Une houle courut parmi les rangs des sauvages à ces paroles. Une fois de plus Joffrey de Peyrac leur fit face. Il parut rassembler ses forces et parla avec une passion persuasive qu'il communiquait à Nicolas Perrot, et la voix de celui-ci s'élevait ferme et forte, alternant avec celle de Peyrac.
– C'est ce qui vous trompe, guerriers iroquois ! Vos chefs n'auront pas reçu que la mort et la honte en ces lieux car apprenez que, depuis que la vallée Sacrée a recueilli dans son sein les Nations iroquoises, aucun de vos chefs n'est descendu dans sa tombe accompagné d'autant de richesses et de présents et d'honneurs que ceux-ci... Vous pensez dans vos cœurs : « Ils sont morts loin de leurs bourgades, et nous ne pourrons même pas envelopper leurs corps de robes, de fourrures, nous ne pourrons leur donner ni chaudières ni armes pour le Pays des Grandes Chasses !... Eh bien ! Voyez !... »
Sur un geste solennel, les Espagnols en armes, qui s'étaient tenus étroitement groupés un peu en avant du poste sur la gauche, s'écartèrent et dévoilèrent ce que le comte de Peyrac avait voulu dissimuler jusqu'ici à l'armée iroquoise.
Le moment était venu. Au pied du grand érable rouge, Swanissit, Onasatégan, Anhisera et Ganatuha étaient assis, les jambes croisées, leurs armes entre les bras, la tête droite et les yeux fermés.
De magnifiques coiffures de plumes et d'aigrettes dissimulaient la plaie infamante de leurs fronts scalpés et un doigt habile avait paré la peau froide et blême de leurs visages morts d'un tatouage de fête, ocre et vermillon. Ç'avait été, là encore, l'œuvre des deux coureurs de bois canadiens qui s'étaient penchés sur ces faces iroquoises en évoquant leurs propres souvenirs de là-bas, dans un entremêlement désormais si étroit qu'on ne saurait plus jamais très bien ce qu'il y avait d'indien et d'européen dans ces cœurs-là.
Pieusement, le gros doigt de Maupertuis avait souligné de rouge les pommettes de Swanissit tandis que Nicolas Perrot traçait sur la joue d'Anhisera un long trait jaune, évoquant sa première blessure de jeune guerrier.
Puis ils les avaient revêtus de manteaux somptueux de fourrure ou de soie brochée que le comte de Peyrac avait apportés dans ses coffres, et, derrière eux, ils avaient planté un piquet qui soutenait leurs dos et leurs cous attachés, leur permettant de se tenir assis, droits à la face de leurs peuples, et ces piquets étaient ornés de rubans et de plumes qui flottaient au vent.
À leur vue, un gémissement sourd et général parcourut les rangs des partisans iroquois. Loin de leur vallée, en terre ennemie, ils contemplaient leurs chefs morts, et les voyaient vêtus et honorés au delà de tout ce qu'ils auraient pu recevoir des leurs dans un trépas de guerre. Ils se dressèrent et se portèrent en avant.
– Parle-leur, dit Peyrac en posant une main impérieuse sur l'épaule de Nicolas Perrot. Parle-leur vite !... Dis-leur n'importe quoi ! Montre-leur les présents des morts !
Aussitôt, de sa même voix calme mais ferme et qui leur imposait parce qu'elle leur était familière, le Canadien entreprit de leur faire l'article avec une façon de marchand de bazar. Il retenait leur attention, détournait leurs pensées de l'horrible réalité là sous leurs yeux, leurs chefs morts, distrayait leur peine avec des habiletés de jongleur. Il leur montrait les quatre arcs d'argent avec leurs flèches multicolores incrustées de coquillages dans des carquois de cuir brodés de mille perles, les couvertures écarlates, les rouleaux de tabac, les peaux d'hermine cousues ensemble, d'ours blanc et de lynx et de loup et qui allaient être jetées dans la fosse pour y coucher les morts. Il leur dénombra les jarres de maïs et de riz, de graisse et de viande, une par chef mort afin qu'ils puissent manger durant leur long voyage avant d'atteindre le Paradis des Grandes Chasses. Il leur expliqua la signification symbolique de quatre étranges objets inconnus, des sortes de fleurs jaunes qui ressemblaient à de l'amadou et qui étaient là pour étancher leurs larmes, car, en effet, ces objets énormes et légers, qu'on appelait éponges, et qui venaient de fort lointaines îles, avaient la propriété d'étancher l'eau. Il en fit aussitôt la démonstration dans une calebasse.
– Ainsi que l'eau pure disparue soudain par le contact de l'éponge, leurs larmes de honte et de désespoir seraient étanchées, affirma-t-il.
