Angélique ne pouvait s'expliquer. Elle réussit enfin à articuler.

– Ce n'était qu'une tortue... Une tortue en travers du chemin.

Elle raconta brièvement l'incident. Le comte de Peyrac fronça les sourcils et lança à la jument un regard si sévère qu'Angélique se sentit coupable.

Les sanglots d'Honorine redoublèrent.

– Pauvre tortue ! gémit-elle. Elle était si bête et maladroite. Et tu l'as poussée dans le précipice. Tu es méchante.

Du coup, Angélique faillit se mettre à pleurer à son tour. D'autant plus qu'elle s'avisait, au même instant, qu'Honorine était pieds nus. Elle avait dû oublier ses bas et ses chaussures près du petit lac où elle avait pataugé. C'était une catastrophe. Où trouver d'autres bas et des chaussures d'enfant dans ce désert ? Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Si elle ne s'était trouvée dans l'obligation de maintenir à deux mains sa fille et son cheval, elle aurait cherché son mouchoir pour y enfouir sa désolation. Elle détourna la tête pour dissimuler ses yeux trop brillants.

Les Indiens maintenant paraissaient en proie à une agitation hystérique et se livraient à une pantomime bruyante pour s'expliquer avec les Blancs qui leur posaient des questions dans toutes les langues et essayaient de comprendre ce qui s'était passé. Les Espagnols réclamaient qu'on leur montrât l'ennemi.

Le comte se dressa un peu sur sa selle et dit :

– Silence !

Le ton sur lequel il s'exprima produisit un effet immédiat. Les Indiens se soumirent. Lorsqu'il y avait une certaine expression sur les traits de Joffrey de Peyrac, l'évidence apparaissait qu'il fallait obéir. « Il serait capable d'abattre un homme sur-le-champ », pensa Angélique avec un frisson. Joffrey de Peyrac posa une main apaisante sur la tête d'Honorine.

– Les tortues savent nager, dit-il doucement. Celle qui vous a effrayées est déjà sortie de l'eau et se promène le long de la rivière et mange des mouches.

L'enfant parut consolée comme par enchantement. Puis le comte mit pied à terre et s'approcha du Saga-more pour l'écouter. Aussi grand que l'Indien, il apportait beaucoup d'attention à ses explication ?. L'arrivée de Nicolas Perrot acheva de dissiper le malentendu. Joffrey de Peyrac sourit, remonta en selle et vint se placer près d'Angélique.

– C'est encore une interprétation de leur mentalité superstitieuse, dit-il. La tortue est pour eux le symbole de l'Iroquois. La rencontre leur a porté un mauvais présage, l'annonce presque certaine que leurs ennemis les plus redoutables rôdent non loin. D'où leur stupeur et leur effroi à la vue de cette bête inoffensive, assez commune dans ces parages.

Nicolas Perrot renchérit.

– Ils disent aussi que le signe de l'iroquois s'est dressé devant la femme blanche pour causer sa mort, mais elle ne s'est pas laissé abattre et lui a tenu tête. Désormais, madame, les Métallaks estiment qu'aucune des cinq Nations iroquoises ne prévaudra contre vous.

– J'en accepte l'augure, fit-elle en s'efforçant de sourire aussi.

– Vous allez marcher près de moi, ce chemin est assez large. Car nous débouchons sur une piste fréquentée par les Indiens, un long « trail », comme disent les Anglais, et qui sur des centaines de lieues suit la ligne des crêtes des Appalaches. Ne me quittez plus, chérie.

La voix posée de son mari lui faisait du bien. Et de chevaucher près de lui la rassura. Pourtant il demeurait intimidant, et elle se demandait s'il n'était pas secrètement mécontent d'un incident qui avait failli tourner en drame. Mais, avec sa maîtrise habituelle, il n'en laissait rien paraître.

Vers l'extrémité d'un grand lac vert pâle aux sinuosités de rivières et qui déroulait ses reflets entre des promontoires hérissés de sapins maigres, ils découvrirent à leurs pieds une autre vallée assez profonde et étroite. La montagne vis-à-vis n'était qu'un parterre de houppes rosés, rouges, orangées, ponctuées de bleu et de mauve, avec ça et là encore des taches d'un vert surprenant. Quelque chose, dans cette montagne fleurie, arrêta le regard de Joffrey de Peyrac et il fit faire halte en lisière du bois.

Il demanda sa longue-vue. Le ciel, envahi de nuages maintenant, descendait à la rencontre des brouillards terrestres.

– Dans quelques instants, nous risquons de ne plus rien voir, dit le comte.

Il tendit rapidement sa longue-vue à Angélique.

