– Si, un jour, il ressuscitera un peu pour toi.

– Que veux-tu dire ?

– Le jour où tu auras toi-même un fils.

Florimond fixa son père avec surprise puis poussa un soupir.

– C est vrai ! Tu as raison de me parler ainsi, merci, père !

Il ferma les yeux et parut las. Pendant toute cette évocation, il avait parlé à phrases brèves et lentes. Comme s'il découvrait au fur et à mesure des vérités qu'il n'avait pas encore regardées en face. Et pour le comte aussi, c'était un coin du voile mystérieux qui se déchirait sur l'existence inconnue et douloureuse qu'Angélique avait vécue loin de lui. Elle ne parlait jamais du petit Charles-Henri. Par tact envers lui, par crainte aussi peut-être. Mais son cœur de mère saignait-il moins que celui de Florimond ?...

La honte, la douleur, l'impuissance brûlaient dans le cœur de l'adolescent et Joffrey de Peyrac sentit que tous deux, père et fils, éprouvaient la même colère d'homme bafoué qui l'habitait depuis qu'il avait quitté le fort de Wapassou à la poursuite de Pont-Briand. Ce ressentiment était presque de la même nature d'amour blessé et plongeait aux mêmes sources anciennes et brûlantes d'un passé où tous deux, l'enfant et l'homme, avaient été rejetés, trahis et vaincus. Il se pencha vers son fils afin d'alléger le poids insupportable à ce cœur juvénile et de le détourner de l'amertume vers l'action.

– On ne peut toujours échapper à la dure loi des épreuves et des défaites, mon garçon, lui dit-il. Mais la roue tourne. Maintenant, tu viens de le dire toi-même, nous sommes forts tous les deux et réunis. Maintenant, le temps de la vengeance est enfin venu pour toi et pour moi, mon fils... Nous pouvons enfin répondre aux insultes, défendre la faiblesse, rendre les coups reçus. Demain, en tuant cet homme, nous vengerons Charles-Henri, nous vengerons ta mère bafouée ; demain, en le tuant, nous tuerons Montadour...

Chapitre 22

Ce fut aux abords du lac Mégantic que la rencontre eut lieu. En ces jours d'hiver, nul cri humain ne peut se faire entendre, qui ne soit aussitôt englouti dans l'indifférence infinie de la plaine. Des arbres morts, au-dessus des eaux gelées, sont autant de colonnes de pur cristal. Ces géants de glace peuplent seuls le royaume de lacs, de rivières, de chenaux et de marécages que la neige dissimule sous un trompeur tapis de velours blanc immaculé.

À l'été, à l'automne, de ce royaume des eaux s'élanceront de nouveau vers le Sud les gentilshommes canadiens et leurs sauvages pour récolter les scalps et les « indulgences » en Nouvelle-Angleterre, sauvant leurs âmes et leur commerce par le sang répandu des hérétiques. Le brun et transparent chemin d'eau de la Chaudière les aura conduits sans difficulté jusqu'ici. Avant de redescendre vers l'autre versant, ils feront halte et prieront, chanteront des cantiques avec leurs aumôniers autour d'immenses feux de camp. Aussi, lorsque le lieutenant de Pont-Briand, du haut d'un rocher, distingua la région de Mégantic et sa désolation pâle et miroitante, familière à ses yeux de Canadien, l'étau qui lui serrait le cœur se relâcha et il respira mieux. Maintenant, son pays, sa terre de Canada, était proche. Ici maints souvenirs l'attendaient et il y avait peu de temps qu'il s'y était trouvé avec le comte de Loménie lorsqu'ils revenaient de cette désastreuse expédition au fort Katarunk. Oui, désastreuse, se répéta-t-il avec force, car, en rencontrant les gens de Katarunk, il y avait perdu paix du cœur.

Mais pour rien au monde il n'aurait voulu ne pas avoir vécu cette rencontre. Le sentiment qu'il avait nourri depuis pour une femme unique avait enrichi sa vie de telle sorte que la pensée qu'il allait en être privé désormais l'accablait. Ne plus pouvoir rêver d'elle, ne plus pouvoir la comparer à d'autres pour mieux jouir de son éclat, la contempler, l'adorer. Une inexplicable folie, en vérité, mais qui l'avait nourri. Il se répétait ce mot, et sans laquelle il se sentait incapable de survivre car la vie sans elle perdait ses attraits. Il l'avait trop mêlée à la sienne durant ces derniers mois. « Je reviendrai, s'écriait-il, avec désespoir... Non je ne pourrai pas renoncer, jamais-jamais... C'est elle que je veux... Je ne peux pas mourir sans l'avoir possédée... Si elle n'était pas pour moi, alors pourquoi a-t-elle croisé mon chemin ?... » Et il se répétait que sa chair avait la saveur des fruits mûrs, doux et savoureux, et qu'elle nourrissait l'être entier. Il se remémorait sans cesse, moins l'instant où il avait violé sa bouche et dont il avait honte, que celui où il avait repris conscience la tête sur ses genoux contre son sein aux courbes maternelles. Plus encore que des gestes de consentement, l'attention apitoyée qu'elle lui avait témoignée alors le bouleversait, le rendait faible et l'exaltait tour à tour. Il revoyait son regard changé, doux et profond. Une indulgence pour lui dans son regard dont il s'était senti indigne, mais qui lui avait fait du bien, et sa voix prenante.

