Il n'y avait, en cet instant, aucun bruit dans la pièce que le craquement du feu. Pourtant, quand elle se releva, les grands chefs iroquois, Swanissit et Outtaké, se tenaient derrière elle si proches que les franges de leurs pagnes effleuraient son épaule. Médusée, elle les considéra de bas en haut. Comment étaient-ils entrés ? La main du chef des Mohawks était à la hauteur de son regard serrant le manche de son casse-tête de bois poli, que terminait une énorme épine d'ivoire aiguë et brillante. Un seul coup de cette arme traversait le crâne jusqu'à la cervelle. Surtout lorsqu'elle était tenue par une telle main, large et lisse elle aussi, une main d'ambre aux muscles saillants. Angélique se retint de sursauter. Les yeux d'Outtaké n'étaient que deux fentes noires presque invisibles, et le grand Sénéca, lui, ne regardait pas vers elle. À son tour il contemplait l'enfant endormi.

Au bout de quelques instants, il se pencha et déposa sur le lit un petit arc et un petit carquois contenant des flèches, les armes dont le garçonnet français avait appris à se servir sous son égide.

Puis, se secouant et paraissant revenir à lui, il se mit à aller et venir dans la pièce, suivi d'Outtaké, regardant de part et d'autre avec une insolence complète, touchant à tout, affectant toujours de ne pas voir la jeune femme présente. Ils entrèrent dans la chambre voisine.

Angélique entendit le cri de Mme Jonas, stupéfaite par leur apparition grimaçante et emplumée, alors qu'elle se relevait de tisonner le feu. Les deux Iroquois éclatèrent d'un rire bruyant. Jusque-là silencieux, ils se mirent à parler avec volubilité, échangeant leurs impressions sur un ton moqueur. Mme Jonas poussa un second cri lorsqu'ils saisirent de leurs mains douteuses une écharpe de dentelle qu'elle venait d'étaler sur le lit pour la défroisser. Mal lui en avait pris de sortir aujourd'hui ses trésors, la pauvre femme !... Dans la chambre des enfants, les deux chefs menèrent grand tapage. Elvire, recroquevillée dans un coin, tremblait de tous ses membres, mais les enfants regardaient les Indiens comme des masques de carnaval. Déçus de n'y rien trouver d'intéressant, les deux Indiens entrèrent dans la chambre d'Angélique. Leur curiosité sembla enfin trouver satisfaction. Ils ouvrirent les coffres, sortirent les vêtements, attrapèrent les livres sur les étagères pour les feuilleter en les retournant en tous sens.

Angélique les avait suivis en essayant de ne pas s'impatienter. Elle priait le ciel pour que quelqu'un se présentât afin de les sortir d'ici, quelqu'un qui sût employer leur langage. Les sentiments d'Outtaké à son égard lui semblaient douteux. Si Swanissit était venu pour revoir une dernière fois son fils adoptif, visiblement l'autre était là pour lui chercher querelle, à elle la femme qui l'avait humilié.

– Dois-je les jeter dehors ? lui chuchota l'horloger.

– Gardez-vous-en bien ! Vous vous feriez fendre le crâne.

Si bas qu'ils eussent parlé, les deux sauvages pivotèrent brusquement dans leur direction comme pour les surprendre. Ils ne purent lire qu'une expression de calme sur le visage d'Angélique, appuyée contre le montant de la porte.

Ils s'amusaient visiblement de ces Européens effrayés.

Soudain Swanissit découvrit le nécessaire de voyage et les objets précieux qui le garnissaient. L'Indien parut ébloui. Il se mit à manier le peigne et la brosse, le bougeoir et le sceau à cire, pour finalement jeter son dévolu sur le miroir à main, où il se servit d'abondantes grimaces en riant de bon cœur. Mais plus encore que le reflet limpide de la glace, l'enchantait la guirlande d'écaille et d'or qui la sertissait et le manche façonné des mêmes précieuses matières. Outtaké ne paraissait pas partager cet enthousiasme. Il jeta quelques mots d'une voix sèche. Rappelait-il au chef Sénéca que les Blancs ne sont pas prêteurs, qu'ils marchandent leurs présents et que cette femme appartenait à la même race accapareuse ?... Swanissit, subitement, redevint un grand chef froid et hostile. Il se figea, long, maigre dans son pagne de peau, et reposa le miroir dans le coffret ! Tête baissée, il observait Angélique d'un regard dur d'aigle blessé. Son visage creusé avait un pli d'amertume, comme tout à l'heure, lorsqu'il s'était penché sur le petit Canadien. Se ravisant, il parut prendre une décision. Un éclair de triomphe passa sur ses traits. Il ressaisit le miroir et le passa à sa ceinture d'un geste possessif. Ce faisant, il jetait de nouveau à Angélique un regard de défi. Mais c'était en fait un regard de gamin, sournois et provocant.