– Regardez à votre tour et dites-moi ce que vous croyez discerner.

Angélique prit la longue-vue. Les troncs blancs, noirs semblaient soutenir avec un hiératisme étudié les masses ardentes des feuillages. Dans le cercle de la lorgnette, elle s'étonna de voir bouger des silhouettes humaines. Cependant, il n'y avait pas à se tromper sur le chatoiement des plumages qui les surmontaient.

– Que voyez-vous ?

– Je vois des sauvages : deux ou trois ? Non, davantage !

– Remarquez-vous leur chevelure ?

– Ils sont rasés avec une touffe de cheveux au milieu où des plumes sont plantées.

Elle abaissa la longue-vue.

– ...Joffrey, les Cayugas étaient coiffés ainsi...

– C'est bien cela !

Il replia lentement l'appareil.

– Faudrait-il vraiment croire que votre rencontre de la tortue avait une signification ? Je ne voudrais pas passer pour crédule, mais il y a quand même beaucoup à parier que nous nous trouvons devant un parti d'Iroquois...

Deux ou trois hommes grommelèrent. Peu à peu la petite caravane se rassembla et les Indiens de l'escorte eux-mêmes se mêlaient aux Blancs et regardaient avec la même rancune lassée vers la petite montagne chamarrée où couvait l'invisible danger.

– C'est de la malchance, dit l'intendant Malaprade. Nous étions presque aux portes de Katarunk. Bientôt nous allions saluer ce brave O'Connell et nous jouissions de tous les bienfaits de la civilisation. Monsieur de Peyrac, j'étais décidé de vous cuisiner des quenelles de volaille aux choux dès l'arrivée. Mais n'est-ce pas nous qui allons être transformés en quenelles ?...

– Bast ! dit Florimond, ne faites pas si triste mine, braves gens. Nous mangerons votre potée, Malaprade. Les Iroquois abusent un peu de leur réputation dans le Nord. On y prend la fuite avant même de les avoir aperçus. Pourtant j'en ai vu en Nouvelle-Angleterre où on les appelle Mohawks. Ils ne paraissent guère plus mauvais que les Mohicans. Ils ont même prêté mainforte, du côté de New York, aux Anglais contre le roi Philippe, un Narrangasset qui massacre de temps à autre les habitants blancs des frontières.

– Le tout est de savoir si ceux que nous avons devant nous, de l'autre côté du ravin, nous prendront pour des Français ou pour des Anglais. De toute façon, ils n'aiment pas les Métallaks qui nous accompagnent. Tout ressortissant de la race algonquine est pour eux sujet d'esclavage ou objet de grillade. Les Métallaks aussi le savent bien. Regardez-les !

En effet, sous les ordres de leur Sagamore, ils se préparaient au combat. Les bagages furent prestement déposés à terre. Les femmes et enfants indiens disparurent, comme aspirés par la profondeur de la forêt rouge. Les hommes se maquillaient en hâte avec des poudres rouges, noires et blanches, mais où le rouge dominait de loin. Les porteurs d'arc vérifiaient la corde, son ballant, puis l'empennage des flèches munies de trois plumes pour assurer leur précision.

Chacun se trouva porteur d'un énorme casse-tête accroché au bras gauche et tâta de la droite le couteau de scalp, puis le prit entre les dents, pour s'occuper finalement de l'arc. Plusieurs éclaireurs se glissèrent comme des serpents sous les taillis jaune et rouge. Le chef et le principal contingent des guerriers se tinrent en rempart serré contre les Blancs. Une joie féroce illuminait tous les Indiens.

Les Européens, à l'exception peut-être des jeunes comme Florimond, ne partageaient guère leur enthousiasme devant la perspective d'un combat. Leurs visages noircis par les journées de marche d'un long voyage exprimaient la lassitude et l'ennui. S'il était vrai que, juste quelques heures de marche les séparassent du poste où ils pouvaient trouver la sécurité d'une palissade et le confort peut-être rustique, mais malgré tout bienvenu, que procurent des marchandises de première nécessité, c'était, en effet, très décevant d'être retardé par une embuscade, de risquer des morts et des blessés. Angélique jeta un regard vers son mari, quêtant son verdict.

– Attendons, dit celui-ci. Lorsque les éclaireurs reviendront, nous serons fixés. Si ces Iroquois manifestent l'intention de nous attaquer, nous nous retrancherons et nous défendrons ; s'ils passent outre, nous ferons de même ! J'ai prévenu Mopountook que s'il voulait, lui, entamer le combat sans qu'il y ait eu de manifestations d'hostilité de la part des autres, je ne l'assisterais pas.

