S'ajoutait la pensée de tous ceux qui l'avaient touchée et possédée. Lui qui était un homme et qui avait beaucoup vécu, il n'ignorait pas quel était l'un des secrets de la séduction d'Angélique et qui laissait ceux qui l'avaient connue, selon le sens biblique, frappés d'une nostalgie inguérissable. C'est qu'elle était merveilleusement faite là où il fallait. Des organes parfaits, en bonne place, de ceux dont le Maître en l'Art d'aimer écrit « qu'ils possèdent l'art des deux jouissances »... Des entrailles vénusiennes, étroites, habitées d'une force préhensible et chaleureuse dont elle savait user d'instinct. Il l'avait découverte dès les premiers temps de leurs amours. « Petite putain qui s'ignore », avait-il songé, amusé, surpris de trouver en ce corps vierge des perfections qu'il n'avait pas toujours rencontrées chez de plus brillantes courtisanes.
Or, ce corps magnifique, créé pour l'homme et son plaisir, gardait intacts ses pouvoirs et, quinze années plus tard, Peyrac avait retrouvé en elle avec surprise, avec délice, les merveilleuses sensations d'antan.
En cette nuit sur l'Océan, il avait su qu'il serait de nouveau son esclave, comme avant, comme les autres, car on ne pouvait se lasser d'elle, ni l'oublier. Mais si le corps était intact, le mal se situait ailleurs. Et Peyrac maudissait la vie qui l'avait meurtrie et toutes les ressouvenances qui dressaient parfois entre elle et lui un mur infranchissable. Toutes ces pensées défilèrent en un éclair dans son esprit, tandis que, toutes les fibres de son être tendues vers elle dans un mouvement irrésistible de possession, il essayait de l'attirer et de la maîtriser. Jamais il n'avait senti aussi jalousement, aussi farouchement qu'elle était sienne et que pour rien au monde il ne pouvait la laisser en dehors de lui, l'abandonner aux autres, à elle-même, à ses pensées, à ses souvenirs. Il dut la prendre presque de force.
Mais dès qu'il fut en elle, sa colère et sa violence s'apaisèrent. Ce n'était pas pour la satisfaction de son seul désir qu'il avait, ce soir, fait valoir un peu rudement ses droits d'époux. Il fallait qu'il l'emmenât avec lui à Cythère, car lorsqu'ils en reviendraient les ombres mauvaises se seraient évanouies.
Il n'y a pas de plus magique remède aux rancœurs, aux doutes et aux idées chagrines qu'un petit voyage réussi, à deux, vers l'île des amours.
Il sut attendre. Point de hâte égoïste, d'embarquement en tempête. Un chamman, qu'il avait connu aux Indes orientales lors de ses premiers voyages dans ces pays où l'on enseigne l'amour dans les temples, lui avait appris les deux vertus du parfait amant, et qui sont patience et maîtrise de soi, car les femmes sont lentes au plaisir. Cela ne va pas toujours pour un homme épris sans certains sacrifices, mais la récompense n'est-elle pas dans ce merveilleux éveil d'une chair indifférente ?
Lorsqu'il la sentit se détendre un peu, moins haletante et frémissante, et comme aveuglée, il commença à la stimuler doucement. Il avait ramené ses belles jambes autour de lui afin de mieux se mouvoir en elle et elle était déjà ainsi, plus livrée, plus indépendante. Contre sa poitrine, il entendait battre son cœur à grands coups irréguliers. Celui d'une petite bête affolée. Alors, par instants, il recherchait la fraîcheur de ses lèvres pour un baiser léger, rassurant. Et malgré le joug de la volupté qui l'envahissait jusqu'aux moelles et faisait courir le long de son échine de violents frissons, il ne s'abandonnait pas. Jamais, jamais plus il ne consentirait à la laisser seule en chemin. Elle était sa femme, son enfant, une partie de sa chair.
Et Angélique, dans le tourment d'un cœur où la colère et d'incontrôlables rancunes se débattaient âprement, commença à le percevoir penché sur elle avec une attentive curiosité. Sa présence en elle était comme un bien, un baume apaisant qui irradiait sa douceur dans ses membres et jusqu'au tréfonds d'elle-même. Et, tentée de s'abandonner à ce bien-être, elle fit taire les voix agitées de son esprit qui l'empêchaient de le savourer. Mais, à peine pouvait-elle y atteindre, que les voix reprenaient leur tintamarre et la sensation délicate s'enfuyait. Et elle tournait et retournait la tête avec impatience.
