« Je crains pour toi, maintenant que tu es mon ami. Je sais qu'il veut ta perte. Je l'ai su, je l'ai vu, que de fois en songe j'ai vu briller son œil bleu. Et je tremblais, moi grand guerrier, car je ne connais rien au monde de plus redoutable que cet œil-là. Lorsqu'il me regardait ainsi jadis lorsque j'étais chez les Français, je sentais mon âme et mon esprit m'échapper... Prends garde, Tekonderoga, répéta-t-il d'un ton pressant, et veille bien, tu possèdes un trésor, toi qui n'as plus rien, et ce dernier trésor il voudra te l'arracher, surtout celui-là. (Il désigna Angélique.) La haine d'Etskon Honsi est déjà sur ELLE. Il voudra t'en séparer. Avec toute la puissance de ta foudre pourras-tu te défendre de ses pouvoirs ? Il est très puissant, tu sais, et on ne peut le tuer.
Outtaké paraissait tout à coup extrêmement inquiet.
Et ce fut peut-être à cet instant que le cœur d'Angélique s'ouvrit à l'amour des Indiens. Au delà de la peur, de la répugnance que pouvaient inspirer ces êtres sauvages, c'était un sentiment qui prenait sa source dans tout ce qu'il y avait en elle d'amical pour les autres, de fraternel, de maternel. Elle les voyait maintenant nus, naïfs, désarmés, des flèches aux doigts en face des mousquets meurtriers et, devant la puissance mystique des jésuites, sans autre défense que des magies grossières. La pitié et l'estime s'insinuèrent en son cœur. La voix hachée de l'Iroquois, qui après tant de paroles de haine leur prodiguait maintenant des conseils, lui révélait soudain l'aspect humain de ces races cruelles. Avec la versatilité pleine de passion des êtres primitifs, les voici qui se préoccupaient ardemment de ceux qu'ils voulaient massacrer quelques heures auparavant et, puisqu'ils étaient désormais leurs amis, ils éprouvaient à leur sujet une anxiété plus grande encore que pour leur propre sort.
Joffrey de Peyrac s'approcha d'Outtaké et lui parla sur un ton de confiance.
– Je vais te dire une chose que tu peux comprendre. Mes génies particuliers sont de telle sorte qu'ils ne redoutent ni les maléfices de l'homme rouge ni ceux de l'homme blanc. Or, Etskon Honsi reste, malgré ses pouvoirs, un homme blanc. Comme moi...
– C'est vrai, constata le Mohawk qui parut subitement rassuré, tu es blanc, toi, tu peux le deviner, alors que nous, notre tête quelquefois s'y perd. Bon ! Je comprends. Tu sauras le déjouer comme tu as su nous circonvenir quand nous voulions ta mort. C'est bien ! Reste fort, Tekonderoga. Nous aussi avons besoin de ta force. Et maintenant va où bon te semble. Aussi loin que vous marcherez, toi et les tiens, si vous rencontrez un guerrier des Cinq Nations, il chantera pour vous le chant de paix. J'ai dit ! Adieu.
Chapitre 16
Le vent de la nuit passait sur les cendres et maintenant tout était sombre et silencieux. Joffrey de Peyrac marchait à pas lents le long de la berge. Il était seul et, de temps en temps, il s'arrêtait pour regarder pensivement vers le haut de la côte, là où quelques heures auparavant s'élevait le poste de Katarunk.
Angélique, un peu plus loin, devinait son ombre, la voyait s'immobiliser, puis reprendre sa marche méditative.
Elle aussi était revenue en ce lieu, irrésistiblement attirée. Dans la caverne, où la veille le comte avait fait transporter les couvertures et quelques vivres, les enfants venaient de s'endormir auprès d'un feu. La plupart des adultes, à bout de forces, les imitaient. Angélique s'était éloignée. Elle avait marché doucement dans la nuit et, pour la première fois, elle n'avait plus peur. Les esprits mauvais semblaient s'être enfuis. Un vent de tempête et de tragédie, en ce jour, les avait dispersés et entraînés au loin. Elle marchait désormais au sein d'une forêt amicale, et tous les sons qui parvenaient à ses oreilles prenaient une autre signification. Ce n'était l'écho que d'un monde vivant, renaissant sous les branches, un petit monde animal, se préparant à l'hiver, s'affairant à ses dernières besognes, chantant ses dernières chansons, et rien d'autre. Le dernier parfum des mousses, les derniers grattements des écureuils enterrant des noisettes et très loin par-delà des ravins, comme un cor mélancolique, un appel d'orignal.
