Angélique alla interroger le signor Porguani. Il n'en savait guère plus long que les autres. M. de Peyrac était venu le trouver de grand matin pour l'avertir qu'il s'absentait quelques jours, malgré la rigueur du froid.
– Il ne vous a rien dit de plus ? s'écria Angélique, alarmée.
– Non, il m'a seulement demandé de lui prêter mon épée... Elle se sentit pâlir. Elle fixa le gentilhomme italien. Puis s'éloigna, sans insister. Chacun se remit à ses travaux et la journée s'écoula comme tous les autres jours de ce paisible et dur hiver. Personne ne s'entretenait du départ de M. de Peyrac.
Chapitre 20
La poursuite que le comte de Peyrac et son fils avaient entreprise exigeait de leur part un effort double car Pont-Briand, qui les précédait d'un demi-jour, se hâtait lui-même. Ils commencèrent à marcher une partie des nuits, dans un air si glacé qu'il avait la dureté du métal et les étreignait jusqu'à l'oppression. Ils s'arrêtaient à l'heure où la lune commençait à décroître, se réchauffaient dans une cabane de fortune, dormaient quelques heures et repartaient avec le lever du soleil. Par grâce, la neige restait dure et le temps stable. Les étoiles scintillaient avec une acuité particulière et, s'aidant de son sextant, le comte s'était par deux fois enhardi à abandonner la piste tracée par ceux qui les précédaient et à couper par une autre voie qui lui faisait gagner plusieurs heures. Il possédait de la région des relevés très précis faits par ses hommes ou par lui-même au cours de l'année précédente ; il connaissait par cœur les cartes établies d'après ces données, avait recueilli des Indiens et des coureurs de bois tous les renseignements nécessaires concernant les pistes, les portages, les passages accessibles.
Tant au cours de l'hiver qu'au temps du dégel, l'importance de cette étude cartographique à laquelle Florimond, qui maniait fort bien la plume, le pinceau et les mesures, avait participé, expliquait l'apparente imprudence avec laquelle tous deux, nouveaux venus dans le pays, s'étaient pourtant lancés dans une course qui, à une telle époque de l'année, pouvait être considérée comme une folie.
Le relief à la fois tourmenté et monotone du pays trompeur sous le maquillage uniforme des neiges et des glaces, ses pièges multiples et ses rares complaisances, tout cela était inscrit sans erreur dans sa mémoire et dans celle de son jeune fils. Florimond n'avait cependant pas été sans inquiétude lorsque, délaissant la piste visible au clair de tune et qui traversait sans encombre une large plaine, le comte avait décidé de couper par le plateau qui formait éperon au travers de cette plaine, évitant ainsi un long détour. Le plateau était coupé de failles profondes, dissimulées sous des arbres surchargés de neige, où l'on risquait de tomber. Mais lorsque, à l'aube, en se laissant glisser des contreforts, ils avaient retrouvé le bivouac du lieutenant et du Huron, où des braises encore chaudes témoignaient que ceux-ci venaient à peine de le quitter, Florimond avait repoussé en arrière son bonnet fourré en poussant un sifflement admiratif.
– Père, je t'avoue que j'ai craint par instants que nous ne nous soyons égarés.
– Et pourquoi donc ? N'as-tu pas établi toi-même l'existence de ce raccourci ? Mon fils, ne doute jamais des chiffres ni des étoiles... Ce sont même les seules choses qui ne déçoivent jamais...
Après un peu de repos, ils repartirent. Ils parlaient peu, conservant leurs forces pour l'effort intense que représentait la longue marche, avec aux pieds les raquettes de corde, assez encombrantes et qui faisaient de chaque pas une difficulté, insuffisantes cependant pour les maintenir toujours à la surface de la neige molle ou poudreuse. Il fallait alors s'extraire en levant haut le genou, et sentir, au pas suivant, la neige céder encore sous leur poids. Florimond grommelait, disait qu'il fallait inventer une nouvelle façon de marcher dans la neige. La vision que lui offrait son père avançant d'un pas sûr et infatigable n'était pas sans ressembler vivement à celle que devait avoir de lui à l'instant même le lieutenant de Pont-Briand. Silhouette sombre et implacable de justicier, il allait de l'avant sans manifester aucune lassitude, et donnait l'impression qu'en effet la nature féroce, reconnaissant un maître, s'effaçait et se couchait à ses pieds. Cette forêt qui de loin paraissait infranchissable, voici qu'on la laissait derrière soi, cette plaine qu'on ne croyait pas pouvoir atteindre, voici qu'on la traversait et qu'on arrivait à ses confins.
