D'où elle se trouvait, Angélique suivait sans peine les mimiques, elle entendait les éclats de voix, les exposés en français que Nicolas Perrot, inlassablement, traduisait aux Iroquois, ou les longues périodes de ceux-ci qu'il répétait sans en manquer un mot, même lorsque ce n'était qu'un flot d'injures et de menaces à l'égard de Peyrac.
Alors, celui-ci se levait, se déployait, dans sa vêture étincelante, fixant sur eux son regard de feu, et il ajoutait la force de son magnétisme personnel à celle de son éloquence. Il leur rappelait les avances qu'il avait faites aux Cinq Nations et comment Swanissit les avait considérées comme étant de valeur. Et, l'autre soir, avec le vieux chef prudent qui, durant plus de vingt ans, avait mené les siens sur le sentier de la guerre, il avait convenu d'une paix mutuelle, – des colliers de wampum en témoignaient – qui s'étendait à tous les Blancs au service de Peyrac, ou alliés avec lui, bref à tous ceux qui se recommanderaient de sa bannière ou de son entente avec lui.
Un signe de reconnaissance devait leur permettre de passer impunément parmi les peuples iroquois, quelle que fût leur nationalité, Français, Anglais, Espagnols ou Flamands, c'est-à-dire Hollandais.
En contre-partie, Peyrac et les siens s'étaient engagés à ne jamais porter les armes contre les Iroquois, même s'ils s'y trouvaient sollicités par leurs compatriotes français de Québec ou par les Abénakis et les Algonquins, avec qui ils avaient signé, d'autre part, des traités de paix. Il y avait ajouté la promesse, particulièrement exigée par le vieux chef, de ne pas faire de commerce d'eau-de-vie avec les Peuples de la Longue Maison, et de ne pas les pousser à la traite des peaux de castor, afin de ne pas les détourner de la chasse au cerf et des semailles. Comme un père jusqu'à son dernier souffle, le vieux Sénéca avait cherché à préserver son peuple des deux grandes tentations qui risquaient d'amener sa fin rapide par la dégénérescence et la famine, soit : l'eau de feu et la traite des peaux. Car, poussés par les Blancs mercantiles à chasser le castor et toujours le castor, les Iroquois délaissaient chasses et plantations, et par les rudes ou trop longs hivers, des tribus périssaient car elles n'avaient pu amasser assez de provisions. La troisième tentation, la plus aiguë pour le peuple iroquois, c'était la guerre. Swanissit l'avait expliqué à Peyrac. Et là encore le vieux chef avait cherché à écarter ce péril mortel des siens en leur imposant l'obligation de vivre en paix, au moins avec un Blanc : l'Homme du Tonnerre et sa tribu.
À l'appui de ces promesses, et pour en rappeler le souvenir à ceux qui seraient tentés de les oublier dans les années à venir, le comte de Peyrac s'était engagé à offrir, chaque année, en présent, à chacun des cinq chefs des Cinq Nations, un fusil à silex, à long canon, d'y ajouter deux barils de poudre et deux barils de balles de plomb de chasse, cinq filets de fibre anglaise pour la pêche, dix couvertures de drap anglais écarlate, et cinq vestes de drap écarlate ou bleu suivant le choix, ne déteignant pas à la pluie ou au soleil, deux cent cinquante couteaux, deux cents haches, cinq scies pour abattre les arbres, cinq tonneaux de salpêtre qui est la poudre miracle pour faire pousser le maïs. Plus quelques-unes de ces marmites qu'on appelle chaudières, de taille diverse, en la meilleure fonte des forges d'Iron Mills dans le Massachusetts.
De tels accords, si avantageux pour le peuple iroquois, devaient-ils être dénoncés avant seulement d'avoir été mis en pratique, ne serait-ce qu'une année ? Tahoutaguète cria quelque chose et la voix de Nicolas Perrot répéta après lui :
– C'est toi, Blanc, qui as dénoncé tes accords avant qu'ils aient seulement reçu un début d'application. Car tes présents, nous ne les avons pas vus, mais la mort traîtresse, l'attaque, nous les avons vues. La guerre entre toi et nous c'est toi qui l'as provoquée, à peine avait-on décidé de l'écarter.
Peyrac ne se troubla pas. Il fit répondre par Nicolas Perrot que Tahoutaguète se trompait. Les présents reçus par Swanissit et ses plénipotentiaires pour la conclusion des accords étaient tous là, il les verrait tout à l'heure. Mais, tout sabord, il priait Outtaké de faire à ses frères le récit de l'attaque et dans quelles circonstances les chefs iroquois avaient trouvé la mort. Le Mohawk s'exécuta de mauvaise grâce.
