– Ça doit être un coup des Patsuiketts, répéta Maupertuis pour dire quelque chose. Ils ne peuvent voir un Iroquois sans lui planter les dents à la gorge. Quand ils ont vu que ceux-là leur échapperaient...

– Certes, ce sont eux. Il faut être un Indien fanatiquement chrétien pour oser venir la nuit risquer le combat. Fanatique et fanatisé. Il n'y a que les Patsuiketts de cette espèce. Assez croyants pour ne pas souscrire aux superstitions de leur race qui affirme qu'un guerrier tué la nuit errera éternellement dans les ténèbres. Assez hypnotisés par la Robe Noire pour faire confiance à son pouvoir mystique lorsqu'il leur affirme que la mort d'un Iroquois ou d'un Anglais leur assure le Paradis.

– Parlez-vous du père d'Orgeval ? s'écrièrent Nicolas Perrot et Maupertuis. Mais c'est impossible, c'est un saint !...

– C'est un saint qui combat pour son Dieu. Il y a longtemps que je suis renseigné sur son compte. C est le pape et le roi de France qui l'ont nommé en Acadie, et son seul but doit être de pousser les Abénakis à la Guerre Sainte contre les hérétiques anglais et tous ceux qui peuvent être considérés comme les ennemis des Catholiques et des Français.

« C'est lui qui a demandé du secours à Québec et qui a fait occuper notre poste. Quand il a vu que j'entamais des négociations pacifiques avec le comte de Loménie, il s'est jugé désavoué, et il a voulu frapper un coup définitif, irréversible... Ce n'est pas la première fois qu'il envoie de son propre chef les Patsuiketts au combat.

« Et maintenant, dit Peyrac, d'une voix rauque qui se brisait, maintenant par sa faute – et il considérait dans le creux de sa main la croix d'or scintillante – par sa faute j'ai sur les mains le sang de la trahison... Souvenez-vous, Perrot, des paroles de Tahoutaguète lorsqu'il est venu ici en messager. Il doutait. Outtaké leur avait dit qu'il ne pouvait pas y avoir d'entente possible avec les Blancs. Mais eux, les Iroquois, voulaient encore espérer en un Blanc qui ne les trahirait pas. Et maintenant, que puis-je leur répondre ? Ma demeure est souillée par un crime inexpiable...

Sa voix frémit. Et en même temps, Angélique, qu'il tenait toujours d'un bras contre lui, eut l'impression que cette dernière phrase venait de projeter en lui comme une illumination subite, lui faisant apercevoir obscurément peut-être une solution. Il s'apaisa, retrouva sa maîtrise habituelle et répéta à mi-voix :

– Ma demeure est souillée...

Son regard était fixe et songeur.

– Outtaké s'est enfui, dit Perrot.

– Ce n'en est que pis ! Il va rejoindre ses guerriers au delà du fleuve et dans deux jours, sinon demain, ils seront là. Nous n'aurons plus qu'à les tuer jusqu'au dernier ou qu'à mourir nous-mêmes. Où sont les sentinelles qui étaient chargées de la surveillance cette nuit ?

Jacques Vignot et deux Espagnols s'avancèrent.

Le Parisien raconta que vers les 2 heures du matin, alors que leur tour de garde se terminait, il avait entendu à l'extérieur de la palissade une voix française leur demander d'ouvrir les portes pour M. de Loménie-Chambord qui, prétendait-on, avait été obligé de revenir sur ses pas. Forts des congratulations échangées avec le corps expéditionnaire de Loménie, les sentinelles avaient cru bien faire en ouvrant, donnant le passage. Un brouillard à couper au couteau. À peine le vantail était-il ouvert qu'ils s'étaient retrouvés proprement assommés et ligotés. Ce n'était pas le colonel de Loménie. C'était le baron de Maudreuil à la tête d'un petit parti d'Abénakis Patsuiketts.

Le cri « Des Ours ! » ayant précipité au-dehors ceux qui conservaient à la fin du repas suffisamment de lucidité et la faculté de se tenir sur leurs jambes, les Indiens, profitant de l'obscurité, les avaient assommés à leur tour.

L'on découvrait maintenant un fait troublant. En cette échauffourée nocturne, rapide, silencieuse, aucun des Blancs de la troupe de Peyrac n'avait été tué, ni même blessé sérieusement.

Certains avaient été assommés, la plupart n'avaient rien vu, dormant du sommeil du juste ou de celui de l'ivrogne.

Un mot d'ordre précis semblait avoir été donné de laisser la vie aux Européens du poste. Ce que voulaient Maudreuil et Piksarett, n'était-ce pas seulement les scalps des chefs iroquois ? Les Patsuiketts n'avaient pas compté avec la défense acharnée du comte de Peyrac et sa force prodigieuse. L'un d'entre eux était mort.