Angélique avait cessé d'avoir peur. Par son geste, Joffrey de Peyrac l'avait délivrée de l'angoisse.
Un geste fou, mais le seul à accomplir. Brûler Katarunk. Et il était le seul à pouvoir oser et accomplir. La pensée avait dû l'en traverser lorsqu'il avait dit : « Ma demeure est souillée par un crime inexpiable ! »
Alors il avait su ce qu'il fallait faire. Et il s'était apaisé. Maintenant rien ne se passerait plus de mal, qui leur vînt de la terre d'Amérique. L'holocauste avait été offert et accepté par le ciel. Angélique avait éprouvé d'abord une sensation imprécise, puis une forte révélation l'avait touchée. Et elle marchait sous les arbres, le cœur léger, car elle sentait que les rites avaient été accomplis et cela satisfaisait son âme, imprégnée de christianisme. Ce n'était pas seulement pour leurs vies sauves qu'il était bon que ce sacrifice ait été accompli, mais aussi pour leur bonheur. Et il lui revenait à la mémoire des paroles qu'elle avait si souvent murmurées machinalement au couvent, à la messe : Hanc igitur oblationem...
« Voici donc l'offrande que nous vous présentons, Seigneur, nous vos serviteurs et, avec nous, notre famille entière. Acceptez-la, Seigneur, avec bienveillance. Disposez maintenant dans votre paix les jours de notre vie... »
La terre d'Amérique ne leur serait plus hostile. Le sacrifice de Joffrey de Peyrac avait touché son cœur ombrageux. Les Iroquois n'oublieraient jamais. Mais au delà, Angélique contemplait ce dépouillement total dans lequel ils se retrouvaient lui et elle, et de son cœur s'élevait la prière sereine : « Disposez, maintenant, dans votre paix, Seigneur, les jours de notre vie... »
Tout avait brûlé ! Que pourrait-on leur prendre désormais ? Il ne leur restait qu'un trésor merveilleux et secret : leur amour. C'était sans doute cela que le sort avait voulu en les rendant l'un à l'autre, car il leur fallait en connaître le prix pour ne pas le mésestimer. Pur amour d'un homme pour une femme, et d'une femme pour un homme, deux flammes en une seule, brûlant dans la solitude aride, dans le désert glacé, deux cœurs brûlants dans la nuit du monde, comme aux premiers temps...
Et maintenant elle regardait de loin l'ombre de Joffrey de Peyrac qui marchait le long de la berge, d'un pas de méditation.
L'emplacement gardait l'odeur de l'incendie et, malgré le froid, celle de la foule qui y avait longuement piétiné, et en contraste tout était si calme qu'Angélique se sentait envahie de bienêtre. De loin elle contemplait l'homme seul qui s'arrêtait et levait la tête vers le haut de la colline où le vent ravivait par instants une lueur rouge.
Puis elle marcha vers lui, sans hâte, sûre de le trouver dans la nuit et de le rencontrer. Lorsqu'elle fut à quelques pas elle s'arrêta de nouveau.
Il l'aperçut, forme de femme profilée dans l'ombre bleue avec la tache claire de son visage, et, après l'avoir observée un instant, il vint à elle. Les mains de Joffrey de Peyrac touchèrent les épaules d'Angélique et elle s'approcha de lui comme elle l'eût fait d'une source de chaleur, posant ses paumes sur sa poitrine, puis les glissant autour de lui pour se blottir tandis qu'il resserrait l'étreinte de ses bras et l'amenait contre lui, rassemblant autour d'elle les pans de son manteau pour la couvrir, et l'attirant, l'attirant encore plus près jusqu'à ce qu'ils fussent étroitement enlacés, serrés l'un contre l'autre, sans désir, sans autre désir que ce sentiment animal de vouloir être proches, comme des bêtes qui s'endorment en posant chacune leur tête sur le cou l'une de l'autre afin de se communiquer le réconfort de leur tiédeur et de leurs présences mutuelles.