Perrot, Maupertuis et tous ceux qui parmi les Blancs connaissaient la langue iroquoise surveillaient attentivement son récit. À deux reprises, ils l'obligèrent à reconnaître qu'il avait vu, de ses yeux, les hommes de Peyrac frappés à mort par les assaillants et que le baron de Maudreuil et les Patsuiketts étaient entrés par traîtrise dans le poste. Et, qu'ensuite la femme blanche, l'épouse de Tekonderoga, l'avait sauvé de Piksarett qui le cherchait pour l'achever. Peyrac alors écarta ses cheveux et, montrant la plaie encore sanglante, rappela qu'elle lui avait été faite par un casse-tête abénakis.
C'était un duel de paroles épuisant. Même pas un duel, plutôt une lutte qu'il menait, aidé de ses interprètes, mais qu'il livrait seul. Pour les sauvages, l'affaire était déjà entendue. Il devait mourir. Mais la vue des coups qui lui avaient été portés parut, néanmoins, les frapper. Il faisait très chaud. Cela durait depuis des heures.
De temps en temps, quelqu'un descendait boire ou se doucher au fleuve. Angélique se rappela qu'elle avait préparé à tout hasard des tartines avec une tranche de lard dans son bagage et les distribua aux enfants pour leur faire prendre patience. On était si fatigué qu'on cessait d'être inquiet. Et puis soudain la fièvre montait à nouveau, et il y avait un mouvement imperceptible des Espagnols de Peyrac vers leurs armes prêtes à tirer.
L'effervescence de la bataille et de la vengeance est lente à se calmer dans un cœur iroquois. On devinait que, venus pour tuer, ces sauvages n'entendaient pas être frustrés de leur plaisir, car c'est une volupté sans nom que de venger au centuple la mort d'un frère, à plus forte raison celle d'un chef aimé et vénéré. Dévorés de chagrin à la seule idée qu'ils ne pourraient assouvir leur soif de sang, ils s'agitaient et murmuraient. Un jeune guerrier, plus impatient que les autres, s'approcha de Florimond et, soulevant sa lourde chevelure, fit avec son couteau un geste autour de sa tête. Angélique retint, avec peine, un cri devant cette mimique. Florimond, imitant le sang-froid de son père, ne broncha pas. L'autre s'éloigna, renonçant à l'effrayer. Angélique admira son fils aîné. Son fin profil brun se dressait en médaille dans le ciel d'azur, et elle pensa avec émotion qu'il était le fils de Joffrey de Peyrac. Et parce que, autrefois, au bord de la Garonne, sous le ciel étoile de l'Aquitaine, cet homme avait pris Angélique dans ses bras et l'avait faite femme, aujourd'hui la haute qualité de ses vertus coulait dans les veines de ce jeune homme. Et elle pensa : notre fils ! Pour Florimond, elle n'arrivait pas à avoir vraiment peur, mais elle trouvait que Cantor était encore trop jeune pour être exposé ainsi, bien qu'il se tînt crânement et sans bouger, sa bannière au poing. La sueur coulait sur son visage rond. Elle aurait voulu qu'il vînt s'asseoir près d'elle, avec les autres enfants, mais il ne le lui aurait jamais pardonné. Elle s'inquiétait aussi pour « son » blessé, le chef Outtaké. Comment un homme aussi atteint pouvait-il soutenir une telle séance de vindicte et d'animation ?
– Ne vous en faites pas pour lui, dit Eloi Macollet, auquel elle confiait son souci. Ces animaux-là, je les connais. Ça a plusieurs vies de rechange, et du moment qu'il peut palabrer à perdre haleine il ne s'en portera que mieux.
– Ne pourriez-vous aller lui porter à boire ? le pria Angélique. S'il mourait là, en plein conseil, cela n'arrangerait pas nos affaires.
Le Canadien s'exécuta et alla présenter une calebasse d'eau au chef rescapé de la tuerie abénakise. Ce geste de considération et d'attention parut lui être agréable. Les murmures s'étaient calmés. Les Iroquois digéraient le récit de l'attaque qui leur avait été fait et leur imagination vive leur en montrait toutes les péripéties. Ils lançaient parfois une question puis se remettaient à songer.
Joffrey de Peyrac se leva et entama un long discours. Il s'interrompait souvent pour permettre à Nicolas Perrot, qui s'était levé aussi, de traduire avec solennité ses paroles et de les faire entendre aux plus lointains.