Ils attendirent l'arme au poing.

Lorsque les Indiens revinrent ils avaient l'air déçus. Non seulement les Iroquois n'avaient montré aucun désir d'attaquer la caravane, mais il était probable qu'ils ne l'avaient pas aperçue, car ils avaient littéralement disparu. On n'en trouvait plus aucune trace. Les Métallaks tournaient vers Angélique leurs visages lourds grotesquement bariolés et hochaient la tête. La femme blanche avait fait fuir l'Iroquois.

Chapitre 5

– Il y a le Loup, il y a le Chevreuil, il y a l'Ours, et le Renard, et l'Araignée, mais, au-dessus d'eux tous, il y a la Tortue.

Ainsi s'exprimait Nicolas Perrot, ce soir-là, au bivouac. Le froid commençait à déborder des ravines et l'on s'était groupés autour des feux.

Joffrey de Peyrac avait désigné au loin, comme on parvenait à l'emplacement du camp, un long ruban liquide qui brillait, un fleuve.

– Là-bas, le Kennebec...

Comme les Hébreux contemplant la Terre promise, les gens de Peyrac se réjouirent, chacun à sa façon. On se félicitait d'autant plus de se trouver bientôt à l'abri d'une bonne et solide palissade que les silhouettes inquiétantes d'Indiens aperçues entre les arbres, et plus encore l'incident étrange quoique fortuit de la tortue laissaient peser sur la caravane une vague appréhension.

Les moustiques susurraient. Angélique, assise, tenait contre elle sous son manteau d'épais lainage Honorine qui s'endormait. Par instants, ses yeux se tournaient vers la ligne brillante du Kennebec sinuant à travers la plaine. Là-bas était Katarunk, le havre !

– Le Loup pour les Mohawks, le Chevreuil pour les Onnontagues, le Renard pour les Oneiouts, l'Ours pour les Cayugas et l'Araignée pour les Sénécas, mais pour eux tous, peuples iroquois des Cinq Nations, la Tortue... signe de ralliement et Esprit commandant en Chef.

Lorsque Nicolas Perrot réfléchissait profondément, le cuir tanné de son front se plissait et il faisait remuer son bonnet de fourrure.

– Les nations de par ici, Abénakis, Etchemins ou Souriquois, sont des gens accoutumés à la vie nomade. Ils vivent sans ordre, ni ordinaire, sans pain, ni sel... Les Iroquois, eux, sont d'une essence supérieure. Une grande nation d'agriculteurs...

– On dirait que vous les aimez, fit remarquer Angélique.

Le coureur de bois sursauta.

– Dieu m'en garde ! Ce sont des démons. Il n'y a pas de plus grand ennemi pour un Canadien que l'Iroquois. J'ai vécu avec eux, reprit-il après un instant de réflexion. Cela ne peut s'oublier. Celui qui a partagé la vie de l'Iroquois me comprendra. J'ai connu, moi, la Vallée Sacrée où règnent les trois dieux vénérés par les Cinq Nations...

– Trois dieux ?...

– Oui ! Le Maïs, la Courge et le Haricot, répondit Nicolas Perrot, sans sourire.

Honorine s'était endormie. Prenant garde de ne pas l'éveiller, Angélique se leva et revint vers la tente de coutil dressée le soir pour les femmes et les enfants. Après avoir soigneusement enveloppé sa fille dans les fourrures, elle retourna au-dehors pour aider Mme Jonas qui s'affairait aux cuisines avec Octave Malaprade.

Dans les reflets du soleil couchant les Appalaches brillaient de lueurs pourpres. Le vent balayait le promontoire avancé où le campement avait été dressé afin d'éviter, par le passage d'une brise continue, les piqûres des moustiques et des maringouins. Ce promontoire avait aussi été choisi afin de mieux surveiller les alentours.

Florimond et Cantor s'occupaient à cuire sous la cendre des poissons enveloppés de feuilles qu'ils avaient péchés à la main dans la rivière.

Des quartiers d'élan rôtissaient sur une broche, et dans une marmite la langue, morceau de choix, mijotait accompagnée d'herbes et de légumes. Une autre marmite contenant le maïs bouilli avait été tirée du feu et Mme Jonas commençait la distribution. Elle était toujours un peu outrée de voir ces Indiens crasseux se mêler sans vergogne aux Blancs et tendre les premiers leurs écuelles malpropres. Ils se mêlaient à tout, touchaient à tout, dérangeaient tout, avec une insolence tranquille : n'étaient-ils pas chez eux et ces Blancs n'étaient au fond que leurs protégés !