Dans la sécheresse crépitante de l'été, les incendies éclataient facilement. Pour une étincelle échappée d'un foyer, c'était la mise en marche d'une armée de flammes ronflantes ravageant, dévorant la forêt avec une gloutonnerie de dragon féroce, chassant devant elle les animaux affolés et ne s'arrêtant qu'au bord des falaises ou des ruisseaux, dans un chuintement infernal. Longtemps après, au loin, flottait dans l'air limpide un relent de fumée qui semblait la senteur même et définitive de ces grands espaces forestiers.
Ici le sinistre devait être récent. Le pas des chevaux souleva des cendres tièdes. Des rameaux laissaient au passage des traînées noires, les souches et les troncs encore dressés étaient charbonneux et arides. Entre leurs piques hérissées, la vallée rosé et mauve miroitait de tous ses lacs. La caravane atteignit les rives de l'un d'eux. Le feu avait rongé les bords et il n'y avait guère d'herbe à brouter pour les chevaux affamés.
Alors on longea, parmi les cendres, le rivage jusqu'à un gué, où les bêtes, d'un sabot précautionneux, franchirent un barrage de galets ronds. De l'autre côté, on remontait dune façon assez abrupte, sous la fraîcheur d'arbres et de sapins intacts. Ce n'était pas encore les abords des montagnes, mais un îlot dressé au cœur de la vallée, un rempart de rocs échoués parmi les lacs qui, jadis, avaient dû être des fleuves, ou ne former qu'une seule mer d'eau douce. Après avoir franchi cet éperon assombri par les pins et les cèdres, on redescendait et le scintillement d'un autre lac apparut bientôt, à travers les ramures d'un jaune agressif d'un bosquet de jeunes bouleaux.
Sous le ciel couleur de perle, le miroir d'eau étincelait dans la lumière directe de midi. C'était un lac extrêmement limpide, contrairement à ceux qu'ils avaient rencontrés jusqu'ici, toujours encombrés d'algues et de mousses. À travers l'eau lumineuse, on apercevait le sable gris.
– Je voudrais me baigner les pieds dans cette eau, s'écria Honorine.
Il y avait les signes avant-coureurs d'une halte. Là-bas en avant, derrière les saules, on entendait des appels et l'ébrouement des montures. Un des coureurs de bois, qui l'avait précédée, reparut et fit signe du bras pour avertir ceux qui descendaient encore qu'un moment de repos était accordé. Pour ceux qui risquaient de ne pas le voir, il poussa un cri guttural, auquel les Indiens qui venaient en arrière-garde répondirent d'assez loin. Angélique se laissa glisser à terre et aida Honorine à descendre. La petite, aussitôt, ôta ses souliers et ses bas et, retenant ses jupes, entra dans l'eau.
– C'est très froid, cria-t-elle en riant de plaisir.
Le cheval, qui avait bu, penchait sa tête lasse.
Angélique caressa le col penché de la bête dont la robe avait, dans la lumière intense, les mêmes reflets somptueux que la forêt.
– Ne t'affole pas, lui dit-elle à mi-voix. Regarde, il y a quand même peut-être un tout petit peu à manger. Nous trouverons un jour de grands espaces pour que tu galopes. Bientôt, nous serons au but.
Le cheval remuait les oreilles et l'on aurait dit que des soupirs gonflaient son poitrail. Car les chevaux n'aiment pas la forêt. Angélique se souvenait de la guerre du Poitou et des longues randonnées qu'elle avait faites avec ses partisans dans les coins les plus reculés des forêts de l'Ouest1.
L'inquiétude de leurs montures ne venait point alors du danger pressenti, de l'ennemi aux aguets, mais du silence si particulier des bois, ce silence tissé de mille bruits vifs et menaçants et des jeux d'ombre et de lumière entre les troncs et les ramures qui créent des visions fantasmagoriques, donnent licence aux imaginations superstitieuses et aux menaces réelles ajoutent celle des esprits et des démons.
La grande forêt du nord de l'Amérique était peut-être moins effrayante et rébarbative que celle qui avait vu se dérouler l'enfance d'Angélique. Des lacs multiples la trouaient de grandes surfaces azurées.
L'atmosphère cristalline, vibrante d'une sécheresse que même les brumes de l'hiver ne semblaient pas combattre, donnait à ses contours une netteté sans mystère. Ici ce n'était pas une forêt à fantômes2.