Alors Angélique s'approcha de lui, regarda dans le nécessaire et trouva un lien de soie rouge. Reprenant le miroir à la ceinture de Swanissit, elle le lui posa sur la poitrine, au-dessous de son collier de dents d'ours, et, se servant du cordonnet rouge pour y entrelacer le manche, elle ajouta ce nouveau et somptueux ornement aux parures barbares. Les deux chefs avaient suivi ses gestes, d'un air intrigué.

– Toi qui parles et comprends le langage des Français, dit-elle à Outtaké, veux-tu traduire au Grand Sénéca mes paroles. Moi, la femme de Tekonderoga, au nom de mon époux, je lui fais présent de ce miroir qui lui plaît.

Outtaké, avec réticence, répéta les paroles. Swanissit contemplait le miroir qui, maintenant, brillait sur son sein et il parla précipitamment :

– La femme blanche veut-elle tromper le Grand Chef des Sénécas ? traduisit Outtaké. Swanissit n'ignore pas que les Blancs ne réservent d'aussi beaux objets qu'au service de leur Dieu. Déjà Robe Noire lui a refusé le miroir dans lequel il se regarde chaque matin et qu'il baise de ses lèvres, et pourtant Swanissit lui avait proposé cent peaux de castor en échange...

« Que veulent-ils insinuer ? » s'interrogeait Angélique.

Sans doute un père jésuite a dû leur refuser sa patène ou quelque autre objet du culte. Comment lui expliquer que ce n'est pas la même chose...

– Pourquoi le Grand Chef des Sénécas craint-il d'être trompé ? demanda-t-elle à voix haute. Cet objet n'est-il pas digne d'orner la poitrine du Grand Considérable des Cinq Nations ? Et, tout à coup, elle était certaine que Swanissit comprenait le sens de ses paroles car il y avait une jubilation presque enfantine dans les prunelles de l'Indien aux cheveux gris.

Il rayonnait de joie et de fierté. Il s'évertua à retrouver sa dignité et jeta quelques mots dont Outtaké accentua le ton méprisant.

– Les Blancs ne savent pas faire de présents. C'est une vile race de marchands. Que veut donc obtenir la femme blanche pour avoir fait un tel geste ?

– La femme blanche a déjà été payée de son geste, répondit-elle, par l'honneur de recevoir en sa demeure le grand Swanissit, chef des Cinq Nations.

– La femme française n'a-t-elle donc pas été effrayée de la visite des féroces Iroquois ? demanda encore Swanissit par l'intermédiaire d'Outtaké.

– Oui, j'ai été effrayée, dit-elle. La venue des grands guerriers iroquois m'a surprise. Je ne suis qu'une Femme faible... qui serait incapable de manier des armes pour se défendre.

Ce disant, elle regardait Outtaké bien en face. Elle pensait qu'il serait le seul à discerner la flèche qu'elle lui décochait, mais Swanissit devait avoir eu vent de la mésaventure de son second qui avait failli se faire égorger par une femme blanche, ou bien il était devin. Il éclata de rire d'une façon fort bruyante et offensante pour le grand chef des Mohawks et il se tapait sur les cuisses en lui jetant des regards moqueurs. Angélique craignit d'avoir dépassé les bornes en humiliant Outtaké. Elle décida d'apaiser son humeur en donnant des explications.

– Pourtant, une fois, j'ai eu un songe, dit-elle. Je me trouvais près de la source qui est là-haut, vers te couchant, et un ennemi me guettait et surgissait pour me frapper... Aussi, le lendemain, quand je m'éveillai, je m'armai d'un poignard avant de monter sur la colline, car les songes, souvent, sont un avertissement...

Au mot songe, ils étaient redevenus graves. Toute haine, toute ironie, toute méfiance les avaient quittés.

– Parle, alors ! dit Outtaké d'une voix rauque. Parle, ô femme blanche, conte-nous ta vision.

Et ils se rapprochèrent d'elle, et se penchèrent vers elle comme des enfants attendant la suite d'une passionnante et effrayante histoire.