« Allons, voyons, que se passe-t-il... ? Vous n'êtes pas dans votre état normal, monsieur de Pont-Briand... » Or, il savait que c'était vrai. Il s'en était aperçu au moment où elle l'avait regardé de ses yeux merveilleux, mais qui semblaient lire au-delà de lui et avaient su pressentir autour de lui quelque chose d'anormal. Il avait compris qu'il était victime d'une volonté effrayante qui lui collait à la peau, dont il ne pouvait pas, par sa seule force, se débarrasser. D'ailleurs, le mal fixé d'avance s'était accompli. Il avait, certes, joué son rôle, mais il avait manqué son but et maintenant il serait rejeté et abandonné par tous. Il était parti en titubant, pour un instant débarrassé par le choc sur la tête de l'obsession de ses pensées, mais très vite l'effet obtenu s'était dissipé et, escorté de ses hantises habituelles, il avait continué sa route. Il gardait d'elle plutôt une impression qu'une vision, comme la marche d'un elfe, à ses côtés, mais qui avait cessé d'être entièrement sexuelle pour se muer en une présence plus amicale, plus éthérée et plus pitoyable à sa détresse et parfois il s'adressait à elle, à mi-voix :

– Vous, madame... Vous pourriez peut-être me sauver de celui qui me dirige et m'asservit. Vous pourriez peut-être m'aider à le repousser... Non, hélas ! C'est impossible. Il est plus fort que vous... Il possède l'esprit de Force... Nous n'y pouvons rien, n'est-ce pas ? Il est le plus fort de tous.

Parfois, il croyait distinguer les plis de la robe d'Angélique entre les ramures bleutées des arbres. Mais ce n'était toujours qu'une forme floue et imprécises. En revanche, le regard qu'il distinguait nettement n'était pas celui de la femme qu'il aimait. C'était un regard bleu, doux et souriant, mais mâle et implacable. La voix qu'il entendait était chaude, persuasive : « La femme sera pour vous »... Pont-Briand éclatait d'un rire strident qui se répercutait à travers les forêts pétrifiées par le gel ou les vallons aux courbes pâles, et le Huron qui le suivait lui jetait un regard oblique de ses prunelles d'eau noire. Le lieutenant soliloquait à mi-voix avec des ricanements.

– Non, la femme ne sera jamais pour moi, mon père... et vous le saviez avant de m'envoyer, vous qui savez tout... Mon père ! Mais cela valait la peine d'être tenté, n'est-ce pas ? Et c'était aussi le moyen d'atteindre celui que vous vouliez supprimer ! Le moyen d'atteindre Peyrac au cœur ! »

Il s'adressait au regard bleu : Pourquoi vous, père ? Et pourquoi moi ? Il continuait à marmonner, en avançant de la démarche lourde et cadencée de ses pieds chaussés de raquettes.

Une autre peur continuait à se tapir au fond de lui au long de cette course insensée. S'il s'était raisonné, il aurait pu se dire que Peyrac ne le poursuivrait pas car il n'oserait se lancer à travers le pays en cette saison et il fallait y avoir beaucoup vagabondé, comme lui-même, pour l'oser. Mais quelque chose le persuadait que le comte de Peyrac était capable de tout, et il le voyait, allié magiquement aux éléments, grande forme noire passant rapide, là où l'homme ordinaire se débat, accablé et perdu d'avance.

Comment avait-il pu être assez fou, assez égaré pour oser braver un tel homme ? Vraiment, il avait fallu avoir perdu l'entendement...