Les muscles de Florimond lui faisaient mal. Lui qui se croyait jeune et fort, il s'apercevait qu'il avait des bras de mauviette lorsqu'il lui fallait réitérer dix fois de suite en vingt minutes l'effort nécessaire pour se hisser hors d'une congère en se cramponnant aux branches des sapins. C'était la faute de tout ce temps qu'il avait perdu à apprendre l'hébreu et le latin dans cette caverne à prières de Harvard. De quoi perdre tout entraînement et la faculté de bouger dans un pays de glace. C'était aussi parce que son père se comportait comme une machine à broyer I espace, et si Florimond, dans son arrogante adolescence, avait jamais douté de l'endurance d'un homme comme Peyrac, ses inquiétudes étaient aujourd'hui balayées.
« Il me mène à la mort, songeait-il inquiet.. S'il continue, je vais être obligé de déclarer forfait. »
Il supputait combien de temps son amour-propre lui permettrait de tenir sans avouer sa fatigue, se donnait des délais et se réjouissait lorsque l'ordre de Peyrac : « Faisons halte un instant », lui parvenait une demi-minute avant qu'il ne s'écroulât sur les genoux. Il pouvait alors s'offrir le luxe de dire avec désinvolture, d'une voix un peu essoufflée :
– Est-ce nécessaire, père ? Si vous le désirez je peux très bien... marcher... encore un peu...
Peyrac secouait négativement la tête et reprenait souffle en silence, avec une sorte de concentration intérieure, et Florimond s'efforçait de l'imiter. À vrai dire, tout au long de cette course, le comte ne se soucia guère de la performance qu'il accomplissait. D'une résistance à toute épreuve qu'il avait déjà prouvée en maintes circonstances, la volonté farouche qu'il avait de rejoindre son rival l'aidait beaucoup à franchir, comme en se jouant, les plus dures étapes.
À la ressemblance de celui qu'il pourchassait, l'image d'Angélique ne quittait pas son esprit. Elle animait l'élan de sa course, allumait en son cœur un feu qui paraissait le rendre même insensible aux morsures du froid. Et les pensées qui s'entrecroisaient dans sa tête occupaient si bien son temps qu'il franchissait vallées et montagnes sans en avoir presque conscience. Le visage d'Angélique brillait en lui et il le contemplait en y découvrant sans cesse des charmes nouveaux. À peine avait-il quitté sa femme qu'elle lui était plus que jamais présente. À peine s'éteignaient les échos assourdis de leurs joies voluptueuses que la seule évocation de son être endormi, tel qu'il l'avait abandonné au matin dans l'aube froide, la tête renversée en arrière et les yeux clos, éveillait en lui de nouvelles convoitises. Tel était encore l'un des pouvoirs d'Angélique. De savoir si bien apaiser et ravir les sens d'un homme épris et pourtant de ne le rassasier jamais, au point qu'à peine s'était-on éloigné d'elle le désir et la langueur de se retrouver à ses côtés, de la contempler, de la toucher et de l'étreindre de nouveau, revenaient brûler le sang. Elle était neuve chaque fois, ne trompait jamais l'attente, ne décevait pas. Et chaque fois, c'était comme une découverte qui laissait le corps heureux et vraiment enchanté. Plus il avait licence d'user d'elle au cours des nuits, moins il pouvait se passer de ce plaisir.
Plus il avait l'occasion de l'approcher, en l'existence quotidienne du fort qu'ils partageaient étroitement, où il pouvait la regarder vivre sans fard ni dissimulation, et plus l'emprise qu'elle prenait sur lui, par la séduction de toute sa personne, s'affirmait. Et il s'en étonnait car il s'était attendu à ce qu'elle le déçût.
N'y avait-il pas de quoi se pencher avec un brin de méfiance sur le mystère d'un tel pouvoir ?... De quelle ruse secrète, de quels dons des fées reçus à son berceau, de quelles puissances acquises par des magies qu'elle ne trahissait pas, était-elle habitée ?
