vieux moi-même, et nous savons, tous les deux, que les peuples des Cinq Nations ne sont plus, hélas ! ce qu'ils étaient jadis. Les guerres incessantes nous ont affaiblis et la traite des fourrures qui nous occupe trop fait que nous négligeons nos cultures, de sorte qu'il y a de grandes famines qui nous déciment l'hiver. La jeunesse voudrait toujours être sur le sentier de la guerre pour venger ses morts et ses insultes, mais « Assez de morts, dit Swanissit, sinon le peuple iroquois cessera d'être grand et redouté. Grâce à ce Blanc puissant et providentiel, nous voyons le moyen de reprendre haleine car un jour proche il sera plus fort que les Français de Canada et il réussira l'alliance des peuples dans la paix, ainsi qu'il est prédit et chanté dans notre « saga de Hiawatha ». »

« Voilà ce que disait Swanissit, et une grande partie de la nation l'a compris. Nous sommes donc venus pour te rencontrer, Blanc du Tonnerre, mais qu'avons-nous trouvé à Katarunk ? Nos ennemis qui nous attendaient pour nous achever !

Nicolas Perrot ne se laissa pas impressionner par son indignation peut-être feinte. La délégation à l'Homme du Tonnerre n'avait pas été le seul but du voyage des envoyés iroquois.

– Est-ce que, durant ce voyage vers Katarunk, vous n'avez pas poussé un peu plus loin à l'Est ? demanda Perrot d'un ton innocent.

– Certes, nous avions un petit compte à régler avec les Iroquois de la rivière Saint-Jean.

– Est-ce que vous n'avez pas aussi brûlé quelques villages par là-bas, massacré les habitants ?

– Bah ! À peine quelques-uns de ces putois rouges que les Français adorent tant, mais qui, en fait, ne savent même pas planter dans la terre un épi de maïs et une graine de tournesol, des sauvages et esclaves, quoi !

– Bon ! disons alors qu'au retour de votre campagne de guerre sur la rivière Saint-Jean vous avez décidé de passer par Katarunk pour y rencontrer l'Homme du Tonnerre...

– Mais qu'avons-nous trouvé ? répéta Tahoutaguète avec désespoir et colère. Est-ce toi, Tekonderoga, qui as préparé ce piège pour nous y faire tomber ? Tous nos pires ennemis rassemblés !... Et je ne parle pas seulement de ces traîtres de Hurons et d'Algonquins qui rêvent de nos scalps pour en obtenir un bon prix à Québec. Mais il y a aussi ce Loménie, le colonel, celui qui a promis à son Dieu fou de nous décimer tous avant de mourir, car cela est vrai que rien ne peut l'atteindre, lui, dans les combats, et il y a Pont-Briand qui marche sans bruit sur le sentier de la guerre, un Blanc qu'on n'entend pas venir, bien qu'il soit lourd comme un bison des plaines, et qu'y a-t-il encore avec eux ? Ah ! comment ai-je pu supporter la vue de ces félons ? Trois-Doigts qui fut mon frère aux Onnontagués, et Maudreuil qui fut le fils de Swanissit. Ils sont là, ils parlent de vengeance, eux qui ont agi avec une si grande traîtrise ! Trois-Doigts n'a-t-il pas tué deux de nos frères quand il s'est enfui de notre village, alors que pendant plus d'une année nous avions partagé la même chaudière ? Et Maudreuil, Swanissit l'a eu petit enfant. Il était beau, habile à la chasse, et nos cœurs ont été remplis de tristesse lorsque nous avons dû l'échanger contre deux de nos Principaux que les Français avaient faits prisonniers. Eh bien ! celui-là aussi, Trois-Doigts, il ne se souvient pas des bienfaits reçus de nos mains, ni de la chaleur de notre cabane, mais il est là, aujourd'hui, et il raconte qu'il veut venger la mort de sa famille, de son père, de sa mère, de ses sœurs que Swanissit a tués, jadis. Or ce n'est pas vrai. Swanissit n'a jamais scalpé de ses mains ni une femme, ni un enfant. Et Maudreuil le sait mieux que quiconque. Ce sont les Blancs qui nous ont appris à tuer les femmes et les enfants et qu'y pouvons-nous, nous les Anciens, si nos jeunes guerriers se sont mis à les imiter ? Mais pour moi qui suis vieux, je mourrai aussi dans la tradition de mes pères, sans avoir jamais tué ni une femme ni un enfant.

« Lorsque j'allais à Québec, combien de fois n'ai-je pas entendu moi-même les Français dire : « Fourbe comme un Iroquois » ?... Mais, dis-moi, qui est le plus fourbe de nous ou de ceux qui, comme Maudreuil et Trois-Doigts, trahissent les lois de l'adoption dont ils ont été nantis plutôt que de la mort... Vakia Toutavesa !

Il répéta à plusieurs reprises : « Vakia Toutavesa », ce qui signifie : « Cela me fait frémir et trembler jusqu'aux moelles »...

