Angélique se glissa un peu en avant et se rapprocha de son mari.

– Que pensez-vous de cet incident ? lui chuchota-t-elle.

– Que ça peut tourner au pire.

– Qu'allons-nous faire ?

– Nous, rien pour le moment. Prendre patience ! C'est ce que nous recommandent ces messieurs les Iroquois.

Il demeurait calme, affichait de se tenir à l'écart de ces négociations qui ne le concernaient pas encore directement. Angélique, comme lui, comprenait qu'il était essentiel de ne pas s'énerver, mais la fièvre montait.

Cramoisi, l'enfant braillait de plus belle, les yeux clos, comme s'il refusait à jamais le sort affreux qu'on lui réservait : quitter les sauvages, revenir parmi ces monstres aux visages pâles !

Ses joues ruisselaient de larmes.

Angélique se sentait prise de pitié pour ce désespoir enfantin. Il fallait faire quelque chose... Elle regagna le fort et vola jusqu'au magasin de vivres. En tâtonnant, elle trouva ce qu'elle cherchait : un pain de sucre blanc dont elle cassa promptement quelques morceaux : puis elle plongea la main dans une caisse de pruneaux, en prit une poignée et revint en toute hâte sur les lieux du drame.

Loménie avait attiré ses lieutenants à l'écart.

– Laissons-les s'éloigner avec cet insupportable moutard et ensuite entrons en campagne pour le reprendre et les réduire à merci.

– Et s'ils le tuaient pour se venger, dit Maudreuil.

– Non, ils y sont trop attachés.

Peyrac intervint.

– Au point où nous en sommes, la rupture des négociations amènerait non seulement les ennuis que nous avons voulu éviter, mais de bien pires encore. Je vous demande de demeurer calmes et de prendre patience.

Angélique se pencha vers Honorine.

– Regarde ce pauvre petit garçon là-bas, qui pleure ; il a peur de toutes ces grandes personnes qu'il ne connaît pas. Va lui porter un morceau de sucre et des pruneaux et ensuite prends-le par la main et amène-le-moi.

On ne faisait jamais appel en vain au bon cœur d'Honorine. Sans aucune crainte, la petite fille s'avança toute droite devant les Iroquois qu'elle considéra avec familiarité. Elle avait l'air d'une petite poupée sortie d'un cadre avec sa robe à gros plis et son tablier de toile verte. Son bonnet vert, d'où s'échappaient ses boucles cuivrées, brillait au soleil. Les pieds étaient chaussés de mocassins, aux revers brodés de perles. D'un grand geste spontané, elle tendit les présents au garçonnet. Swanissit et Outtaké entrèrent aussitôt dans le jeu et s'empressèrent de vanter à leur pupille les merveilles que lui offrait Honorine. Le désespéré consentit à ouvrir les yeux. Il reniflait spasmodiquement en considérant les offrandes. Connaissait-il le sucre blanc ? Il préféra se saisir des pruneaux qui lui étaient plus familiers, mais son regard demeurait fixé sur ce morceau de matière blanche qu'on lui disait comestible. Honorine alors prit l'enfant-sauvage par une main et l'amena à petits pas vers Angélique.

Toutes les nations retinrent leur souffle.

La faible distance parcourue par les pieds enfantins décidait de la paix ou de la guerre. Angélique s'était agenouillée et le regardait s'approcher en retenant tous mouvements qui pût l'effaroucher.

Lorsqu'il fut devant elle, elle lui parla avec douceur.

– C est du sucre ! Pose ta langue dessus. Tu verras.

Il ne comprenait pas, mais le son de cette voix parut lui plaire. Il leva vers elle ses grands yeux d'azur et comme fasciné parut oublier sa peur et jusqu'à l'endroit où il se trouvait. Ce visage de femme blanche, aux cheveux clairs retenus par une coiffe, évoquait-il pour lui celui de la jeune Française qui avait été sa mère et qui était morte scalpée, par une nuit infernale ? On aurait dit qu'il essayait de se souvenir.

Elle continuait de lui parler de façon rassurante. Le vieux Macollet vint à la rescousse. Adoucissant sa voix bourrue, il répéta en iroquois les paroles d'Angélique.

– C'est du sucre. Goûte...

L'enfant alors se décida à poser sa langue sur le morceau de sucre, puis il mordit à pleines dents. Un sourire illumina sa petite frimousse barbouillée et soudain, émerveillé, il éclata d'un rire clair.

Le soulagement fut immense.

La délégation iroquoise se détendit. Tout le monde se rapprocha, coude à coude, et l'on fit cercle autour d'Angélique et des deux enfants.