Il leur décrivit le message des deux magnifiques wampums, tandis que les larmes des Iroquois coulaient sur leurs faces lisses et que les éponges humides passaient de main en main, effaçant sur les joues bariolées les peintures de guerre. C'était pour les Européens, nouveaux venus, un spectacle stupéfiant que celui de ces sauvages pleurant et s'essuyant les yeux avec des éponges, un spectacle grotesque, émouvant, tragique, et qui donnait envie de rire et de pleurer aussi. Nicolas montra le célèbre collier de la fidélité des Abénakis, un trésor sans prix, ancien et vénérable, qui représentait un soleil levant, bleu sur fond blanc, et une procession de poissons et de loups-marins se donnant la main – ou les nageoires – selon l'interprétation personnelle – deux colliers parmi les plus beaux du trésor de Tekonderoga, et que Swanissit pourrait présenter au Grand Esprit en réparation de la trahison dont il avait été victime de la part des Abénakis. Enfin, se risquant davantage, il leur détailla le magnifique costume que portait Swanissit tout en passementerie d'argent et de fils d'or, le costume même que Hiawatha, le grand fondateur de la Ligue iroquoise, avait annoncé comme devant être porté par celui qui consacrerait son œuvre, en préservant les Iroquois de la guerre continuelle et les garderait dans la paix, fructueuse aux moissons et aux chasses.
Les guerriers se pressaient pour voir et tâter les splendides présents des morts. Ils se bousculaient et s'excitaient. Ils étaient dangereusement proches. Et si la plupart témoignaient une admiration sincère, chez d'autres transparaissait la convoitise. Ils jetaient des regards vers le fort et discutaient entre eux.
Angélique sentit le changement d'atmosphère. On atteignait un point d'oscillation. La partie allait être perdue ou gagnée.
Elle s'aperçut que ceux des hommes de Peyrac qui se trouvaient le plus en arrière, portant les bannières, commençaient à s'éloigner subrepticement et à se fondre dans l'obscurité. D'autres, profitant de l'ombre, avaient emmené les chevaux vers la forêt, et Yann vint vers Angélique lui chuchoter qu'elle eût a s'écarter ainsi que les autres femmes et enfants, et à doucement descendre vers les berges du fleuve sans faire trop remarquer leurs mouvements. Les Espagnols couvraient cette retraite silencieuse, ayant chargé et préparé leurs armes sans qu'on eût entendu le moindre tintement.
– Je vous confie Honorine, descendez avec Yann, dit Angélique aux Jonas. Je vous rejoindrai tout à l'heure.
Rien n'aurait pu la décider à quitter la place tant qu'elle ne verrait pas son mari hors de danger.
Elle remarquait que des Iroquois se glissaient en avant et regardaient par l'entrée à l'intérieur du poste.
L'ombre s'épaississait, bleuâtre, mais une grande tache rouge à l'ouest continuait de projeter sur la scène des lueurs de cuivre.
Elle se rapprocha du groupe que formaient Joffrey de Peyrac, Nicolas, Maupertuis et son fils, Eloi Macollet et quelques hommes encore du Gouldsboro, comme Malaprade ou le Maltais Enrico Enzi qui se tenaient en gardes du corps derrière leur maître. Outtaké était au milieu, debout et appuyé à l'épaule de Pierre-Joseph Maupertuis, mais ils étaient tous entourés maintenant par les Iroquois qui s'enhardissaient de plus en plus à venir regarder le fort de plus près.
Ce n'était pas Joffrey de Peyrac que regardait Angélique, mais Outtaké. Elle le fixait avec une telle intensité que peu à peu, comme attiré, le Mohawk tourna légèrement la tête et ses yeux impavides et sans lueurs croisèrent le regard de la jeune femme blanche.
« Je t'ai donné ta vie l'autre soir, près de la source, lui criait ce regard, je t'ai sauvé blessé des mains de Piksarett qui voulait ton scalp... Et maintenant, sauve-le, sauve-le ! toi qui le peux, je t'en conjure. »
C'était à la fois un ordre et une supplication et une onde de sentiments indéfinissable passa sur le visage jaune du Mohawk.
Un groupe de guerriers s'étaient approchés de Peyrac et lui parlaient sur un ton d'insolence.
– Et l'eau-de-feu, la liqueur précieuse des Blancs, où est-elle ? Nous voyons que vous l'avez refusée à nos chefs...
Celui qui s'était fait le porte-parole des autres ricanait en balançant indolemment son casse-tête au bout de sa main brune.
– L'eau-de-vie et le rhum sont à l'intérieur du poste, répondit le comte. Ils sont réunis en un seul lot, qui est réservé en hommage au Grand Esprit, ce n'est pas pour vous.
L'autre poussa une exclamation ironique et lança une parole sur un ton de rage et de triomphe.
Nicolas Perrot retint une grimace, mais traduisit d'une voix qui ne fléchissait pas :
– Il déclare : Nous allons le prendre nous-mêmes sans te demander ta permission, Tekonderoga, toi, l'allié des traîtres qui ont tué nos chefs.
Peyrac, à cette déclaration de mauvaise foi, fit un pas vers le sauvage jusqu'à presque le toucher et il le fixa durement dans les yeux.
– Comment te nommes-tu, toi qui oses disputer au Grand Esprit ce qui lui est offert en hommage ?
