C'était la première fois et c'était insensé. Immoral. On en parlait dans tout Québec, et tout le long du fleuve jusqu'à Montréal.
M. de Loménie avait beau rappeler que lorsque M. de Maisonneuve et ses hommes étaient montés s'installer dans l'île de Montréal pour fonder Ville-Marie, Mlle Mance, qui l'accompagnait, se trouvait dans une situation analogue et même plus scabreuse que celle de Mme de Peyrac, on ne l'écoutait pas. On lui rétorquait que M. de Maisonneuve avait avec lui la cohorte des anges et des saints, et la présence de deux aumôniers, eux bien visibles, et qu'il avait planté lui-même la croix sur le Mont-Royal, tandis que ces Peyrac se faisaient accompagner d'hommes impies, paillards et hérétiques, parmi lesquels la comtesse, sans doute, choisissait ses amants.
Pont-Briand savait ce qu'on racontait. Lors d'un voyage qu'il avait dû faire à Québec, il avait comparu devant l'aréopage du Grand Conseil et il avait été interrogé par monseigneur Laval, par les jésuites et, en aparté, par le gouverneur Frontenac. Il répétait à tous que cette femme était la plus belle du monde, que – oui, c'était certain, il ne pouvait le cacher – elle lui avait ravi le cœur. Et ses descriptions de plus en plus dithyrambiques achevaient de créer un état d'hystérie autour de la femme inconnue. Dans les rues on le regarder passer avec un mélange d'effroi et d'envie. « Voyez dans quel état elle l'a mis !... Mon Dieu ! Est-ce possible ?... d'un seul regard !... »
Son ennui ne guérissait pas. Il rêvait. Il rêvait d'elle. Parfois c'était le son de sa voix qui lui revenait en mémoire ; parfois, la forme parfaite de son genou qu'il avait entraperçu lorsqu'il était entré sans frapper dans la petite habitation.
Il l'imaginait, ce genou lisse, blanc comme une boule de marbre, il se voyait le caressant, pesant sur lui pour entrouvrir d'admirables jambes... et il se retournait en gémissant sur sa couche.
Et maintenant il était à Wapassou, à deux pas d'elle, et il ressentait d'une façon plus aiguë encore ce mélange de désir et de crainte qui l'avait hanté si longtemps. La sueur perlait à son front. Il avait beaucoup parlé ce soir, avec brio, mais son verre était vide et on ne le remplissait plus. Les hommes commençaient à se disperser pour le coucher... C'était à la suite d'une visite qu'il avait reçue en son fort de Sainte-Anne qu'il avait décidé de partir et de la rejoindre. Auparavant il n'y avait pas songé. Le voyage en ce début d'hiver déjà rigoureux eût été une imprudence et il avait son poste à garder. Mais celui qui était venu avait levé tous ses scrupules et même la crainte de se présenter seul et désarmé chez des gens suspects...
Ce soir même, alors qu'il restait assis seul à la table de bois, il sentait bien qu'il était parmi des ennemis, des étrangers. Il avait noté d'un coup d'œil : pas de crucifix, pas de prières en commun. Et, au-dehors, on n'avait pas planté la croix. Il entendait parler anglais, espagnol. Le père avait raison ! C'étaient des mécréants et des impies, sinon de dangereux hérétiques. Il regarda encore autour de lui. Elle n'était plus là. Elle s'était retirée. Et derrière cette porte close elle allait dormir aux côtés du balafré, peut-être même se donner à lui. Pont-Briand souffrait mille morts. Ce qu'il avait entrepris était folie. Elle lui échapperait. Elle était d'une autre essence... inaccessible...
Et puis la voix rassurante lui revenait en mémoire. « Arracher cette femme à une existence immorale est une œuvre pie et qui vous sera comptée pour votre salut. Vous seul pouvez la mener à bien. »
Il avait dit alors brusquement :
– Et si c'était une démone, une vraie ?...
– Mes prières vous protégeront.
Celui qui était venu portait une robe noire et un crucifix de bois et de cuivre sur la poitrine. Au-dessus de l'effigie du crucifix, il y avait un éclat de rubis incrusté. L'homme se tenait un peu voûté car il souffrait encore d'une blessure au côté, faite par les Iroquois, récemment, lors de l'échauffourée, près de Katarunk. Il avait des yeux bleu sombre d'une grande beauté, profondément encastrés sous de broussailleux sourcils, et une barbe frisée et mordorée qui cachait une bouche aimable et douce.