Angélique avait fait appeler près d'elle les garçons d'Elvire.

– N'avez-vous pas dans vos poches quelque chose qui pourrait l'intéresser ?

Elle avait deviné juste. Toute poche de garçon de sept à dix ans qui se respecte recèle des trésors. Barthélémy y trouva deux billes d'agate, vestige d'une dernière partie disputée sur les pavés de La Rochelle.

Il n'en fallait pas plus pour séduire définitivement le petit. L'encadrant étroitement, le groupe formé par les femmes et les enfants l'entraîna sans heurts vers la cour, puis vers la maison. Enfin ils se trouvèrent à l'abri derrière une porte close, avec leur capture.

Angélique redoutait que, se voyant enfermé, il ne se remette à pousser des cris perçants. Mais, après avoir jeté un regard sur les murs alentour et marqué un imperceptible recul, il parut se résigner et d'une façon assez inattendue il alla s'asseoir sur la pierre de l'âtre devant le feu flambant. Elle fut persuadée que le décor lui avait rappelé d'anciennes joies dans sa ferme canadienne. Il subissait l'ascendant du « déjà vu ». Il grignota son sucre en regardant Barthélémy faire rouler ses billes sur le sol. De temps en temps, il prononçait quelques mots en iroquois. Pour achever de l'apprivoiser, Angélique envoya chercher le vieux Canadien à la « toque rouge ». Elle l'installa, lui aussi, devant la cheminée avec un verre de vieux marc.

– Soyez gentil, monsieur Macollet, servez-nous de « truchement », comme on dit chez vous, avec ce jeune barbare. Je crains sans cesse qu'il ne s'impatiente s'il sent qu'on ne le comprend pas...

De plus, elle donna à chaque enfant un morceau du précieux sucre pour les récompenser de leur aide.

– Sans vous, mes enfants, nous aurions eu beau coup d'ennuis. Vous avez été de très utiles intermédiaires.

Ce fut aussi l'avis de M. de Loménie lorsqu'un peu plus tard il vint en personne remercier Mme de Peyrac. Il annonça que les Iroquois s'étaient retirés dans le calme, rassurés sur le sort de leur pupille.

– Nous vous devons mille civilités, madame. Sans vous et vos aimables enfants, nous nous trouvions dans une impasse. Nous oublions trop souvent, nous autres militaires, qu'il y a des situations où seul le tact d'une femme peut trouver la solution. Nous nous serions tous massacrés à cause de ce vermisseau, alors que par votre seul sourire...

Tourné vers les petits, il décida imprudemment :

– Je veux vous donner une récompense. Que désirez-vous ?

La jeunesse, grisée par ses succès et des semaines de grand air, ne fit aucun embarras. Barthélémy se déclara aussitôt :

– Je veux du tabac et une pipe.

– Et moi, je veux un louis d'or, dit le jeune Thomas qui conservait encore le sens des valeurs de l'Ancien Monde.

– Et moi, je veux un couteau à scalper... et puis aussi aller à Québec, dit Honorine.

Le comte se montra très surpris de la variété de ces désirs.

– Un couteau à scalper pour une demoiselle ? Et qui voulez-vous donc scalper ?

Honorine hésitait. Angélique était sur des charbons ardents. Heureusement, Honorine décida qu'elle ne savait pas encore et qu'elle réfléchirait.

– Et toi, mon garçon, que veux-tu faire d'une pipe ?

– La fumer, pardi !

Le comte de Loménie rit de bon cœur. Il donna à Thomas une pièce d'or, confirma à Barthélémy qu'il aurait sa pipe, mais seulement pour faire des bulles de savon.

– Quant à vous, damoiselle Honorine, j'attendrai pour le couteau que vous ayez décidé de vos ennemis. Mais je puis déjà vous transmettre de la part de monsieur le gouverneur Frontenac sa plus cordiale invitation en sa bonne ville de Québec.

Chapitre 6

Comprenant ce qu'un tel changement d'existence pouvait avoir d'éprouvant pour un jeune enfant, Angélique renonça au bain de son nouveau pupille.

– Mais il sent terriblement mauvais, protestèrent Mme Jonas et Elvire. Et regardez, ces cheveux... Ils sont sûrement pleins de vermine.

– Oui. Mais nous risquerions de l'effrayer en le plongeant aujourd'hui dans un baquet. Patientons. Demain, nous pourrons peut-être tenter la délicate opération. Mais les choses s'arrangèrent d'elles-mêmes.

