– Je sais, reprit le comte. Il y en a quelques-uns d'entre vous qui pensent : « Dans ce poste se trouvent de belles marchandises ! » Ils voudraient satisfaire à la fois leur cupidité et leur désir de vengeance !
Que ces chacals cessent de gronder et de flairer et s'éloignent la queue basse. Car c'est moi qui vous dis, c'est aux mânes de vos ancêtres qu'appartient désormais tout ce qu'il y a dans ce fort. Ainsi seulement seront-elles satisfaites !
« Vous, vous avez déjà reçu vos présents. Ils sont de valeur. Et quand vous aurez à les charger sur votre dos, vous vous apercevrez qu'ils sont d'importance.
« Mais ce qu'il y a dans ce fort de Katarunk, vous n'avez pas le droit de le prendre, pas plus que je n'ai celui d'en user. Je l'ai donné aux mânes de vos chefs morts, en revanche de la félonie dont ils ont été victimes.
« Écoutez-moi bien, et souvenez-vous de mes paroles ! Il y a dans ce fort des vivres pour plusieurs mois, peut-être des années, de la viande de cerf, d'élan et d'ours, de la morue séchée et salée, du sel marin, dix barriques d'huile de tournesol, de baleine et de loup-marin. Du sucre d'érable et du sucre des îles lointaines. Du rhum et des vins pour les Blancs et les chefs indiens. Vingt sacs de farine de blé et de maïs. Deux cents tresses de tabac de Virginie. Cent tresses de tabac du Mexique. Cinquante ballots de cotonnades hollandaises. Dix ballots de soie de Chine et d'Orient. Des casaques de laine et de coton d'Égypte, des tapis, des fusils, des balles, de la poudre. Quinze pièges à loups, ours, renards ou lynx. De la quincaille : aiguilles et ciseaux... Des fourrures. Tout cela ne vous appartient pas, et ne m'appartient plus.
« Tout cela appartient à vos chefs morts.
« Vous qui disiez : Ils n'ont rien que la honte voici ce qu'ils possèdent. Tout. Sauf les barils d'eau-de-vie et de vin, dont je sais que Swanissit n'aurait pas voulu et qui sont réservés au Grand Esprit qui, seul, peut les purifier par sa puissance de leur pouvoir nocif.
« Et maintenant, écartez-vous ! Outtaké, commande à tes guerriers de se reculer jusqu'au fleuve afin d'éviter qu'ils ne soient blessés ou tués.
« Je vais faire éclater le tonnerre ! »
Un silence stupéfait régna après ces paroles. Puis lentement la masse des sauvages commença de refluer lentement vers le bas de la côte jusqu'aux rives du fleuve. À leur crainte superstitieuse, se mêlait une avide curiosité. Où voulait-il en venir ce Blanc à la langue habile et qui prétendait mieux les venger que leurs armes ?... Le comte de Peyrac donna encore quelques ordres à ceux de ses hommes qui se trouvaient près de lui. Puis, apercevant Angélique, il la prit par la taille et l'entraîna.
– Venez vite ! Il ne faut pas rester ici. Maupertuis, voulez-vous vérifier que tous, les nôtres sont bien en bas, sur la rive, et que plus personne ne se trouve dans l'enceinte du fort !
Sur la rive où commençait de s'élever la brume nocturne, ils se retrouvèrent tous mêlés avec les Iroquois. Angélique sentit que Peyrac la pressait fortement contre lui avant de la lâcher, pour prendre tranquillement, dans une bourse de cuir, à sa ceinture, un un briquet à tige d'amadou. Les Indiens se bousculaient autour d'eux comme des enfants au spectacle. Tous voulaient voir Peyrac et savoir ce qu'il faisait. Angélique chercha des yeux Honorine, les Jonas et ses fils. On n'y voyait plus rien, mais Maupertuis vint lui dire que tout le monde était bien là, rassemblé près d'un petit bois, sous la protection des Espagnols armés. Yann Le Couénnec descendait la colline en déroulant une mèche de chanvre. Profitant de l'ombre, des hommes de Peyrac remontèrent vers le poste, et hâtivement déposèrent dans la tombe déjà creusée les cinq chefs iroquois, y jetèrent pêle-mêle les présents et refermèrent la fosse à grandes pelletées.
Comme ils achevaient leur besogne, le son rauque d'une trompe s'éleva. Ils s'écartèrent et descendirent en courant jusqu'aux bosquets près du fleuve où les femmes et les enfants se trouvaient rassemblés. Une seconde fois, le son de la trompe éclata. Alors, le comte de Peyrac prit son briquet, fit jaillir l'étincelle et, se penchant, il enflamma l'extrémité de la mèche de chanvre que le Breton avait déroulée jusqu'à lui.