Joffrey de Peyrac faillit parler. Mais il se tut. Qu'aurait-il pu dire, songeait-il, qui ne fût affreusement banal ? « Avez-vous eu peur ? M'en voulez-vous d'avoir brûlé cette maison que vous considériez déjà comme vôtre ? Et vous condamner à des difficultés sans nombre ? »
Des choses banales qu'il aurait dites à n'importe quelle femme. Mais celle-là, celle-là qui frémissait contre lui, ç'aurait été l'offenser que de lui parler ainsi. Elle était bien plus loin que tout cela. Elle était bien plus loin que tout ce qu'il avait imaginé d'elle. Et il frottait sa joue contre sa joue fine comme pour s'assurer de la présence de cette chose vivante, tiède et douce, qui était là, dans ses bras, et qui était sa femme. Et elle avait été sur le point de parler aussi et de lui dire des mots qui emplissaient son cœur :
« Aujourd'hui, comme je vous ai admiré, mon amour ! Vous nous avez tous sauvés par votre courage ! Vous avez été extraordinaire... »
Mais tous ces mots étaient pauvres et n'exprimaient pas absolument ce qu'elle voulait dire. Elle avait seulement envie de lui confier ce qu'elle venait de découvrir, que le sacrifice avait été accompli, que les dieux étaient satisfaits... « Il n'y a plus que nous deux sur la Terre, mon amour, que nous deux, pauvres et seuls... Je suis heureuse... »
Mais cela, il le savait comme elle. Ils se taisaient donc. Et ils s'étreignaient de plus en plus fort, en silence, avec délices.
Et par instants elle rejetait la tête en arrière pour chercher la lumière de ses yeux, comme deux étoiles au-dessus d'elle, et elle devinait qu'il lui souriait.
Chapitre 17
Vers le Nord, il est un lieu où les eaux étales forment un immense désert argenté. Des forêts mortes, aux racines noyées, dressent sur le ciel couleur de perle des candélabres aigus, d'un blanc d'os. Un nuage léger de moustiques et de maringouins embrume les rives incertaines. La terre est mouvante et sournoise.
C'est la région du lac Mégantic.
Lorsque les militaires français y parvinrent quelques jours après avoir quitté Katarunk, l'automne leur apparut beaucoup plus avancé que sur l'autre versant. Déjà, dans l'air glacé qu'on respirait et dans la rude désolation de ces parages, on retrouvait l'atmosphère du Canada. Les soldats, les Hurons et les Algonquins le sentirent et convinrent entre eux que, de ce côté-ci, on se sentait bien « chez soi ».
Le temps de remettre les canots à l'eau, de traverser le lac, et l'on rencontrerait la bonne rivière de la Chaudière, qui sans dommage vous descendrait jusqu'au Saint-Laurent. Son embouchure s'ouvrait face à Québec.
Pendant les dernières lieues, on défilerait entre les villages aux massives fermes de pierre plantées sur la rive, tandis que du haut des côtes des paysans, occupés à moissonner un blé tardif ou à cueillir des pommes, agiteraient leurs bonnets pour saluer l'expédition guerrière de retour. Le clocher blanc et pointu de Lévis apparaîtrait au tournant et brusquement on serait sous Québec.
On lèverait alors les yeux pour saluer la ville altière, perchée sur son roc, tandis qu'elle répondrait par toutes les cloches de ses nombreuses églises. Fini le désert, finis les sauvages, la « sagamite » fade et le chien bouilli. À nous le calvados, le rhum et le marc apportés par les navires, le pain de froment largement beurré, la pièce de bœuf juteuse et le jambon aux choux, le fromage et le vin rouge, et les filles accortes que l'on rencontre chez Janine Gonfarel, dans la ville basse...
À Mégantic, le soleil miroitait, aveuglant dans le ciel pâle, les eaux miroitaient, métalliques, les arbres étaient morts, l'haleine de l'hiver rôdait.
Vivement, les canots d'écorce glissaient à la surface du lac et l'on cherchait dans cet archipel monotone le départ de la Chaudière, car il fallait être du pays pour la dénicher entre les îles et les replis sans fin des chenaux.
Le comte de Loménie restait sur la rive, surveillant l'embarquement de ses troupes. Déjà Falières, L'Aubignière et son neveu, une partie des Indiens étaient loin. D'autres arrivaient, les canots sur la tête, par le sentier de portage.
Un Indien, qui avait remonté toute la colonne en courant, surgit devant l'officier. Loménie-Chambord reconnut en lui l'esclave panis que Nicolas Perrot traînait partout derrière lui. Il lança quelques phrases. Personne ne comprenait sa langue car if appartenait à une tribu lointaine, d'au delà les Mers Douces, un petit peuple dispersé, disparu : les Panis. Il affectait de ne comprendre aucun des dialectes des nations présentes. Il consentit à employer un mauvais français.
Aidé de Pont-Briand, le colonel démêla son message : « À Katarunk, les chefs iroquois avaient été scalpés par Maudreuil et les Patsuiketts. Les troupes iroquoises marchaient sur Katarunk pour réclamer vengeance. Le comte de Peyrac et sa famille allaient être massacrés. »
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