Angélique se tint debout au bord du lac. Elle ne voulait pas lâcher la bride de Wallis car, un jour qu'elle broutait ainsi, la bête s'était brusquement enfuie fonçant à travers les taillis. Elle avait failli s'empaler sur des branches rompues, se briser les jambes dans des fondrières, et il avait fallu l'habileté des Indiens, familiers de ce sous-bois touffu, pour retrouver sa trace. Le sang battait aux tempes de la jeune femme, et sa nuque surtout était pesante. Le chant strident des cigales l'étourdissait.
Voyant que la jument paraissait calme, elle s'enhardit à passer l'extrémité de la bride à la branche d'un arbrisseau, et s'avança jusqu'à la rive pour recueillir un peu d'eau dans le creux de la main et la porter à ses lèvres.
Une exclamation derrière elle arrêta son geste. Le grand Sagamore Mopountook, le chef des Métallaks, lui faisait signe de ne pas boire. Toujours par gestes, il lui expliqua qu'il y avait plus haut, en amont, une source dont l'eau était meilleure que celle-là et à laquelle ses guerriers s'étaient arrêtés pour se rafraîchir. Il la conviait à s'y rendre. Angélique lui montra son cheval, lui signifiant qu'elle ne pouvait s'éloigner. Il comprit et, d'une main impérative, l'encouragea à attendre. Peu après, il revenait accompagné d'une Indienne qui portait dans un bol de bois l'eau de la précieuse source. L'ennui, c'était que le bol ayant contenu de la bouillie de maïs et peut-être diverses autres mixtures sans pour cela avoir été lavé autrement que par un raclage de doigts et d'ongles, l'eau qu'il contenait était troublée de façon peu appétissante. Angélique se força cependant à y porter ses lèvres et à avaler quelques gorgées. Elle avait eu l'occasion de remarquer que les Indiens étaient fort susceptibles. Le grand chef restait là, planté, à la regarder boire, s'attendant certainement à ce qu'elle manifestât la plus vive admiration pour cette eau remarquable qu'il s'était donné la peine de lui présenter.
Son odeur forte de grand mâle, oint de graisse d'ours de la tête aux pieds, était incommodante.
Sur sa poitrine lisse étaient tatoués des signes noirs et bleus. Deux serpents soulignaient ses seins musclés et un collier de dents d'ours y projetait des ombres hérissées. C'était un chef, un Sagamore. Sa qualité se voyait aux plumes d'aigle ornant sa chevelure en chignon à l'arrière du crâne, ainsi qu'à une queue touffue de mouffette. Au long du rivage on entendait les plongeons bruyants et les exclamations joyeuses des hommes savourant le bienfait de l'eau fraîche.
Florimond surgit, venant saluer sa mère comme il le faisait à chaque étape. Il retint un éclat de rire en voyant la situation délicate dans laquelle elle se trouvait, et tout de suite intervint avec tact.
– Oh ! j'éprouve une terrible soif. Ma mère, ne pourriez-vous m'accorder un peu de cette eau merveilleuse que vous avez le bonheur de boire ?...
Ce Florimond ! Quel bon garçon !...
Angélique lui tendit la calebasse avec soulagement, mais une fois encore Mopountook arrêta son geste d'une exclamation outrée. Il s'ensuivit une discussion à laquelle Nicolas Perrot fut appelé pour s'en mêler au titre d'interprète et de diplomate.
– Si je comprends bien, disait Florimond, un blanc-bec comme moi ne serait pas digne de se rafraîchir à la même source que son honorable mère...
– Il y a de cela...
– N'y aurait-il pas plutôt une arrière-pensée de mépris pour les femmes dans l'ostracisme de notre grand chef ? demanda Angélique.
– Non, c'est plutôt le contraire. En vous présentant à boire la meilleure eau qu'il pût trouver, le Sagamore a voulu honorer en vous la Femme, la Mère. Les femmes sont très honorées chez les Indiens...
– Vraiment ? interrompit Angélique surprise en regardant l'esclave aux yeux baissés qui se tenait derrière le chef.
– En effet, madame, c'est difficile à comprendre. Il faut avoir été jusqu'à la Vallée Sacrée des Iroquois pour se rendre compte... dit le coureur de bois.
Il rendit le bol à l'Indien avec un flot de paroles qui parurent enfin donner satisfaction à celui-ci.
– Et maintenant, garçon, que diriez-vous d'un saut dans l'onde fraîche ?
– Hourra ! s'écria Florimond.
Ils disparurent derrière le rideau de saules et d'aunes dont les longues feuilles s'inclinaient vers la surface de l'eau et peu après elle les vit nageant avec entrain, leurs têtes apparaissant à la surface scintillante du lac.
Angélique aurait donné tout au monde pour les imiter.
– Moi aussi je veux me baigner, dit Honorine en commençant à ôter ses petits vêtements.