Il était de taille moyenne, vigoureux. Pont-Briand ne l'aimait pas. Il en avait peur comme de tous les jésuites qui sont trop intelligents et voudraient vous priver de tous les plaisirs de ce monde.
Les mains mutilées par les tortures iroquoises inspiraient au lieutenant de la répulsion, bien qu'il n'eût jamais éprouvé un sentiment analogue vis-à-vis des infirmités de ses amis coureurs de bois, comme L'Aubignière qui, pourtant, avait eu à subir le même supplice. Il s'étonnait de la visite du père d'Orgeval qu'il soupçonnait de le mépriser pour son inculture. Mais celui-ci lui avait parlé avec beaucoup d'aménité. Il avait dit qu'il savait que Pont-Briand était amoureux fou de la femme étrangère rencontrée dans le Haut-Kennebec. Il n'en paraissait pas choqué, au contraire. Dieu avait peut-être inspiré ce sentiment à un honnête homme, chrétien et français de surcroît, pour aider à écarter les dangers qui menaçaient l'Acadie et la Nouvelle-France, par la présence usurpée du comte de Peyrac, renégat et traître, au service des Anglais.
– Savez-vous donc qui il est, mon père, d'où il vient ?
– Je le saurai bientôt. J'ai envoyé mes informateurs dans toutes les directions et même en Europe.
– Est-ce vous, père, qui avez encouragé Maudreuil à scalper les chers iroquois à Katarunk ?
– Maudreuil avait un vœu à accomplir. C'est un enfant pur. La Vierge lui est apparue en récompense de sa victoire.
– Comment Peyrac a-t-il échappé à la vengeance de ces démons ?
– Diabolisme de sa part. Il n'y a pas d'autre explication. Vous comprenez vous-même qu'il faut l'abattre, sinon sa présence contaminera nos contrées. Et vous pouvez nous y aider...
Il continuait :
– Je doute beaucoup que cette femme, qu'il fait passer pour la sienne, le soit réellement devant Dieu. C'est sans doute une malheureuse qu'il a séduite et dévoyée.
« S'il est vaincu, la femme sera pour vous.
Ces derniers mots, le père d'Orgeval ne les avait certes pas prononcés, mais Pont-Briand n'avait cessé de les entendre très distinctement en lui, autour de lui, tout au long du dialogue.
– Et si c'est une démone, une vraie ?...
– Mes prières vous protégeront.
L'assurance tranquille du jésuite avait emporté l'adhésion de l'officier. Après avoir confié son poste à son sergent, il avait pris la route du Sud-Est, accompagné d'un seul Huron. En réalité, il n'avait pas vraiment peur qu'elle ne soit une démone, mais parfois, devant le tourment d'amour qui était le sien, un soupçon l'effleurait, une crainte d'envoûtement. Préservé dans sa mission par les puissances célestes, il s'était dit par instants qu'après tout il devrait y avoir du piquant à faire l'amour avec une démone. Il alla se jeter sur la couche qu'on lui avait réservée, mais fut long à s'endormir. La même voix insinuante du père d'Orgeval le rassurait dans son demi-sommeil.
« Croyez-moi, vous serez accueilli par elle comme un sauveur. Le bruit m'est revenu que celui qui se dit son époux mène et a toujours mené une vie libertine. Il a fait venir les quelques familles d'une petite nation indienne dans les environs de Wapassou afin d'avoir des sauvagesses à sa disposition, et bien qu'ayant sous la main une femme blanche dont on dit qu'elle est fort séduisante, il les visite souvent et les débauche. En cette matière, ce flibustier n'a jamais suivi que son bon plaisir, paraît-il... Les malheureuses qui s'attachent à lui sont à plaindre... »
Le père d'Orgeval savait toujours tout, très vite, et, malgré les distances, il était renseigné sur chacun d'une façon sûre. Indications, divinations et psychologie se mêlaient dans sa redoutable science.
Son regard perçait le secret des consciences. Il avait plus d'une fois arrêté quelqu'un dans la rue en lui disant : « Confessez-vous vite ! vous venez de commettre le péché de la chair... »
Quand on le savait résider à Québec, ceux qui sortaient de chez leurs maîtresses prenaient des précautions de Sioux pour éviter de le rencontrer au détour des ruelles. De plus, on le disait protégé du Pape et du roi de France, et que le supérieur des jésuites de Québec, le père de Maubeuge lui-même, devait parfois s'incliner devant ses décisions. Nanti d'un tel laissez-passer, que pouvait craindre Pont-Briand pour son âme, sa carrière et le succès de ses entreprises amoureuses ? Il avait Dieu et l'Église avec lui. Il s'endormit épuisé, mais résolu à triompher.