Sur ces entrefaites, la porte fut littéralement rejetée avec fracas. Des coureurs de bois et des militaires armés parurent sur le seuil. Nicolas Perrot, Pont-Briand, Maupertuis et Trois-Doigts les menaient. Ils jetèrent un regard vers le plancher et Angélique eut nettement l'impression qu'ils s'attendaient à y découvrir son cadavre, la tête éclatée. De l'apercevoir debout bien vivante, et en apparence dans les meilleurs termes avec les deux redoutables Iroquois, ils en restèrent pantois.

– Madame ! balbutia Pont-Briand, n'avez-vous pas ? N'êtes-vous pas ?...

– Non, je ne suis pas morte, dit Angélique, que désirez-vous ?

– On nous a avertis que l'on avait vu pénétrer chez vous Swanissit et Outtaké.

– En effet, et les voici, ils venaient s'informer de l'état de leur pupille et lui rapporter ses armes. C'est là un souci de leur part qui me les rend très sympathiques.

Nicolas Perrot frémit en la regardant calme, entre les deux sombres et terrifiants guerriers qui se tenaient à ses côtés.

– Vous, alors ! s'exclama-t-il, depuis que je vous ai rencontrée à La Rochelle, vous ne cessez de m'étonner. Soit ! Puisque tout va bien, nous n'allons pas nous fâcher de leur incursion audacieuse.

Il s'adressa dans leur langue aux deux chefs et Angélique comprit vaguement à leur mimique qu'il les conviait à venir festoyer avec les Blancs. Mais ils secouèrent négativement la tête.

– Ils disent qu'ils ne festoyèrent qu'avec Tekonderoga et lorsque tous les Français de Québec seront partis, traduisit Perrot. Ils vous saluent et disent qu'ils reviendront.

Puis, avec dignité, les deux chefs se laissèrent escorter jusqu'au seuil et jusqu'à la sortie du fort. Ensuite, on ferma les portes.

Chapitre 7

Partiront-ils enfin ? Partiront-ils tous ? Quand pourrons-nous rester seuls, dans le silence et le désert ?

Ainsi soupirait Angélique. Elle espérait la faveur d'un bref instant d'isolement où elle retrouverait son mari loin des regards étrangers. Elle laisserait alors son front tomber sur l'épaule de Peyrac et l'étreindrait convulsivement, puisant avec avidité sa force pour soulager la sienne défaillante, car elle sentait qu'il était calme et sans angoisse. L'angoisse était un sentiment qu'il n'avait jamais connu ou presque, dans son existence. Même à l'heure de la mort ou de la torture. À l'avance, il ne se dissimulait pas les menaces d'une situation difficile et s'en gardait dans la mesure du possible, mais ce qui n'appartenait qu'au seul futur, ou à l'imagination, ne l'influençait pas. Le fait seul, tangible, présent, lui importait. Cette découverte en faisait presque un étranger pour elle, mais un étranger rassurant. Il était vraiment, profondément calme au sein de la tempête, tandis que, pour sa part, elle sentait que, si cette situation se prolongeait encore un jour ou deux, ses nerfs lâcheraient. Cette tension à fleur de peau, ces alternances brusquées d'espoir ou de catastrophe, passant comme des coups de vent capricieux, elle allait craquer nerveusement. Depuis qu'elle avait ramené le chef Outtaké de la montagne, ce n'était plus tout à fait la même chose pour elle. Il y avait quelque chose de changé dans le comportement des autres. Elle se sentait maintenant à l'intérieur du cercle, concernée par des existences et des drames qui étaient naguère totalement ignorés d'elle.

Elle comprenait qu'insensiblement elle commençait à faire parti du Nouveau Monde, à adopter ses querelles et ses passions.

– Ils partiront, répétait Joffrey de Peyrac d'un ton si assuré que la chose semblait déjà faite. Ils partiront tous et nous resterons seuls à Katarunk.

Et peu à peu les groupes de canoës se détachaient de plus en plus nombreux de la rive. Vint un jour où le comte de Loménie-Chambord, lui-même, monta le dernier dans la dernière embarcation.

Les choses n'avaient pas tourné comme on le prévoyait lorsqu'on avait dévalé vers Katarunk pour l'investir, mais le comte de Loménie ne le regrettait pas. Il regardait ce couple sur le rivage et se prenait à le considérer comme le symbole de quelque chose que lui-même n'aurait pu vivre, mais qu'il avait toujours souhaité rencontrer. Au loin, des chevaux paissaient dans les pâtures. Le crissement des criquets emplissait l'air.

– Je vous laisse seuls, dit le comte de Loménie-Chambord.

– Je vous en remercie.