Durant la fin de la journée l'enfant n'eut que de brèves révoltes. Il pleurait parfois, et Eloi Macollet le calmait avec conviction.

– Je lui dis que s'il est sage Swanissit et Outtaké vont le remmener demain à la chasse et à la guerre.

Voyant les autres enfants barboter avec entrain dans un baquet d'eau chaude, le petit avait consenti à se joindre à eux. On n'avait pu le décrasser qu'en surface. Le mélange de graisse d'ours et de poussière formait sur sa peau une sorte de résine. Angélique réussit à lui faire avaler une tisane dans laquelle elle avait jeté quelques gouttes de décoction de pavot, trouvée dans la pharmacie assez pauvre du poste. L'Irlandais O'Connell ne devait pas être souvent malade, et si, par hasard, ce désagrément lui arrivait, il se soignait sans doute à l'eau-de-vie. Elle pensa aux sachets de plantes qu'elle avait laissés à La Rochelle, aux onguents, aux sirops et aux élixirs qu'elle s'était plu à fabriquer pour la famille Berne, en appliquant les recettes qu'elle tenait de la sorcière Mélusine et des bons conseils de l'apothicaire Savary. Tout cela lui aurait été fort utile ici, mais la saison était déjà trop avancée pour y cueillir des plantes parmi les plus nécessaires. En supposant qu'on pût les trouver en ce nouvel hémisphère... Malgré tout, certaines écorces et rhizomes pourraient se récolter en cet arrière-automne. Dès demain elle y songerait.

*****

Vers le soir, Romain de L'Aubignière vint prendre des nouvelles de son neveu. Celui-ci était en train de s'endormir doucement, roulé dans une couverture, sur un grabat de fortune, car il avait refusé de se laisser mettre dans un lit. Le coureur de bois le contempla avec mélancolie.

– Je sais bien ce qu'il ressent, murmura-t-il en hochant la tête. Moi aussi, j'ai été prisonnier des Iroquois, là-bas, dans la vallée des Mohawks... Comment l'oublier jamais, ce temps-là ? Comment l'oublier, cette vallée ?

– Mais enfin, s'impatienta Angélique, les Iroquois sont-ils finalement vos amis ou vos ennemis ? La vie chez eux est-elle une bénédiction ou un enfer ? Décidez une bonne fois !...

Il parut surpris. Comme Perrot, il ne voyait, pour sa part, aucun illogisme entre ses regrets nostalgiques et des sentiments sanguinaires. Il concéda :

– Certes, j'ai été heureux chez les Iroquois. Mais je n'oublierai pas pour autant qu'ils ont massacré toute ma famille et celle de Maudreuil. Je sais que mon de voir est de les scalper et je les scalperai. Je reconnais qu'aujourd'hui nous avons fait accord avec eux. C'est le prix de la vie de mon neveu. Mais nous nous retrouverons un jour face à face, soyez-en sûre !

À mi-voix, elle s'informa :

– Que comptez-vous faire de ce petit ?

– Je le confierai aux jésuites ! Ils ont un séminaire à Québec pour les orphelins et les jeunes Indiens qu'ils veulent élever à la prêtrise.

Le regard d'Angélique se reporta sur l'enfant endormi. Avec sa drôle de petite figure, ombrée de crasse, sa moue chagrine, il paraissait tellement innocent et désarmé. Que seraient pour cet enfant des bois les murs du séminaire de Québec ? Ceux d'une prison, sans doute ? Elle releva la tête pour communiquer ses doutes au jeune L'Aubignière. Était-ce la peine d'avoir donné tant de prix à sa liberté pour l'enfermer ensuite ? Ils n'avaient, eux, que le souci de l'arracher à des païens pour sauver son âme. Noble souci. Mais elle se demandait si celui du bien-être et du bonheur de l'enfant était entré en ligne de compte. Comme elle ouvrait la bouche, elle s'aperçut que le Canadien s'était éclipsé. Ces Canadiens vont et viennent comme des ombres.

Dans la pièce voisine, les autres enfants se couchaient sous la surveillance d'Elvire. M. et Mme Jonas, dans leur chambre, vaquaient à divers rangements. Eloi Macollet était parti chercher du tabac. Pendant quelques instants Angélique fut seule au chevet de l'enfant, dans la salle d'entrée. Il s'agitait, geignait et paraissait chercher quelque chose près de lui qu'il ne trouvait pas. Doucement, pour le calmer, la main d'Angélique effleura d'une caresse les cheveux gras et ébouriffés. Puis elle ramena doucement la couverture qui avait glissé sur ses minces épaules nues.