La flamme s'éleva, preste et vive, se hâta vers le sommet, se faufilant à travers les souches, les herbes et les cailloux, comme un serpent fugace et doré. Elle atteignit la porte du fort et ils ne Ta virent plus. Puis soudain une énorme explosion illumina le ciel obscur. Aussitôt le poste se mit à flamber avec d'énormes flammes qu'avivait le vent. Le bois des habitations et de la palissade avait été auparavant imprégné d'huile et de rhum et saupoudré de salpêtre. Il éclatait avec furie.
Dans l'atmosphère aride et sèche de cette fin d'été, immédiatement ce fut un brasier ronflant et dévorant. Les spectateurs reculèrent sur la plage, atteints par l'haleine brûlante de l'incendie.
Subitement sortis de l'ombre, dans ce rayonnement rougeâtre, tous les visages levés trahissaient à la fois l'admiration et la terreur, l'atterrement et la joie, ce mélange de sentiments complexes qu'inspirent à l'homme les manifestations des forces naturelles déchaînées dans leur splendeur et leur force indomptable. Au bout d'un long moment, une voix s'éleva de la foule oppressée et haletante et c'était celle du vieux Tahoutaguète. Il posait une question.
– Il voudrait savoir, dit Outtaké, si tu avais des peaux de castor entreposées dans ton fort ?...
– Oui ! Oui ! il y en avait, s'écria l'Irlandais O'Connell en s'arrachant les cheveux. Trente paquets ! Pour 10 000 livres au moins de peaux de castor dans le grenier. Ah ! monsieur de Peyrac, si vous m'aviez dit ce que vous comptiez faire, si j'avais su !... Mes castors !... Mes castors !...
Il y avait un tel désespoir dans sa voix, tant de comique dans l'expression de sa détresse que les Iroquois éclatèrent de rire.
Enfin, voilà un Blanc qui avait un cri du cœur ! Un Blanc qui ressemblait aux autres... Un vrai fils de cette race de marchands. On se retrouvait en terrain connu...
– Et cette peau-là ? lui dit Peyrac en pinçant ses grosses joues tremblantes de chagrin. À combien l'estimes-tu ? 10 000 ? 20 000 livres ? Et ce scalp qu'on t'a laissé, continua-t-il en empoignant la chevelure rouge du pauvre traitant. À combien ? 30 000 livres ?...
Les guerriers rirent de plus belle. Ils se tenaient les côtes et contrefaisaient les mimes de l'Irlandais en le montrant du doigt.
Leurs éclats de rire effrayants étaient comme un écho au bruit des flammes.
– Ris-tu avec nous, Swanissit, s'écria soudain Outtaké en levant la face vers le sommet embrasé de la côte, ris-tu avec tes guerriers ? Es-tu consolé par les richesses et les présents qu'ils te laissent ?
Et soudain, comme une réponse extravagante à cet appel, une gerbe d'un blanc-bleu jaillit du panache rouge et ronflant des flammes, et s'éleva très haut, dans le ciel noir, pour retomber, après quelques explosions, en une pluie argentée.
À peine les cris de surprise et d'effroi avaient-ils jailli qu'un autre long serpent rouge se déroula à travers l'ombre, creva, s'épanouit en étoiles dont, à leur tour, les extrémités explosèrent en couronnes de rubis qui, lentement, se désagrégèrent, se liquéfièrent, coulant comme du sang sur le voile sombre de la nuit.
Des Indiens tombèrent à genoux. D'autres, en se reculant, tombèrent dans le fleuve. Maintenant les gerbes et les traînées lumineuses ne cessaient de s'élancer en tous sens dans une pétarade qui dominait jusqu'aux craquements des derniers pans de mur se consumant. C'était une profusion de vert, de bleu, de rouge et d'or, retombant en fleurs, en lianes, en coupoles, en longs serpentins entrecroisés qui se poursuivaient à travers l'obscurité, formaient de bizarres dessins, des formes d'animaux, qui s'éteignaient et s'évanouissaient à l'instant où ils paraissaient prêts à bondir...
Au hasard d'une accalmie, Angélique entendit les cris de joie des enfants. Avec l'émerveillement commun, la peur s'était enfuie. La haine aussi, et la crainte, le soupçon... Et Florimond, l'artificier qui avait préparé ces fusées, prenait pour lui les acclamations. Elle entendit sa jeune voix dire :
– Hein !,., que pensez-vous de mes talents ?... Cela vaut bien Versailles !
Peu s'en fallut que le capitaine Alvarez et ses hommes n'oubliassent un instant la sévère consigne de se tenir aux aguets, un doigt sur la gâchette. Mais il n'y avait plus rien à redouter. Les farouches Iroquois, la tête levée, étaient fascinés comme des enfants. L'enchantement habitait leurs cœurs. L'enivrement de ces visions leur faisait, comme les songes, oublier la réalité de leur corps et les raisons pour lesquelles ils se trouvaient là, au bord du Kennebec.