Chapitre 17
Angélique revenant du lac rentra dans la grande salle du poste. Elle examina derechef les feuillages dont elle venait de faire cueillette et qui lui avaient coûté des égratignures aux doigts, sans compter la morsure du froid. C'était bien de la busserole, qu'on appelle communément raisin d'ours, une petite plante en buisson, à feuilles persistantes. Si le fruit, l'arbouse, est précieux, la feuille, elle aussi, possède les mêmes propriétés bienfaisantes et diurétiques. Avec cela Angélique espérait venir à bout de la gravelle de Sam Holton. C'était bien sa chance, au pauvre Sam Holton, pudibond et timide, d'être en proie à cette douloureuse affection. Les brunes hétaïres du wigwam des castors n'y étaient pour rien, car il était de mœurs sages et on ne l'avait jamais vu se rendre de l'autre côté de la montagne. Mais il confondait sa maladie avec celles que l'on doit aux flèches de Vénus et Angélique, inquiète, l'avait vu dépérir, souffrant visiblement, mais sans qu'elle pût lui faire dire d'où et de quoi... Il avait fallu que le comte s'en mêlât. Sommé d'avouer, l'Anglais puritain s'était confessé, mais sous le sceau du secret. Il se croyait puni de quelque faute de jeunesse. Angélique devait s'arranger pour le soigner sans qu'il sût qu'elle savait. Heureusement elle avait pensé à ces buissons de busserole qu'elle croyait avoir remarqués sur le sentier du lac. Elle en avait déjà ramené hier et aujourd'hui était repartie en faire une ample cueillette. Elle prit sa petite marmite, y versa de l'eau et l'accrocha à la crémaillère. À cette heure de l'après-midi elle se trouvait seule dans la salle du poste, dont la porte restait ouverte car il faisait dehors un franc soleil.
Le comte de Peyrac et cinq ou six hommes étaient partis jusqu'à l'extrémité des trois lacs, près des chutes d'eau, pour examiner les dégâts que la pression des glaces avait fait subir au moulin chilien. Ils ne pourraient être de retour avant le soir. Les autres travaillaient à la mine ou prenaient des mesures dans les falaises. Angélique, ses amies et les enfants s'étaient tout d'abord rendus en groupe jusqu'au bord du lac pour y récolter des feuilles de raisin d'ours car Angélique voulait en faire une décoction très concentrée, susceptible de dissoudre les pierres inopportunes qui torturaient le pauvre Anglais, Sam Holton.
Lorsque le panier avait été plein, les petits avaient réclamé de pousser plus loin, jusqu'à une petite côte où ils feraient des glissades sur la neige durcie en s'asseyant sur des peaux racornies qui leur servaient de traîneaux.
Mme Jonas et Elvire les accompagnèrent et Angélique rentra car il lui fallait mettre sa tisane en route.
Elle jeta les feuilles épluchées dans l'eau bouillante. Puis coupa de la racine de chiendent, la fit ramollir dans un autre récipient, jeta la première eau, la remit à cuire, et finalement pila les fibres dans son petit mortier de fonte.
En se redressant elle se heurta littéralement au lieutenant de Pont-Briand qui se trouvait juste derrière elle. Il était venu sans qu'elle l'entendît.
– Oh ! vous ! s'exclama-t-elle. Vous êtes pire qu'un Indien ! Pire que le Sagamore Mopountook ou que le vieux chef du wigwam des castors, sur le pied duquel je marche chaque fois qu'il se présente. Je ne m'habituerai jamais à ces façons qu'on a dans ce pays de s'approcher des gens sans le moindre bruit.
– Les Indiens me reconnaissent cette qualité, assez rare chez les Blancs, de me déplacer comme eux.
– Vous trompez votre monde, dit Angélique en lui jetant un regard sans aménité.
– Il ne faut pas se fier aux apparences...
Pont-Briand n'avait pas fait exprès de la surprendre.
Sa démarche silencieuse était chez lui une seconde nature. Et, en effet, elle semblait inattendue chez un tel colosse, aux gestes gauches. En revanche, il avait fort bien calculé qu'elle devait être seule dans la grande salle et que c'était le moment ou jamais de l'aborder. Du seuil il l'avait contemplée, tandis qu'enveloppée de vapeurs médicinales elle maniait ses herbes et ses pots avec une expression concentrée qui rendait sévères ses lèvres longues et douces.
"Angélique et le Nouveau Monde Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 2" друзьям в соцсетях.