Alors il se retira d'elle et ce fut comme si elle avait été dépouillée de tout, une souffrance à crier, un vide qui la laissait vacante, tendue dans un appel douloureux, et elle eut un élan vers lui et son retour lui procura un tel soulagement qu'elle l'enlaça pour le retenir et il sentit ses doigts légers sur ses flancs, sur ses reins et il s'enchanta de la sentir de nouveau avide.
– Ne me laisse pas, gémissait-elle. Ne me laisse pas... Pardonne-moi, mais ne me laisse pas...
– Je ne te laisserai pas...
– Sois patient... je t'en prie... sois patient...
– Ne t'énerve pas, je suis bien en toi... J'y resterai ma vie !... Tais-toi, maintenant. Ne pense à rien.
Mais il continuait à la faire souffrir en s'écartant d'elle et paraissait vouloir prolonger cette attente, penché au-dessus d'elle dans une expectative frémissante, ou bien il l'effleurait à peine en des caresses vives, insidieuses, qui ne la satisfaisaient point mais éveillaient dans tout son corps des sensations différentes, aiguës ou doucereuses, tandis que d'incontrôlables frissons hérissaient sa chair, et qu'elle en ressentait les ondes jusqu'au bout des ongles, jusqu'à la racine des cheveux !... Ah ! pourquoi avait-elle été si révoltée ce soir ? Que lui avait-on fait jadis ? Ah ! pourvu qu'il ne l'abandonnât pas... Qu'il ne se lassât pas... Et elle s'impatientait contre son propre corps non pas insensible, mais rebelle et qui refusait fa soumission, dans une réaction intime, butée. Joffrey l'apaisait d'un mot. Il ne se lassait point, car elle lui était chère plus que sa vie et à chaque instant il ressentait, comme un dard en lui, la force et l'attachement qu'elle lui inspirait et la joie du triomphe commençait à se répandre dans ses veines. Car il la voyait maintenant tout occupée de cette lutte voluptueuse qu'elle livrait au fond d'elle-même et qu'il suscitait sans relâche. Ces spasmes légers qui couraient à la surface de sa peau satinée, ces crispations de ses lèvres et de sa gorge quand elle reprenait souffle – et tout à coup il surprenait l'éclat de ses petites dents blanches et serrées – c'était le signe qu'elle cessait d'être solitaire, et qu'une fois de plus il avait su la ramener sur les plages lumineuses, loin du gouffre glacé. Et il rit de la voir porter brusquement le revers de sa main à sa bouche pour étouffer une plainte. Les femmes ont d'attendrissantes pudeurs... Au sein des plus aveugles transports, le moindre bruit, un froissement, un craquement les alerte... L'effroi d'être surprise, de trahir leur abandon. Oui, d'étranges, de fuyantes, de difficiles créatures, mais quelle ivresse de les captiver, de les ravir à elles-mêmes et de les faire aborder, mourantes, aux rives interdites. Près de celle-ci il connaissait d'indescriptibles sensations, car elle lui rendait au centuple ce qu'il pouvait lui prodiguer. Et Angélique voulant demander grâce, et ne le voulant pas car il savait comment l'atteindre de toutes parts et qu'elle était sans défense devant sa science amoureuse, s'alliait enfin de tout son être au profond et puissant mouvement de l'amour qui les entraînait tous deux vers les sommets de leur joie commune. Elle l'adorait, tout à la promesse qui montait en elle et dont il réclamait maintenant l'accomplissement. Il ne la ménageait plus, car ils ressentaient tous deux autant de hâte et de passion à atteindre l'île enchantée. Poussés par le flot violent et irrésistible, ils étaient deux et seuls à aborder les rivages, et, enlacés, ils s'échouèrent ensemble sur des sables d'or, lui, soudain agressif, dans la tension du suprême assaut, elle, s'affaissant, s'alanguissant dans une libération ultime, délicieuse, délirante...
Et ils s'étonnaient en ouvrant les yeux qu'il n'y eût pas de sables d'or et de mer bleue... Cythère... Patrie des amants... Sous tous les cieux on peut la rejoindre... Peyrac se redressa sur un coude ; Angélique demeurait absente avec une expression rêveuse sur ses traits et les lueurs déclinantes du feu allumaient un reflet sous ses paupières demi-closes. Il la vit lécher dans un réflexe machinal le revers de sa main qu'elle avait mordue tout à l'heure, et ce geste animal l'émut de nouveau.