Et maintenant il était arrivé aux confins du Maine et il contemplait la région désolée de Mégantic. Il lui faudrait encore une ou deux longues semaines avant de rejoindre son fort, la sécurité, les siens !... Mais du soulagement qu'il éprouvait d'avoir franchi cette étape, il reconnaissait implicitement que toutes les terres qui s'étendaient derrière lui au Sud des Appalaches appartenaient déjà à celui qui avait dit : « Je ferai du Maine mon royaume. » Il reconnaissait qu'il était parvenu aux frontières des territoires du comte de Peyrac. Déjà il acceptait que ces terres disputées fussent sous l'influence du conquérant qui en avait forcé la virginité, pénétrant à cheval jusqu'au cœur des forêts et des lacs sauvages et s'y établissant pour y imposer sa loi et la prospérité. Le fort de Wapassou, enfoui là-bas, au cœur des rocs noirs, c'était comme un navire de guerre qui y aurait jeté l'ancre. L'ancre crochait dur déjà. On ne la détacherait pas facilement. Celui qui l'avait lancée n'était pas là par hasard, mais savait ce qu'il faisait et ce qu'il voulait. C'était si vrai que, tout au long de sa route, Pont-Briand n'avait pu se distraire du sentiment qu'en parvenant à Mégantic il échapperait à Peyrac, comme se trouvant hors de ses frontières. Maintenant, il y était. Encore quelques pas et il s'enfoncerait dans le brouillard scintillant de la plaine, il se perdrait parmi les ombres blanches, se dissimulerait, s'évanouirait peu à peu aux regards et Peyrac ne pourrait plus le rejoindre. Fuyant toujours, il atteindrait le Saint-Laurent, il rencontrerait un fort de bois, puis quelques villages de pierres autour d'un clocher pointu, une ferme massive où il entrerait pour manger au coin de l'âtre monumental une portion gargantuesque de porc salé arrosé de marc brûlant.

Il serait surtout à l'abri là-bas, au Canada...

Mais il aurait perdu le plus précieux de lui-même, son rêve accroché, effiloché, aux branches aiguës des arbres morts, déchiqueté le long de la piste blanche... Il se secoua, s'ébroua avec colère, dispersant la neige autour de lui, comme un orignal que son poids a fait choir au fond d'une congère et qui ne peut plus se dégager. Il se cramponnait à cette vision prosaïque d'une écuelle d'orme remplie de soupe aux pois et de lard salé, sur ses genoux, près de la grande cheminée. Mais cette scène avait un goût de fiel après les félicités entrevues. Car à Wapassou aussi il s'était assis près du feu, devant une chaude et confortable soupe, un gobelet d'alcool au creux du poing, mais alors elle était là à quelques pas, penchée dans la lueur du feu, avec ses bras robustes et dorés, et il se repaissait de sa vue ; par sa présence le feu en avait plus d'éclat, les nourritures plus de saveur et il avait goûté un instant de bonheur total. Pesamment, il descendit la colline, déserte et glaciale. Chaque pas l'arrachait un peu à d'impossibles espérances et, n'ayant ni la force de renoncer ni celle d'assumer leurs conséquences, il se sentait le plus malheureux des hommes. Comme il suivait le creux du vallon qui débouchait sur les rives du lac, l'Indien lui toucha le bras et lui montra quelque chose au-dessus d'eux, un peu avant de déboucher dans la plaine. Il vit bouger des formes sombres, et la soudaine animation du paysage figé auparavant dans une paralysie glacée le fit tressaillir. Il y avait si longtemps que rien ne bougeait plus autour de lui. Le rythme était rompu et tout de suite la chose parut ennemie.

– Des ours ? murmura-t-il.

Presque aussitôt, il haussa les épaules, se traitant d'imbécile. En hiver, les ours dorment. Des bêtes non hivernantes, il n'en avait pas rencontré tout au long de sa course. À certaines périodes des mois froids de l'hiver, le loup, le renard et l'élan-caribou se font si furtifs qu'ils semblent disparus à jamais, comme s'ils voulaient laisser tout son pouvoir à l'empire de l'hiver.

– Des Indiens ?...

Mais que feraient des Indiens en ces lieux, à cette époque de l'année ? Eux aussi se terrent dans leurs cabanes d'écorce, grignotent leurs provisions. Ce n'est pas encore le moment où la faim les jettera à tout prix sur les pistes glacées pour y poursuivre le cerf en rut et sauver par la capture d'un gibier rare et amaigri leurs misérables existences.

– Ce sont donc bien des hommes, dit Pont-Briand à voix haute. Des Blancs !... Des coureurs de bois !

Et soudain il ferma les yeux et s'immobilisa entendant résonner en lui le coup sourd du destin. Déjà il savait qui venait. Un profond soupir s'échappa aussitôt de ses lèvres, l'auréolant d'une vapeur blanchâtre qui s'étira longuement dans l'air froid comme si déjà son âme immatérielle le quittait. Un frisson de peur l'ébranla de la tête aux pieds. Puis il se ressaisit. À quoi n'était-il pas réduit, lui, un guerrier qui n'avait connu que batailles et morts sur son chemin !