Tandis qu'il se battait dans la cour et, pour se soustraire aux coups de ses assaillants, se précipitait dans le fleuve, dans la salle enfumée, Don Juan Alvarez, Maupertuis, Macollet, Malaprade, et ceux qui ne ronflaient pas encore, avaient vu surgir le baron de Maudreuil et le Sagamore Piksarett.

– J'ai compris tout de suite, expliqua le vieux Macollet, mais qu'est-ce que je pouvais faire ? Je ne pouvais pas me décoller du banc. Et même que j'aurais pu... C'était délicat comme situation, n'est-ce pas ?

Maudreuil, c'est un petit seigneur plein de sainteté et d'argent. Et moi, je ne suis qu'un vieux païen, sans le sou. Et il avait raison, l'enfant, de venir chercher le scalp de Swanissit qui a massacré tous les siens... Quand il a vu, il a compris lui aussi, Swanissit, mais il ne pouvait plus se bouger tant il était gavé... Anhisera et Ganatuha étaient aussi abrutis et Onasatégan n'a rien vu car il ronflait déjà. Seul Outtaké s'est dressé. Il s'est battu comme un diable avant de s'enfuir par la fenêtre dont il a brisé les montants avec ses poings... Regardez. Joffrey de Peyrac passa la main sur son front. Il sentit la plaie dont il réveillait la blessure importune. C'était le premier sang qu'il versait pour la conquête du Nouveau Monde. Cette blessure se nommerait Etskon-Honsi, la Robe Noire.

Ce ne serait pas la dernière.

L'ordre d'épargner les Européens ne ménageait que les apparences. Ils n'en étaient pas moins condamnés. Quel peuple primitif, quel peuple tout court pouvait accepter l'outrage de ce traître assassinat sans en réclamer vengeance ?

Malgré les efforts de Loménie et du comte de Peyrac, malgré la raison, la sagesse, malgré toutes les feintes et la patience qu'ils avaient déployées tous deux en hommes loyaux pour éloigner le spectre d'une guerre inutile, elle se dressait maintenant devant eux, folle et stupide, inévitable.

Chapitre 12

Angélique se glissa dans le magasin et s'immobilisa contre la porte, guettant les bruits de la pénombre.

L'Iroquois blessé était-il encore en vie ? Était-il mort ? Allait-il bondir sur elle ? Tout était possible.

Elle attendit. Rien ne bougeait.

Elle s'agenouilla et rampa, progressant à tâtons vers l'emplacement où elle l'avait traîné. L'amoncellement de vieux sacs qu'elle avait jetés sur lui ne semblait pas avoir bougé. Tout à l'heure, quand on avait fait remarquer que le chef des Mohawks, Outtaké, n'était pas parmi les morts, elle avait préféré ne rien dire encore. Avant d'avertir son mari qu'ils possédaient un otage, il fallait s'assurer que celui-ci vivait. Elle glissa la main sous les sacs et ses doigts rencontrèrent la dureté d'un corps rigide. Il était toujours là. Il n'avait pas bougé. Mais Angélique constata que la chair était tiède et souple. Avec un soupir de soulagement elle s'affaira.

Elle avait apporté un lumignon qu'elle posa sur une caisse et alluma. Elle s'était chargée également d'une gourde d'eau-de-vie, de quelques onguents et de morceaux de charpie trouvés dans la pharmacie assez démunie du poste ainsi que d'une calebasse d'eau fraîche tirée du puits. Elle écarta les objets poussiéreux qu'elle avait jetés sur le blessé pour le dissimuler en cas de recherches. À la lueur jaunâtre de la lampe à graisse, le corps marmoréen se découvrit tout entier, inerte. Elle le retourna, à plat sur le dos, et approcha la lampe. Son regard exercé interrogeait, étudiait la pose des mains, le pli des lèvres, le creux des paupières closes, la crispation des narines.

Il lui suffit d'un instant.

« Il vivra », décida-t-elle.

