La forêt s'achevait, couleur de couchant pourpre entre des pans de rochers qui se rétrécissaient de plus en plus pour former une sorte de défilé. De l'eau descendait par gradins à leur rencontre, mais cette fois la côte ne fut pas trop difficile à gravir. Avant de continuer sa route, Angélique, cette fois, fit halte et se retourna pour jeter un coup d'œil aux membres de la caravane, qui, certains à cheval, d'autres à pied, s'extrayaient les uns après les autres de la ravine comme d'un puits.

Elle nota leur démarche pesante. Tous, même les jeunes, paraissaient accablés de fatigue et de chaleur.

Honorine, la petite fille de trois ans, elle, dormait les bras passés autour de la taille de sa mère, contre son dos. À l'emplacement où s'appuyait la joue ronde de l'enfant, Angélique éprouvait une sensation de brûlure. Le moindre contact était presque insupportable par cette chaleur intense qu'apportait l'air sec et frémissant.

La sueur ruisselait sur son échine et collait ses vêtements à sa peau. Malgré son chapeau à larges bords, sa nuque était douloureuse.

Un des hommes de la caravane parvint à sa hauteur et la dépassa avec un vague salut. Il n'avait même pas relevé la tête, ses pas traînants laissaient au sol un petit sillage de poussière soulevée. Angélique regarda encore en arrière. Elle ne voyait pas Cantor et s'inquiétait pour son fils cadet.

Les hommes passaient les uns après les autres courbés sous le poids de leurs charges. Certains, étrangers, parlaient, anglais entre eux. Ils jetaient en passant un regard bref à la jeune femme, au bord de la sente sur son cheval, saluaient parfois, mais ne s'arrêtaient pas. Au cours de ces trois semaines, Angélique avait seulement appris, en observant ces hommes, choisis par le comte de Peyrac pour l'accompagner dans son expédition vers l'arrière-pays du continent américain, qu'ils étaient de nature peu causante, d'une endurance à toute épreuve et d'un grand dévouement à leur chef. C'étaient des brutes et il ne fallait pas être grand devin pour comprendre que chacun en lui cachait un secret. Cette espèce d'hommes n'était pas inconnue à Angélique. Elle savait aussi qu'on ne l'apprivoise pas facilement. Elle verrait plus tard à les aborder. Sa tâche de mener un cheval rétif, de veiller sur sa petite fille et sur ses quelques amis huguenots qui l'accompagnaient, requérait toutes ses forces. Malgré l'habitude qu'elle avait des longues chevauchées par forêts, monts et vaux, elle avait eu des moments d'inquiétude. Elle se souvenait de l'expression dubitative de son mari lorsqu'elle l'avait supplié de l'emmener et commençait de comprendre. L'aventure qui les attendait dans l'arrière-pays de la province du Maine où le comte de Peyrac avait décidé d'exploiter les mines d'or et d'argent, cette aventure, maintenant elle le comprenait, serait hérissée de difficultés inconnues, imprévisibles, à l'exemple de cette piste qu'ils suivaient depuis de si longs jours.

Des Indiens passaient aussi, hommes et femmes, laissant dans l'air surchauffé un relent fauve. Ils s'étaient mêlés à la caravane, lorsque celle-ci atteignit les rives du fleuve Pénobscot. Ils appartenaient à une petite tribu de race abénakise, les Métallaks qui, à la suite d'une expédition de traite sur les rives de l'océan, regagnaient leurs terrains de chasse habituels du côté du lac Umbagog. Ils avaient demandé la protection du comte de Peyrac dans leur voyage, craignant les rencontres possibles avec les Iroquois, l'ennemi cruel et héréditaire, qui ravageaient souvent leurs contrées durant la saison d'été. M. Jonas, l'horloger rochelais, survint à son tour, tenant par la bride son cheval. Il s'arrêta, ôtant son chapeau. Il en essuya soigneusement la coiffe, puis son front, puis ses lunettes.

– Ouf ! la côte est rude ! Et dire qu'il y en a vingt comme cela à grimper par jour !...

– Votre femme n'éprouve-t-elle pas trop de difficultés ?

– J'ai demandé à un homme de l'aider pendant la grimpée. Un faux pas et j'aurais craint que ma pauvre femme ne se fasse broyer par une cataracte... Ah ! les voici !

La bonne dame rochelaise les rejoignit. Le jeune Breton Yann Le Couénnec, un homme de Gouldsboro, assez obligeant, guidait son cheval. Mme Jonas était cramoisie, mais montrait de la bonne humeur ; forte et accorte femme dans la cinquantaine, elle s'était révélée une cavalière endurante.

– Ça me change de mon arrière-boutique de La Rochelle, disait-elle.