Une immense chenille d'émeraude tombait vers eux en ondulant. Un papillon de feu s'envolait dans les ténèbres, une citrouille géante incandescente éclatait... Lorsque les dernières fusées dispersèrent à travers la nuit leurs poudres colorées, le poste de Katarunk avait disparu. Ses remparts s'étaient effondrés dans des gerbes d'étincelles et l'emplacement où il s'était élevé naguère n'était plus qu'une immense plaie lumineuse qui lentement virait au sombre.
Chapitre 15
À cet instant, la lune se leva. C'était une lune tardive, du milieu de la nuit. Et sa lumière sereine, se mêlant à la lumière mouvante du brasier s'éteignant, fit régner sur la scène une clarté surprenante. Ils attendirent. Dans cette ombre et cette clarté, les guerriers demi-nus s'éveillaient d'un songe incroyable.
Dans le silence, le murmure du fleuve, à leurs pieds, s'enfla. Lentement, Outtaké revint à lui. Son regard dissimulé entre ses longues paupières étroites se fixa sur le couple des Blancs qui étaient devant lui et parut le voir d'une vision nouvelle. C'était un homme et une femme appuyés l'un à l'autre, et qui attendaient de lui un verdict de vie ou de mort.
Alors son cœur se gonfla sous l'élan des incantations poétiques et ardentes qui, si souvent, s'emparaient de lui, et il s'adressait en secret à l'homme debout devant lui et qui l'avait subjugué.
– Est-ce toi l'Ancêtre annoncé par l'Oiseau qui devait revenir sous la forme d'un homme à la peau blanche ?... Je ne sais pas... Je ne sais pas qui tu es réellement encore... Mais jamais je n'oublierai ce que j'ai vu à Katarunk... Jamais je n'oublierai... Parle, toi... fit-il à haute voix, en s'adressant à Nicolas Perrot. Répète à mes guerriers ce que je vais te dire. Je ne sais pas qui tu es, Tekonderoga, mais jamais je n'oublierai ce que j'ai vu à Katarunk.
Nicolas répéta, et les guerriers répondirent par un long cri en chœur dont l'écho parut se répercuter à travers la vallée nocturne.
– Nous n'oublierons jamais...
– J'ai vu aussi que tu n'étais pas un Français comme les autres, Tekonderoga, reprit Outtaké en français d'une voix qui s'affermissait et devenait plus claire. Je vois que tu n'es pas un Français de Québec, ni du roi de France. Tu es vraiment seul et tu ne parles qu'en ton nom. Est-ce que réellement cela t'importe peu d'avoir perdu toutes ces peaux ?
– Cela m'importe, mais, plus encore que le castor, il m'importe d'avoir perdu des instruments qui me permettaient de découvrir les secrets de la nature, de voir des choses invisibles. Avant ce sacrifice je pouvais converser avec les étoiles. Mais maintenant ce seront Swanissit et vos capitaines morts qui se serviront de ces instruments et connaîtront le secret des étoiles.
– Heureux soient-ils ! murmura l'Iroquois.
– Pour vous autres, vous savez où se trouve leur tombe. Devant le fort, au bord des cendres. Nul ne bâtira plus en ces lieux et vous pourrez y revenir sans honte et sans douleur laver leurs ossements mémorables.
– Et toi, que vas-tu faire, Tekonderoga ? Tu n'as plus rien que ces chevaux et ces vêtements. La forêt est autour de toi et la nuit et le froid de l'hiver proche.
– Cela importe peu car mon honneur est sauf et j'ai payé le prix du sang.
– Vas-tu redescendre vers l'Océan ?
– Non. La saison est trop avancée et ce voyage comporterait trop de dangers. Je vais aller dans la montagne rejoindre quatre des miens qui ont là-bas une cabane. Puis-je leur répéter que tu nous gardes ton alliance ?
– Oui, tu le peux. Lorsque le Conseil des Mères et des Anciens aura approuvé ma décision, je t'enverrai un collier de porcelaine. Tekonderoga, penses-tu vraiment pouvoir triompher de tous tes ennemis ?
– Le résultat d'un combat est entre les mains du Grand Esprit. Pourtant, je suis décidé à lutter et à triompher.
– Ton courage, ta ruse et ta science sont grands et j'augure bien de ta victoire. Cependant, prends garde, Tekonderoga, car tes ennemis restent nombreux et le plus terrible, tes mousquets ne pourront l'abattre. Je veux te l'indiquer, frère : c'est Etskon Honsi, la Robe Noire. Il parle pour son Dieu, il parle pour son roi. Il est invincible. Maintes fois nous avons essayé de le tuer, mais il a toujours survécu, car il ne peut pas mourir, comprends-tu ? Et il veut t'écarter de sa route et il te poursuivra sans répit, car toi tu es de l'autre côté de sa vie. Tu appartiens au monde terrestre tandis que lui appartient au monde des esprits invisibles et même l'odeur de la terre lui est insupportable...
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