– Et la Robe Noire Etskon-Honsi qui est à Modesean ? Pour qui est-il venu ? Pour le Sortilège ? et notre envoûtement ? Et Piksarett, le chef des Patsuiketts, l'un de nos pires ennemis, et qui a bien trente chevelures de nos frères accrochées à la porte de son wigwam ? Pour qui est-il venu celui-là ?...

– Les Abénakis ont fait la paix avec les Anglais et avec le Blanc Tekonderoga, dit Perrot.

– Mais pas Piksarett. Piksarett n'est pas un Abénakis comme les autres. Pour un scalp d'Anglais ou d'Iroquois il trahira n'importe quelle paix !... Il n'entend qu'une voix, celle de la Robe Noire. Il proclame que le baptême est bon pour les Abénakis et que c'est ce Dieu des Blancs qui leur donne la victoire... La Robe Noire a tout pouvoir sur lui et la Robe Noire veut la destruction des Iroquois.

– Pourtant la Robe Noire ne commande pas aux armées. C'est le colonel de Loménie qui décide du combat. Or, le colonel veut lui aussi la paix avec Tekonderoga.

– Mais arrivera-t-il à retenir ses amis Abénakis ? Cela fait plusieurs jours que ceux-ci flairent nos traces... Ils ont même capturé Anhisera, le chef des Onéïouts, et l'ont à moitié grillé l'autre soir. Il leur a échappé et a pu nous rejoindre. En ce moment nous vivons dans des trous et n'osons nous approcher de ta demeure, tout empestée par la présence de ces chacals et de ces loups. Est-ce toi, Tekonderoga, qui nous as préparé ce piège ? répéta-t-il d'un ton solennel. Peyrac, par l'intermédiaire de Nicolas Perrot, lui expliqua brièvement que lui-même avait été surpris par l'incursion des Français et qu'il s'efforçait actuellement de les faire repartir chez eux sans dommages.

Contrairement à ce que l'on pouvait craindre, le plénipotentiaire iroquois ne parut pas mettre sa parole en doute, mais resta soucieux. Il avait déjà pressenti la vérité. La situation n'en demeurait pas moins grave pour eux.

– Sur l'autre rive nous leur échapperions plus facilement. Mais maintenant nous ne pouvons plus franchir le fleuve. Il y a trop de monde qui rôde entre Katarunk et Modesean. Nous sommes traqués dans la forêt. Crois-tu que nous puissions plus longtemps échapper à ces chiens qui sont sur nos pas ?... Tekonderoga, si tu es vraiment puissant, garantis-nous le passage du Kennebec... garantis-nous contre ces coyotes...

– Je pense pouvoir obtenir cela du colonel de Loménie, dit Peyrac. Vous n'avez commis aucun acte répréhensible dans les parages ?

– C'est toi seul que nous venions voir.

– Patientez encore jusqu'à après-demain. Les alliés des Français commencent à s'embarquer pour remonter vers le Nord. Beaucoup se seront alors éloignés et vous pourrez vous présenter en délégation de paix devant Katarunk.

Le visage de Tahoutaguète qui ressemblait à un gros tubercule terreux se plissa sous le fait de la réflexion. Puis il se redressa.

– Je crois que cela peut aller ainsi, dit-il. Si nos propositions de paix sont rejetées et que nous ne puissions passer le fleuve, au moins nos ennemis à combattre auront-ils diminué en nombre. Tu dis que les tribus repartent vers le Nord ?...

– Du moins, nous nous emploierons à hâter ce départ plus encore, dit Perrot.

– Maintenant le plus dur pour moi reste à faire, dit l'Indien. Convaincre Outtaké, le chef des Mohawks, qu'il est nécessaire de faire la paix avec toi. Tu sais qu'il faut l'accord de chacun des chefs de nos Cinq Nations pour qu'une action puisse être entreprise. Or, Outtaké ne veut rien entendre. Il dit que des Blancs on ne peut attendre que trahison et qu'il n'y a pas de Blanc qui puisse faire exception. Il est pour la guerre et pour la guerre seule. Il veut se jeter avec ses guerriers sur les Patsuiketts, tandis que nous attaquerions ici.

– Folie, tu le sais, toi, Tahoutaguète, et Swanissit le sait aussi. Ne peut-il convaincre Outtaké ?

– Tu connais Outtaké, dit l'autre d'un ton désabusé, son crâne est encore plus dur que le granit. Et surtout il a dit à Swanissit une chose terrible. Il a dit qu'il avait appris en songe que toi, Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre, tu seras cause de sa propre mort, de la mort de Swanissit, le grand chef des Cinq Nations.

– Moi ? s'écria Peyrac en se levant à demi avec un élan de colère dans la meilleure tradition indienne, m'accuserait-il de traîtrise, ce misérable chef Mohawk que je n'ai jamais vu !

– Comment pourrais-tu être la cause de la mort de Swanissit puisque tu souhaites son alliance ?... C'est ce que Swanissit a répondu à Outtaké. Mais nous sommes troublés car nous n'ignorons pas que Outtaké est en amitié avec l'Esprit des Songes... Nous savons que c'est aussi un grand menteur car il raconte encore qu'il a entendu les Algonquins dire au bivouac que ton épouse avait vaincu le signe de l'Iroquois aux chutes de Moxie, preuve que tu prépares notre perte.