Et elle avait expliqué à Angélique que fille de gros fermiers elle avait eu une jeunesse rustique.

– Avez-vous vu Cantor ? lui demanda Angélique.

– Oui, il aide Elvire qui n'est pas très bonne cavalière. La pauvre petite ! Je me demande l'idée qui lui a pris de nous accompagner dans cette aventure, avec ses deux fils, plutôt que de rester à Gouldsboro. Il est vrai que c'est notre nièce et que nous sommes sa seule famille !...

Cantor apparut au bord du ravin et Angélique éprouvait de la fierté à voir surgir sa silhouette d'adolescent, bien découplée, guidant d'une main sûre le cheval sur lequel une jeune femme se cramponnait ainsi qu'un petit garçon de six ans.

Elvire paraissait effrayée et avoua que c'était surtout le bruit des chutes d'eau qui lui faisait peur. Maintenant elle allait reprendre son chemin sans aide. Elle remercia gentiment Cantor et demanda si l'on avait vu son fils aîné Barthélémy qui avait huit ans. Angélique la rassura. Barthélémy était devant avec Florimond qui l'avait pris en charge et que l'enfant ne quittait plus d'une semelle.

Le groupe des Rochelais s'ébranla et Cantor les observa en hochant la tête tandis qu'ils s'éloignaient.

– Si je n'étais pas là, je me demande comment cette pauvre fille s'en tirerait, lança-t-il avec un mépris teinté de pitié. S'encombrer de femmes et d'enfants dans une caravane, c'est une folie. Je ne dis pas cela pour vous, ma mère... Vous êtes la femme de mon père, c'est normal que vous nous accompagniez. Mais avouez que de voyager en caravane dans un pays inconnu, c'est autre chose que de danser dans les salons de Versailles !

– J'avoue, Cantor, j'avoue... reconnut Angélique en dissimulant un sourire, devant le ton grave du jeune garçon, et j'admire ton endurance, car toi tu vas à pied avec un lourd chargement, alors que nous, les femmes et les enfants, nous sommes à cheval !

– Bast ! L'habitude ! Nous ne sommes pas des mauviettes.

– N'es-tu tout de même pas las par cette chaleur terrible ?

Il redressa les épaules et se défendit d'éprouver la moindre lassitude. Elle devinait qu'il mentait un peu. Car dans la caravane même des hommes endurcis se plaignaient parfois de la longueur et de la rudesse des étapes. Elle remarquait qu'il avait maigri et que des cernes ombraient ses yeux clairs, de la même couleur verte que ceux de sa mère. Elle se demanda une fois de plus pourquoi Joffrey leur faisait mener ce train presque inhumain. Voulait-il les éprouver, savoir ce qu'il pouvait attendre de chacun ? Se prouver à lui-même que femmes et enfants n'entravaient en rien ses projets ? Ou bien une raison secrète l'obligeait-elle à se hâter vers un but, qui pour Angélique était encore imprécis ?...

– Et vous, mère, comment vous portez-vous ? Ce cheval continue-t-il à faire des siennes ? demanda Cantor en contraignant au sourire ses lèvres craquelées par la sécheresse.

Sa taille robuste était déjà celle d'un jeune homme, mais, sous la couche de poussière et de sueur, ses joues rosés gardaient la douceur de l'enfance. À cause de cette joue imberbe et fraîche, Angélique reconnaissait en lui le petit page joufflu qui jadis chantait devant la reine à Versailles, et elle avait envie de caresser sa chevelure bouclée, et de lui sourire avec tendresse en attirant tout contre elle, tout contre sa hanche, la tête de ce fils ressuscité, de son fils enfin retrouvé, et qui était devant elle, miraculeusement vivant... Mais elle se retenait de faire ce geste, car l'adolescence est pudique dans l'expression des sentiments et, après plusieurs années de séparation, le cœur de ce fils lui était inconnu. Elle aspirait au jour où, la caravane faisant halte enfin sous un toit qu'on ne quitterait plus, la pesante fatigue s'envolerait, et elle pourrait se rapprocher des siens, les rassembler autour d'elle, son époux et ses deux fils, et réapprendre à les mieux connaître dans la paix de la vie quotidienne.

Mais ce voyage les éloignait d'elle, lui paraissait-il. Chacun avait à se débattre avec ses propres difficultés, hanté par le souci de ne pas être celui ou celle qui retarderait la marche. Elle répondit à Cantor que tout allait bien. Wallis semblait s'être assagie et lui obéissait maintenant.

– C'était trop dur, dit Cantor avec souci. Nous avions bien vu, Florimond et moi, que cette bête était difficile et nous étions inquiets que vous en soyez chargée. Nous avons cru maintes fois qu'elle allait vous précipiter dans un ravin ou que vous ne parviendriez pas à la faire avancer dans un endroit difficile...