L'Indien bondit en arrière et leva son tomahawk. Mais d'un mouvement prompt Peyrac se déroba au coup qui siffla au-dessus de sa tête, puis, se redressant, il brandit son pistolet qu'il tenait par le canon et frappa de la crosse son adversaire à la tempe. L'Indien recula en titubant et alla s'effondrer, assommé, parmi ses compagnons. Le cri d'Angélique se perdit dans la clameur grondante des Iroquois. Mais un cri plus impérieux encore domina le tumulte. C'était Outtaké qui l'avait jeté. Le bras levé, il se porta devant Peyrac, le protégeant de son corps. Le silence revint. Les armes s'abaissèrent. Outtaké fit signe à un jeune guerrier de venir l'aider à se soutenir. Puis il se tourna vers Peyrac et lui parla à mi-voix, en français.
– Je ne veux pas ta mort, Tekonderoga. L'esprit de la justice veut que je t'accorde la vie, car il est vrai que si la vengeance est une des lois de nos peuples, celle de la reconnaissance la précède et je serais félon si j'oubliais que ton épouse Kawa, l'Étoile Fixe, a sauvé ma vie par deux fois... oui, par deux fois... Mais mes guerriers accepteront-ils de te laisser en vie et de se retirer sans combattre ? Je ne peux m'y engager !
« Néanmoins, je vais essayer de les convaincre... Tu me rendras cette justice que je l'ai fait, si j'échoue...
Aux instants les plus extrêmes, il y a toujours des pensées incongrues qui vous traversent l'esprit. Angélique se rappellerait plus tard que ce qui l'avait frappée à ce moment précis, c'était que le Mohawk, à la façon des Canadiens, coureurs de bois ou seigneurs qu'il avait fréquentés dans sa jeunesse, employait un français assez châtié et rien n'était plus surprenant qu'un tel langage choisi sur ses lèvres barbares.
– Notre cœur n'est pas prompt à oublier les affronts, continua-t-il. Demander de vous épargner entachera mon pouvoir.
– Je ne vous demande pas d'oublier, dit Peyrac.
Angélique n'en pouvait plus. Elle savait maintenant que même l'intervention d'Outtaké ne sauverait rien. Elle n'avait plus qu'une idée. Se rejeter à l'intérieur du fort, refermer enfin sur eux les portes de rondins et saisir des mousquets. C'en était assez ! Elle ne pouvait plus supporter de voir ainsi Joffrey exposé, et à chaque instant en danger de perdre la vie... Mais il ne paraissait pas pressé de quitter la place, ni ému par la fatigue et la tension de cette journée.
– Je ne veux pas que vous oubliiez, répéta-t-il plus haut. Et je vais même faire en sorte que vous n'oubliiez jamais ce qui s'est passé à Katarunk. Vous êtes tous en train de vous demander, dans vos contes : « Si nous épargnons ces Blancs, qui effacera la honte que le renom des Iroquois a subie en ces lieux ? Et je vous réponds : Moi...
« Perrot, traduisez, je vous prie... Vous croyez tous que la palabre est finie. Mais non ! Tout commence. Vous n'avez encore rien vu, rien entendu, peuple iroquois ! C'est maintenant que je vais parler. Écoutez bien ! Je veux que mes paroles et mes actes s'enfoncent comme des flèches dans vos cœurs car après seulement vous pourrez vous éloigner sans amertume, le cœur satisfait. Il n'est pas vrai, mes frères, que le cœur de l'homme blanc et que le cœur de l'Indien ne peuvent éprouver les mêmes sentiments. Car, ainsi que le vôtre, en regardant ce poste de Katarunk, mon cœur est empli d'horreur. Comme vous, je ne peux m'empêcher de songer que ces lieux ont connu le plus lâche attentat, la plus répugnante trahison que j'aie vu commettre dans ma vie déjà longue !... Comme vous, je crois que les lieux de traîtrise portent en eux, à jamais, une tache indélébile, et que leur vue en perpétue le souvenir, même lorsque l'esprit des hommes justes souhaite l'effacer... Or, ceux qui viendront en ce poste dans les temps futurs diront-ils chaque fois : C'est là que Swanissit fut scalpé, sous le toit de l'hôte qui le recevait, l'homme blanc, Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre ?... Non !... Non ! Je ne le supporterai pas, s'écria le comte de Peyrac avec une violence et une colère qui les impressionnèrent, et qui en cet instant – Angélique le sentit – n'étaient pas feintes. Non, je ne le supporterai pas. Que tout s'efface plutôt... que tout s'efface !... Il toussa, ayant crié ces derniers mots. Nicolas Perrot répétait lentement ses paroles, avec une sorte d'exaltation, que tout s'efface plutôt !... Que tout s'efface, et maintenant l'on sentait, dans la nuit, tous les yeux fixés sur ces deux silhouettes dressées, celle du coureur de bois et celle du comte de Peyrac, dans son vêtement couleur d'orage, tous deux éclairés encore par une vague lueur du couchant.
"Angélique et le Nouveau Monde Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1" друзьям в соцсетях.