Voici qu'il se mettait à discuter comme les hommes de son temps si fortement tentés de s'en remettre au miracle pour découvrir le secret de ce qui les étonne. Dès le premier instant où elle avait posé le pied sur le sol des Amériques, toutes sortes de choses avaient pris une ampleur nouvelle. Et les Canadiens voyaient déjà en elle s'incarner la vision démoniaque qui les effrayait : une femme s'élevant au-dessus de l'Acadie pour causer sa perte... Bien qu'il voulût s'en défendre, Joffrey de Peyrac était tenté de reconnaître en cette Angélique qu'il avait retrouvée après quinze ans d'absence de surprenants pouvoirs. Si lui-même en arrivait là, il admettait, regardant la réalité en face, qu'en ces contrés arides, où l'on perçoit avec plus d'acuité les grands courants primitifs et naturels une telle figure de femme, parce que douée de qualités exceptionnelles, s'impose, dès son apparition, comme un être inquiétant, vite suspect, jusqu'à devenir mythe et légende. Phénomène coutumier à un pays de mirages où d'incroyables manifestations se multiplient : étincelles crépitantes, sans qu'on puisse en déterminer l'origine, courant sur le corps et les vêtements et y provoquant des chocs douloureux, draperies colorées se déployant dans le ciel en feu d'artifice inexplicable, soleils suspendus dans les ténèbres, demeurant là de longues heures pour subitement se fondre à une vitesse insensée dans l'obscurité du firmament... Les Canadiens y voyaient l'apparition de canots en flammes, transportant les âmes de leurs morts, coureurs de bois ou missionnaires, torturés par les Iroquois ; les Anglais puritains y voyaient la présence d'une planète annonçant de terribles châtiments pour leurs péchés et ils se mettaient à jeûner et à prier...
Sur un tel continent, brutal, austère, où l'on recevait toute vérité sans ménagement, il était naturel, inévitable, que le rayonnement d'Angélique entraînât un mouvement passionnel irrésistible. Il était naturel, se dit-il, que, dès son joli pied posé sur le rivage, l'on parlât d'elle, de la Nouvelle-Angleterre à Québec et des grands lacs de l'Ouest aux îles du golfe Saint-Laurent, à l'est, et pourquoi pas, de la vallée des Mohawks chez les Iroquois, jusqu'aux Nipissing et Nadessioux des rives glacées de la baie Saint-James. Mais s'il comprenait les raisons de ce comportement impulsif, il ne s'en dissimulait pas les dangers. Aux difficultés de son entreprise dans le Nouveau-Monde s'ajouterait maintenant un conflit très particulier et qui avait Angélique pour centre.
Et, avec la lucidité d'un cœur épris, il avait compris aussitôt que la venue du lieutenant de Pont-Briand à Wapassou était le résultat d'un complot, informulé encore peut-être, mais d'une beaucoup plus grande importance que la conséquence d'une passion amoureuse isolée. Pont-Briand risquant follement sa chance, ce n'était qu'une escarmouche, un prétexte, l'avant-garde de quelque chose de plus puissant, de plus hostile, qui, en s'attaquant à l'aura privilégiée de sa femme, cherchait à l'abattre, lui, à travers elle...
En la plaçant à ses côtés, il l'avait exposée aux flèches. Il l'avait révélée, et c'était sans doute à un monde qui n'était pas prêt pour cette révélation et s'efforcerait de la rejeter à tout prix. Dès l'instant où, prenant sa main, il avait dit aux êtres rassemblés sur la plage de Gouldsboro :
« Je vous présente ma femme, la comtesse de Peyrac », il l'avait fait sortir de l'ombre, où seule, avec des ruses de petite bête pourchassée, elle essayait de passer inaperçue, il l'avait de nouveau exposée aux regards et ce ne pourrait être que des regards d'amour ou de haine, car elle ne laissait personne indifférent.
Peyrac se surprenait à regarder autour de lui l'immobilité blanche, la nature glacée et inhumaine, comme s'il y voyait s'assembler des ennemis aux visages encore dissimulés mais implacables. En allant ainsi de l'avant, il tombait dans le piège de l'ennemi, il faisait ce qu'on attendait qu'il rît, mais rien ne pouvait le retenir car, au sein de ces menaces, il y avait une femme qui était la sienne par des droits imprescriptibles, une femme dont il savait seul qu'elle était fragile, une femme dans toute la vulnérabilité de son sexe et qu'il se devait de défendre farouchement et de façon intraitable...
– Père ! Père !
– Quoi donc ?...
– Rien, disait Florimond, hébété de fatigue.
Devant la face que le comte tournait vers lui, où le regard avait la dureté d'une lame acérée, le pauvre garçon ne pouvait trouver le courage d'avouer que ses pieds étaient de plomb. Son père était le seul être devant lequel il perdait parfois contenance. Et, en même temps, il ne pouvait s'empêcher d'admirer sur l'éclat d'un ciel sombre au couchant nuageux, gris et or, l'homme gigantesque, aux tempes argentées, au visage marqué de cicatrices et parfois impressionnant, qu'il était parti chercher au-delà des Océans et qui ne l'avait pas déçu : son père.
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