– Et estimez-vous, mes fils, que je m'en suis bien tirée ?

– Euh ! Oui, oui, certainement, dit Cantor avec une condescendance qui cachait un certain étonnement. Vous êtes une très bonne cavalière, reconnut-il en appuyant sur les termes.

– Je te remercie. Tu m'encourages à poursuivre mon chemin, car j'étais ce matin sur le point de déclarer forfait. Il fait si chaud.

– Voulez-vous boire un peu d'eau ? proposa-t-il avec empressement. J'ai rempli ma gourde au pied de la cascade, elle est encore fraîche.

– Non, merci, mais je vais en donner un peu à Honorine.

– Alors, ce n'est pas la peine. Elle dort, fit vivement le jeune garçon en retirant la gourde qu'il tendait.

Il la reboucha et l'accrocha de nouveau à sa ceinture.

– Je vais aller en avant. Après la traversée de ce bois on peut s'attendre à rencontrer un autre seuil rocheux, dur à passer, et il me faudra aider cette pauvre Mme Elvire.

Il partit à grands pas.

Angélique remit le cheval dans le sentier. Elle suivait des yeux Cantor, et elle pensait qu'il était beau, qu'il se montrait gentil et attentionné pour elle et qu'elle n'aurait pas de peine à le reconquérir, mais elle avait compris aussi déjà depuis un certain temps qu'il n'aimait pas Honorine.

Elle soupira et pencha un peu la tête.

Aurait-elle un jour le courage de parler d'Honorine à ses deux fils aînés ? Que leur dire ?... Il était normal que ces deux grands garçons s'interrogeassent sur la demi-sœur que leur mère leur avait rapportée de l'Ancien Monde !

De quel amant de leur mère était-elle née ? Voici la pensée qui devait parfois leur venir à l'esprit. Comment l'un et l'autre réagissaient-ils dans le secret de leurs cœurs à ces décevantes révélations ?... Comment jugeaient-ils l'attitude de leur père qui pardonnait et accueillait l'enfant ?

Honorine était le signe de tout ce que l'on aurait voulu oublier. Le passé cruel, la séparation et ses inévitables trahisons...

« Aurais-je dû la laisser à Gouldsboro ? se demanda Angélique. Abigaël se serait chargée d'elle et s'en serait occupée avec tendresse.

« Non, je ne pouvais pas ! je sais bien que tu serais morte loin de moi, ma pauvre petite enfant bâtarde, se dit-elle en regardant par-dessus son épaule la tête ronde appuyée avec tant de confiance contre elle. Et moi-même, pourrais-je t'oublier et vivre en paix après t'avoir écartée une fois encore de ma route ?... Pauvre petite, jetée avec tant de violence et d'horreur dans ce monde si dur !...

« Non, je ne le pourrais pas.

Pourquoi, Honorine, ce matin avait-elle voulu, avec exigence, entêtement, retrouver sa mère ? N'était-ce pas un signe ?... Quand quelque chose angoissait l'enfant, elle réclamait Angélique. Jusqu'alors, elle s'était montrée gaie et fort sociable. Mais aujourd'hui de quelle sorte de danger inattendu se gardait-elle ? Un passage plus difficile à franchir ? L'orage ? Une tornade ? Une rencontre d'Iroquois ?

Tout au long de ce voyage, l'Indien, ami ou ennemi, était demeuré presque invisible. Perrot et Maupertuis expliquaient que les tribus étaient parties pour la traite des fourrures vers les rivages de l'Océan, où les navires les attendent avec leur cargaison d'eau-de-vie, de colifichets et de perles. Les multiples tribus abénakises qui constituent la race originelle du Maine ont le nomadisme dans le sang.

Il y avait eu, au début du voyage, la rencontre avec les Métallaks qui s'étaient joints à la caravane des Blancs.

À part eux, on n'avait vu personne, pas plus d'Iroquois que d'Abénakis. Et cette absence d'humains qui longtemps semblait les avoir protégés, aujourd'hui pesait à leurs cœurs lassés. Sur la droite, les montagnes reparaissaient à la faveur d'un long pan de terrain calciné. Angélique regarda avec espoir dans la direction des montagnes. Elle savait qu'au pied des Appalaches devait se trouver le poste de Katarunk, qui appartenait au comte de Peyrac et qui était le but de leur voyage. On hivernait là, quitte à rejoindre au printemps des mines plus lointaines. La jument s'avança à travers le plateau couleur de suie. Une forte odeur de bois brûlé et de résine flottait comme un encens lourd.