La pauvre dame pinçait les lèvres et jetait des regards qu'elle espérait éloquents vers le comte de Peyrac. Elle ne parvenait pas à comprendre comment un homme aussi raffiné tolérait cette promiscuité malodorante, et Angélique aussi se le demandait parfois. Maintenant une froide lumière bleue s'étendait sur la nature. Les sentinelles allaient et venaient en lisière du bois. Le Kennebec resta longtemps à étinceler, seul visible dans la vallée.
Une journée fertile en émotions, une étape, encore, s'achevait. Que réservait la suivante ? Des yeux Angélique chercha son mari et elle l'aperçut un peu à l'écart, regardant vers le lointain.
Il était seul.
Une profonde concentration de pensée se devinait dans son attitude. Angélique avait déjà remarqué que lorsqu'il se retirait ainsi personne n'osait venir interrompre sa méditation.
Un singulier respect entourait le chef auquel ces hommes divers et pour la plupart fort ombrageux avaient remis leur sort. Ils n'avaient pas vu sans jalousie et inquiétude Angélique apparaître dans la vie de celui qu'ils vénéraient.
– Les femmes, on sait ce que ça fait d'un homme digne de ce nom, disait Clovis l'Auvergnat en plissant ses petits yeux de Mongol, ça en fait une andouille !
– Non pas celui-là, protestait Yann Le Couénnec, le Breton.
Et jetant un regard admiratif vers la silhouette de la jeune femme :
– Et pas avec celle-là !
– Tu n'es qu'un innocent ! répliquait l'Auvergnat en haussant les épaules.
Ses tombantes moustaches noires lui faisaient un pli amer autour des lèvres. Angélique devinait sans peine leurs propos. Elle-même avait été chef de bande. Or ces hommes n'étaient pas « ses » hommes à elle ; une existence de dangers et de victoires partagés les avait réunis autour du Comte de Peyrac. Des liens personnels, précieux, indestructibles, et que dans leur pudeur d'hommes ils ne dévoileraient jamais, les attachaient chacun à celui que l'expérience leur avait appris à considérer comme leur seigneur et leur seul espoir. Ensemble, avec lui, ils avaient combattu le Sarrasin ou le Chrétien, sondé les Caraïbes, affronté les tempêtes. Avec lui, ils avaient partagé le butin. Encouragés par lui, ils avaient fait ripaille, ils avaient mené grande vie au cours des voyages dans les ports. On s'arrosait de vin, l'on faisait venir des femmes et le maître généreux distribuait l'or à pleines mains. Dans ce passé qu'elle n'avait pas partagé, Angélique essayait de s'imaginer parfois la vie de son mari.
C'était au milieu de ses appareils de savant qu'il lui apparaissait le plus souvent. Elle le voyait penché sur un globe, sur une carte, dans le balancement de sa cabine, ou bien au sommet d'une terrasse mauresque sous le ciel de Candie, observant les étoiles dans une lunette astronomique de grand prix. Mais, dans ce passé, un moment venait, le soir, où un serviteur entrait, introduisant une forme féminine voilée, ou bien, quand ils étaient aux Caraïbes, c'était une belle Espagnole, une métisse indienne ou noire. Pour cette femme, délaissant ses travaux, il réservait l'accueil de son inégalable gentillesse, se faisant empressé et riant pour l'amadouer et gagner ainsi le plaisir des sens qu'elle était venue lui dispenser.
Un homme seul !... Voilà ce qu'il était.
Un homme achevé, en pleine possession de sa force et de ses facultés, et se suffisant à lui-même. Auprès de cet homme, aujourd'hui, elle, Angélique, réclamait sa place. Mais quand il se figeait ainsi, lointain et absorbé, elle n'osait s'approcher. La nuit se fit profonde. Auprès du feu, Cantor préluda sur sa guitare une cantilène toscane. Sa voix déjà ample et sûre, mais avec des inflexions veloutées d'adolescent, était séduisante. Quand il chantait il paraissait heureux. Jusqu'alors Angélique avait eu fort peu de temps pour s'entretenir avec ses deux fils, connaître leurs pensées et gagner leur confiance... Quand sera-t-on à Katarunk ?
Le souci de son cheval revint à Angélique et, avant de rejoindre le groupe, elle descendit vers les bords de la rivière où l'on avait mis les chevaux à paître. Wallis s'était enfuie ! sa longe rompue pendant près de l'arbre où on l'avait attachée. Un pressentiment avertit Angélique que la bête ne pouvait être loin. Après être remontée prendre une bride et un mors, elle suivit le bord de la rivière en appelant doucement, calmement.