Car elle s'était penchée sur beaucoup de blessés au cours de sa vie, tant au Maroc que dans ses guerres du Poitou. Elle reposa la lampe, commença un examen plus approfondi afin de découvrir la blessure qui contribuait à plonger l'Iroquois dans ce sommeil proche de la mort. Lorsqu'elle posait sa main sur un malade ou un blessé, c'était pour elle comme si le corps humain lui devenait transparent. Des indices invisibles lui étaient révélés au delà du toucher. Elle cherchait, toute son attention en éveil, l'effleurant à peine. Doucement, ses doigts avançaient sur cette chair tatouée. Leur pression était si légère que, dans son inconscience, il ne pouvait la percevoir. Pourtant le Mohawk ouvrit les yeux. Il vit le profil de la femme blanche et sa chevelure flottante qui se déployait mollement, sous la lumière, comme un rayon de clair de lune. Il vit ses paupières baissées, le pli grave de ses lèvres qui donnait à son visage une expression tendue. Et il ressentit vivement l'attouchement de ses mains sur lui et le courant tiède et magnétique qui semblait s'échapper de ces doigts effilés aux ongles brillants et nacrés comme des coquillages et se répandait en lui pour le ranimer. Soudain, il la vit s'immobiliser, en arrêt, tel un Indien devant la trace ennemie, et il entendit sa brève exclamation :

– Ah !

Et elle hochait la tête à plusieurs reprises. En écartant son pagne souillé de sang, elle venait de découvrir la blessure qu'il portait à la cuisse droite et qui s'étendait presque jusqu'au pli de l'aine. Un coup de lance qui avait voulu atteindre le ventre et qui avait dévié. Un cordonnet étroitement serré autour de la cuisse avait arrêté l'hémorragie. Dès qu'il s'était échappé de la salle, Outtaké se l'était lié lui-même afin qu'on ne pût le poursuivre à la trace de son sang. Thérapeutique efficace mais dangereuse car l'abord de la plaie et la jambe ellemême étaient déjà vilainement gonflés. L'embolie mortelle menaçait. Angélique reprit la lampe. Elle se pencha avec plus d'attention encore sur la blessure. Avec précaution, elle se risqua à relâcher le lien. Un peu de sang coula. Il était rouge et aurait dû jaillir par saccades. Elle ne comprenait pas. Le sang ne coulait plus. À l'intérieur de ce corps figé, un impossible travail de guérison s'était déjà accompli... Par quel miracle ? Elle leva les yeux vers le visage du blessé et tressaillit en s'apercevant qu'il la regardait fixement. Des pouvoirs étranges ! Oui, certes. Ignorait-elle donc qu'Outtaké en possédait plus qu'un autre ?... Elle avait réfléchi à l'impulsion qui l'avait poussée, l'autre jour, vers la source, où il l'attendait pour la tuer. Elle savait maintenant qu'il l'avait attirée par envoûtement. Elle pouvait deviner qu'il était capable d'arrêter son propre sang de couler et de faire reculer la mort pas à pas par une science à la fois acquise et surnaturelle dont il était possesseur. Pendant des heures, immobile, en attendant que la femme blanche revînt le secourir, il avait retenu la mort qui voulait le ravir à la vie, et ceci par le seul pouvoir de sa volonté. Elle se prit à l'étudier, soupçonneuse. L'odeur fauve de l'Indien lui portait au cœur et elle retrouvait l'impression qu'elle avait éprouvée plusieurs fois en sa présence de ne pas avoir affaire à un être tout à fait humain, mais à un animal issu de mondes inconnus, et elle s'étonnait presque, en le considérant, nu et abandonné devant elle, de lui découvrir des mains, des pieds avec des doigts, des côtes saillantes, un nombril, un sexe d'homme comme les autres. Elle étancha le sang, nettoya la plaie avec de l'eau pure et y appliqua un onguent à base de racines émoilientes de consoudre.

Elle serra énergiquement le pansement. L'emplâtre dégonflerait les chairs tuméfiées et, avec la forte constitution du sauvage, cette terrible blessure ne serait sans doute plus bientôt qu'un souvenir.

L'Indien savait qu'elle savait. Il savait aussi qu'il pouvait l'atteindre, mais il avait appris qu'elle était de force à déjouer ses plans. Il lavait « appelée » près de la source, mais elle était venue avec un poignard. Elle était de force. Et ceci, sans doute, parce qu'elle aussi avait pour ami l'Esprit des Songes. Une puissance sinon contraire, au moins différente de la sienne, animait la femme étrangère, venue des continents lointains, et il en avait senti le frémissement insolite lorsqu'elle avait posé les mains sur lui.

Ainsi, d'un regard à l'autre, ainsi Angélique et le Mohawk échangeaient leurs pensées sans se dire un mot. Elle voulait se persuader qu'il était inconscient et que, malgré cette lueur oblique qui filtrait entre ses paupières, il ne la voyait pas. Elle l'accusait d'être un esprit incarné, dangereux, possédé, diabolique, et lui, de son côté, faisait de même. Et à chaque regard, ce qu'ils captaient mutuellement l'un de l'autre, ce qu'ils apprenaient sur leurs pouvoirs, leurs forces, leur nature rendait ces regards de plus en plus farouches, mais aussi de plus en plus compréhensifs.