– Maintenant, écoutez-moi tous. Je sais que la vengeance sacrée vous interdit de toucher à quelque aliment que ce soit avant que vos morts ne soient vengés. Vous avez attaqué les Patsuiketts au delà du fleuve et les avez tués et dispersés. Vous pourriez considérer que votre devoir vis-à-vis de vos chefs tués est accompli, car ceux-là seuls sont coupables. Mais je connais aussi les sentiments de haine qui animent vos cœurs à mon égard. Néanmoins, me considérant lié avec Swanissit, même au delà de la mort, je vous considérerai en amis. Je vous reçois sans crainte comme vous le voyez, ne voulant faire à Swanissit l'insulte de considérer ses fils comme des ennemis avant qu'ils n'aient eux-mêmes donné le signe de leur hostilité.
« Ainsi, j'ai préparé l'accueil que l'on doit à des guerriers amis. Voici, en trois tas, ce qui vous est destiné :
« Tout d'abord des vivres. Vous n'y toucherez pas tant que votre cœur ne sera pas apaisé et que vous n'ayez ressenti en vous le sentiment de votre honneur apaisé. Alors vous vous rassasierez. Vingt jarres de maïs, quatre de viande d'élan, deux d'ours ainsi que des courges et des baies séchées pour aromatiser votre « sagamite ». Ceci, pour raffermir le corps de guerriers fatigués par une longue campagne, au point de se laisser aller à la faiblesse de la colère aveugle plutôt que de songer à l'avenir de leur race. Quelqu'un se leva et protesta avec hargne, mais ceux qui l'entouraient le firent taire. On sentait qu'ils étaient curieux de savoir ce qu'il y avait comme présents dans le second tas.
– Des haches et des couteaux anglais pour vous défendre, deux barils de poudre et deux de balles, trois mousquets à mèche et un fusil à silex.
– À Swanissit aussi tu avais donné un fusil... cria-t-on.
– Il ne lui sera pas ôté. Il l'emportera avec lui dans sa tombe afin de pouvoir abattre sans peine son gibier au Pays des Grandes Chasses. Du troisième tas, vous pouvez user tout de suite. Ne faites pas le signe du mépris et du refus, guerriers des Cinq Nations. C'est du tabac de Virginie, et il n'y a rien de déshonorant à fumer avant de se décider pour la paix ou la guerre car le tabac vous permettra d'agir avec sagesse dans le réconfort de vos esprits.
Outtaké et Tahoutaguète se consultèrent puis acquiescèrent. La tentation était trop forte pour les Iroquois, qui sentaient à certains moments le vertige de l'égarement les gagner.
Nicolas Perrot, Maupertuis et Pierre-Joseph, le métis, leur distribuèrent les liasses de tabac séché ainsi que quelques calumets qu'ils se passeraient les uns aux autres.
– Je vous quitte un instant, dit le vieux Macollet aux dames, il faut que j'aille faire amitié avec toute cette racaille. On dirait que ça commence à sentir un peu moins le roussi. Il faut en profiter.
Et il alla s'asseoir parmi les Iroquois, alluma sa pipe au calumet de l'un d'eux et se mit à discourir en bon voisin. Maupertuis, son fils et le métis huron descendirent jusqu'au fleuve, saluant bruyamment ceux qu'ils reconnaissaient, et Angélique frémit de leur courage en les voyant seuls et désarmés parmi les sauvages pleins d'hostilité. Les Iroquois fumaient avidement. Des volutes épaisses et bleues s'échappaient de leurs lèvres et l'on sentait qu'en s'abandonnant à la magie bienfaisante du tabac leurs cœurs s'apaisaient, leur douleur et leur irritation sombraient dans une brève léthargie. Une heure s'écoula ainsi dans un demi-silence, que troublaient parfois des cris d'outardes et d'oies sauvages au bord du fleuve.
Angélique sentit une main qui se posait sur son bras. Le vieux Macollet était revenu près d'elle et il lui désignait le soleil qui commençait de descendre vers l'horizon. Alors, elle regarda vers son mari. Elle le vit tousser à deux reprises. Depuis des heures, il n'avait cessé de parler. Sa gorge malade devait le faire souffrir. De toute son âme elle souhaitait être près de lui, l'entourant de sa tendresse, de sa dévotion passionnée.
Depuis des heures il luttait, il les portait tous à bout de bras. Quand donc la victoire lui serait-elle donnée ?... Oh ! mon Dieu ?... Tahoutaguète se leva soudain et lança quelques phrases sur un ton de violence.
– Voilà ce que déclare Tahoutaguète au nom des Cinq Nations, dit Nicolas Perrot.
« Homme du Tonnerre, crois-tu donc que c'est par des présents que tu ressusciteras nos chefs bien-aimés ! Car nous avons reçu des présents et de la nourriture, mais eux n'ont rien reçu que la honte et la mort.
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