Une lune embuée se levait. La rivière presque à sec murmurait entre les cailloux. Des branches craquèrent.
Angélique se dirigea dans cette direction. Elle aperçut la jument dans un reflet de lune broutant l'herbe d'une petite clairière, mais, lorsqu'elle y parvint, le volage animal s'était encore éloigné.
Quand enfin Angélique réussit à l'atteindre au sommet d'une colline, elle s'aperçut qu'elle avait perdu de vue les feux du campement. Ce n'était pas grave. Elle allait descendre vers le lit de la rivière encaissée et suivre celle-ci en aval. Après avoir solidement sanglé les naseaux de la bête, et la tenant d'une poigne ferme, elle se fit attentive afin de repérer le murmure de l'eau en contrebas.
Seule au sein de cette nuit épaisse elle n'éprouvait plus de crainte. Une fois encore elle goûta, de façon furtive mais intense, la sensation d'être vivante, pleine de force et de jeunesse, au seuil d'une vie nouvelle, qu'elle aurait à bâtir de toutes pièces. Elle recevrait l'alliance de ces grands espaces inconnus et où ils avaient abordé après tant de périls. Et le même sentiment d'amour pour la terre vierge, qu'elle avait ressenti tantôt lorsqu'elle se baignait parmi les chatoiements magiques du lac, gonfla son cœur. Ce fut à cet instant que les hallucinations commencèrent.
Mêlés aux appels lointains d'un orignal, aux froissements du vent, au grondement sourd des cataractes dans le fond des bois, elle entendit des chants d'église.
Chapitre 6
Ave Marie Stella
Gratia Mater Alma...
Les paroles d'un cantique voyageaient à travers la nuit primitive. Angélique regarda vers la cime des arbres, comme si elle se fût attendue à voir le ciel entre leurs branches s'entrouvrir sur un chœur d'anges. Elle frissonna et avec précaution elle se retourna. Derrière elle, au bord de la falaise, se levait comme une aurore inquiétante, une lueur rosâtre découpant des ombres dansantes parmi les pins.
Tenant Wallis par la bride, Angélique, à pas de loup, s'approcha du bord du ravin. De là s'élevaient des voix d'hommes chantant un cantique.
Angélique n'était pas loin de se croire revenue au temps de la forêt de Nieul où les Huguenots persécutés se réfugiaient dans les forêts pour y prier et y psalmodier3. Elle s'approcha plus encore et se penchant découvrit un tableau étrange, inimaginable. Au fond de la gorge, les roches étaient rouges du reflet de deux grands feux allumés au bord de la rivière. Un religieux en robe noire, levant les bras en un geste de bénédiction, se tenait debout en face d'une assemblée d'hommes agenouillés.
Parmi ceux-ci dont elle voyait les visages, alors que le religieux lui tournait le dos, il y en avait qui étaient équipés de vêtements de daim et de fourrures, mais d'autres portaient des uniformes bleus sou tachés de dorures et Angélique remarqua deux gentilshommes à collet et manchettes de dentelle.
Sur les dernières strophes, le chant s'interrompait. Puis la voix du prêtre s'éleva seule, sonore et ardente.
– Reine du ciel...
– Priez pour nous, répondit l'assemblée dans un murmure.
Angélique se recula. Des Français !...
– Tour de David !...
– Priez pour nous !...
– Arche d'alliance !...
– Priez pour nous !...
– Refuge des pécheurs ! Consolatrice des affligés !...
– Priez pour nous ! Priez pour nous !... répondait à chaque invocation le chœur.
Les coureurs de bois, soldats et seigneurs, agenouillés, la tête pieusement inclinée, tandis qu'un chapelet glissait entre leurs doigts.
– Des Français !...
Le cœur d'Angélique battait follement.
Elle eût pensé être la proie d'un cauchemar où elle aurait revécu toutes les affres de sa guerre du Poitou si elle n'eût distingué, derrière les Français, les silhouettes de cuivre rouge d'Indiens à demi nus. Certains de ceux-ci priaient et chantaient également. D'autres assis près du second foyer raclaient de leurs doigts quelques restes de nourriture dans le fond d'un bol de bois. L'odeur de la soupe flottait et une chaudière de taille moyenne avait été tirée à l'écart après distribution de son contenu.
Penché sur les braises ardentes, un grand diable luisant de graisse, à la chevelure hérissée, se redressa en retirant des flammes une hache dont le métal incandescent jeta un éclair. Tenant l'arme avec soin, le sauvage s'éloigna du cercle de quelques pas. Ce fut seulement alors qu'Angélique remarqua à demi dans la pénombre un autre Indien nu, attaché au tronc d'un arbre.