Mme Jonas et Elvire surgissaient avec les garçonnets, fils d'Elvire, Thomas et Barthélémy. On convint de permettre aux trois enfants de barboter à leur aise. Nus, ils dansaient près du rivage parmi les gerbes d'eau, en poussant des cris de joie aigus. De grands échassiers, outragés, s'envolèrent des buissons avec des bruyants battements d'aile.
Des canards branchus, qui avaient sur la tête une aigrette couleur de feu et de violet, cancanèrent hautement de mécontentement et s'éloignèrent en traçant leurs sillages à la surface du lac étincelant.
Angélique soupirait d'envie en regardant l'eau fraîche. Victime du devoir elle restait près de son cheval.
Ce fut ainsi que la trouva Joffrey de Peyrac lorsqu'il parut à son tour sur la plage étroite au bord du lac.
Chapitre 2
Peyrac tenait encore en main le sextant avec lequel il venait de faire le point. Il le remit au matelot bordelais nommé Octave Malaprade qui l'escortait, portant l'écritoire de cuir et le parchemin. L'homme s'installa près d'un rocher pour ranger les instruments et les cartes dans le secrétaire portatif dont il était chargé.
Angélique regardait son mari s'avancer dans la lumière crue. Sa haute taille y prenait une densité brutale. Il semblait traverser et bousculer sans ménagement le décor fascinant. L'indifférence de ce paysage qui blessait Angélique, il ne s'en souciait pas. On entendit crisser le gravier sous ses bottes de cuir, sous son pas scandé et pesant.
« Il boite encore un peu, songea Angélique. Sur le Gouldsboro, on s'en rendait moins compte, avec le balancement du navire, mais ici, à terre, c'est perceptible. »
– Quelle est la pensée subite qui fait briller vos yeux ? demanda Joffrey de Peyrac.
– Je constate que vous boitez encore un peu.
– Et cela vous fait plaisir ?
– Oui !
– Les femmes sont vraiment des êtres aux réactions imprévisibles ! Ainsi tous mes efforts pour vous restituer un époux présentable n'aboutissent qu'à éveiller vos regrets ? Ou vos soupçons ? Vous n'êtes pas loin de craindre qu'il n'y ait eu substitution de personne... On raconte tant de plaisantes histoires de ce genre, aux veillées, dans les provinces de France... Ah ! le rôle de ressuscité n'est pas toujours facile à tenir. Je vais finir par regretter ma jambe courte.
– C'est que je vous ai aimé ainsi, jadis !
– Et vous n'êtes plus sûre de m'aimer sans elle, aujourd'hui ?
Il sourit avec malice.
Puis, sans attendre sa réponse, il salua Mopountook.
Il était toujours extrêmement cérémonieux envers le chef indien. Il avait ôté son feutre emplumé et sa chevelure drue brilla au soleil d'un éclat métallique. Des reflets d'acier couraient dans ses boucles serrées de Gascon, d'un noir encore intense, mais qui, aux tempes, avaient une luisance argentée. Son hérédité méridionale, mêlée d'Espagnol et de Sarrasin, lui faisait au soleil le teint aussi sombre et recuit que celui de son interlocuteur de race rouge. On voyait aux pommettes la trace plus pâle du masque qu'il mettait parfois. Les sourcils, touffus, gardaient une grâce ample au-dessus du prodigieux regard. Mais le profil restait abrupt, tourmenté, avec, comme une provocation agressive et sensuelle, la ligne sinueuse des lèvres. Ses lèvres étaient fortes, larges, d'une soie mince mais à peine rosée près du cuir tanné de la peau. Elles frémissaient, se durcissaient ou s'entrouvraient sur l'éclat des dents. Elles avaient leur vie propre dans ce visage extraordinaire où chaque élément semblait un signe destiné à recomposer la personnalité du gentilhomme : front immense et buriné par l'intelligence, raffinement de l'arcade sourcilière révélant la noblesse de sa race, feu de l'esprit au profond des yeux sombres. Le nez et le menton hardis, rocailleux, étaient ceux du conquérant, du montagnard, de l'être habitué à lever la tête, à regarder les aigles, et puis entre eux se dessinait cette bouche légèrement mauresque, impérieuse, exigeante semblait-il, même quand elle se taisait et restait impassible, une bouche d'homme terrestre, un signe de matérialité parmi des traits sublimés, et qui n'en prenait que plus de force ambiguë, inquiétante. Une telle bouche, les sculpteurs antiques l'avaient donnée à leurs images des dieux, sans savoir qu'ils traduisaient sous leur ciseau tout l'appétit de vie et de jouissance des premières civilisations méditerranéennes.
"Angélique et le Nouveau Monde Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 1" друзьям в соцсетях.