L'homme veut faire de la femme une pécheresse ou un ange. La pécheresse pour s'en distraire, l'ange pour en être aimé avec un inaltérable dévouement. Mais la femme éternelle déjoue ses plans, car pour elle il n'y a pas de péché, ni de sainteté. Elle est Ève. Il enroula ses longs cheveux autour de son cou et posa sa main sur son ventre tiède. Cette nuit porterait peut-être un fruit nouveau...
S'il avait été imprudent il ne se le reprocherait pas. On ne peut toujours se montrer prudent quand il s'agit de sauver quelque chose d'essentiel entre deux cœurs, et elle-même le lui avait demandé de si troublante façon à l'instant décisif.
– Et alors, ces sauvagesses ? dit Peyrac à mi-voix.
Elle sursauta, rit doucement et, tournant la tête vers lui en un mouvement languissant et soumis :
– Comment ai-je pu croire cela de vous ? Je ne sais plus...
– Petite niaise, peut-on vous berner si facilement quand il s'agit du cœur ? Vous êtes allée jusqu'à vous en tourmenter !... Êtes-vous donc si peu sûre de votre puissance sur moi ?... Vraiment, que voulez-vous que j'aie affaire de sauvagesses ?... Je ne nie pas que ces petites couleuvres malodorantes peuvent avoir, à l'occasion, leur agrément... Mais en quoi peuvent-elles m'attirer alors que je vous ai ?... Ma parole, me prenez-vous pour le dieu Pan ou l'un de ses acolytes au pied fourchu ? Où et quand voulez-vous donc que je trouve le temps de faire l'amour, avec quelqu'un d'autre que vous ?... Dieu que les femmes sont sottes !...
*****
L'aube était encore lointaine lorsque le comte de Peyrac se leva sans bruit. Il se vêtit, ceignit son épée, alluma une lanterne sourde et, se glissant hors de la pièce, traversa la grande salle, gagna le réduit où dormait l'Italien Porguani. Après un rapide conciliabule à voix basse, il revint dans la salle commune, souleva quelques-uns des rideaux et pans de fourrure derrière lesquels ses compagnons sommeillaient lourdement. Ayant trouvé celui qu'il cherchait, il le secoua doucement pour l'éveiller. Florimond ouvrit un œil et vit à la lueur de la lanterne le visage de son père qui lui souriait amicalement.
– Lève-toi, fils, dit le comte, et accompagne-moi. Je veux t'apprendre ce qu'est une dette d'honneur.
Chapitre 19
Angélique s'étira longuement, surprise que le jour succédât si subitement au soir. Elle avait dormi d'une traite.
Une indéfinissable allégresse flottait au fond de son esprit embrumé et engourdissait ses membres.
Elle se souvint. Il y avait eu le doute, la peur, les pensées noires, la détresse, et puis tout cela s'évanouissant dans les bras de Joffrey de Peyrac. Il avait refusé de la laisser se débattre seule, il l'avait contrainte à se réfugier en lui, et c'était merveilleux... La main d'Angélique lui faisait mal. Elle l'examina avec étonnement, y vit une meurtrissure et se rappela. Elle l'avait mordue pour étouffer ses plaintes dans l'amour. Alors, riant à demi, elle se lova sous les fourrures. Blottie dans leur tiédeur, elle se remémorait certains gestes, certains mots de la nuit. Ces gestes qu'on Fait, ces paroles que l'on prononce sans presque les entendre dans le mystère de l'ombre et l'effervescence du plaisir et dont on rougit ensuite...
Que lui avait-il dit cette nuit ?... « Je suis si bien en toi... J'y resterais ma vie... »
Et, à s'en souvenir, elle souriait, et sa main caressait la place vide à ses côtés, où il avait reposé.
Ainsi, dans la vie des couples, des nuits de pourpre et d'or jalonnent-elles leurs destins, et ces nuits les marquent en secret, avec parfois plus d'intensité que les bruyants événements des jours.
*****
Lorsque Angélique, pleine de remords d'assumer plus tard que de coutume ses tâches ménagères, rejoignit ses compagnes dans la salle commune, elle apprit par leur conversation que M. dé Peyrac avait quitté le fort, tôt le matin, accompagné de Florimond, Ils avaient chaussé leurs raquettes et s'étaient chargés de vivres en prévision d'un assez long parcours.
– A-t-il dit dans quelle direction ils se dirigeaient ? demanda Angélique surprise d'une décision qu'il ne lui avait laissé en rien pressentir.
Mme Jonas secoua la tête. Malgré ses dénégations, Angélique eut l'impression que la bonne dame soupçonnait le but de cette expédition inattendue. Elle détournait les yeux et jetait des regards entendus à sa nièce.
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