Sans hâte et comme s'il faisait la chose la plus naturelle du monde l'homme à la hache appliqua contre la cuisse le métal embrasé. Aucun cri ne s'éleva. Seule une insupportable odeur de chair grillée parvint peu après aux narines d'Angélique. Horrifiée, celle-ci eut un mouvement brusque, retint un cri, et Wallis broncha en faisant craquer des branches. Comprenant qu'elle allait être aperçue, Angélique bondit, à califourchon, sur le cheval.
Le sauvage qui venait de remettre sa hache dans les braises leva la tête et tendit vers le sommet de la falaise son bras musclé, aux bracelets de plumes. Ils furent tous debout aussitôt et la virent, silhouette cavalière, femme aux longs cheveux, se détachant sur le ciel lunaire.
Alors un cri terrible jaillit de leur poitrine.
– La Démone ! La Démone de l'Acadie !
Chapitre 7
– Vous dites qu'ils ont crié : « La Démone de l'Acadie » ?
– C'est ce que j'ai cru entendre.
– Dieu ! Pourvu qu'ils ne vous aient pas prise pour « elle » ! s'exclama Nicolas Perrot en se signant.
Et Maupertuis l'imita.
– Je ne sais pas pour qui ils m'ont prise, en tout cas ils se sont lancés à ma poursuite comme des furieux. L'un d'eux, une sorte de séant, a bien failli m'atteindre alors que je lançais Wallis dans la rivière.
– L'avez-vous tué ? demanda vivement Peyrac.
– Non. J'ai tiré dans son chapeau et il est tombé à la renverse dans l'eau ; ce sont des Français, vous dis-je, qui campent dans le ravin de l'autre côté de cette montagne même où nous avons dressé nos tentes.
– Si vous le permettez, monsieur de Peyrac, nous irons nous. Canadiens, au-devant d'eux, Maupertuis, son fils Pierre-Joseph et moi, dit Nicolas Perrot. Ce serait bien le diable si nous ne trouvons pas parmi ces gens de Québec quelques bons amis et connaissances avec lesquels s'expliquer.
– N'oublie pas, Perrot, que nous sommes con damnés à mort par le gouvernement de Québec, objecta Maupertuis, et même excommuniés par mon seigneur l'Évoque. Bast ! Sottises que tout cela. Lorsqu'on est natif du Saint-Laurent, on se retrouve entre amis avec plaisir.
Les deux Canadiens, suivis du fils de Maupertuis, un garçon métis de vingt ans qu'il avait eu d'une Indienne, s'enfoncèrent dans les taillis obscurs.
Le camp était sous les armes depuis qu'Angélique l'avait regagné et y avait jeté l'alerte. Lorsque les trois Canadiens se furent enfoncés dans le bois, Angélique se tourna vers Peyrac. Elle avait peine à réprimer un tremblement et sa voix était un peu agressive.
– Vous ne m'aviez pas avertie que nous risquions de rencontrer des Français là où nous nous rendons.
– On risque toujours de rencontrer des Français lorsqu'on se promène en Amérique du Nord. Je vous ai déjà dit qu'ils étaient peu nombreux, mais virulents, et aussi voyageurs et badauds que les Indiens. Il était inévitable que nous attirions leur curiosité... Rapprochez-vous du feu, chérie. Vous êtes glacée. Cette mauvaise rencontre vous a émue. C'est encore la faute de votre insupportable jument.
Angélique offrit ses deux mains à la chaleur de la flamme. Glacée, certes, elle l'était, et jusqu'au fond du cœur.
Des questions se bousculaient sur ses lèvres. Elle aurait voulu à la fois être rassurée et découvrir sans faux-fuyant toute l'ampleur du danger.
– C'était cela que vous craigniez, n'est-ce pas ? La raison pour laquelle vous nous faisiez hâter ? Vous redoutiez une incursion des Français sur les terres où vous comptez vous installer ?
– Oui ! Non loin de Gouldsboro, mon plus proche voisin, le baron de Saint-Castine de Pentagoët, qui tient le poste français d'Acadie, et avec lequel j'ai toujours entretenu de bons rapports, était venu m'avertir que des missionnaires catholiques, qui catéchisent les Abénakis du Maine, s'inquiétaient de ma venue aux sources du Kennebec, et avaient demandé l'envoi d'une expédition contre moi au gouvernement de Québec.
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