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Jamais Angélique ne s'était rendu compte à quel point Mme Jonas pouvait être bonne. La brave Femme la soutint jusqu'à sa chambre, l'aida à se dévêtir, la mit au lit après avoir glissé entre les draps deux galets bien chauds, puis lui apporta une infusion calmante tout en ne cessant de parler.
Angélique s'apaisa peu à peu. D'avoir partagé ses appréhensions avait allégé son inquiétude et Mme Jonas ne lui laissait pas le temps d'y revenir.
– L'endurance des hommes, on ne peut pas se l'imaginer... Nous autres, les femmes, de loin, on se fait une montagne... Pensez-vous, le froid, la neige, la distance, ils en font leur affaire du moment que ça ne dure pas trop longtemps. Ils ont la peau dure, les hommes, le sang chaud et la cervelle froide. Avez-vous jamais vu M. le comte manifester un seul signe de fatigue ou de crainte ?... Moi pas !...
– Je sais, dit Angélique en humant son infusion et en commençant de la boire à petites gorgées, mais il peut tout de même s'égarer, par ce blizzard surtout.
– S'égarer, ça m'étonnerait de ces deux-là !... M. le Rescator n'est-il pas le meilleur pilote de tous les Océans ?... Nous en savons quelque chose, n'est-ce pas ? Le désert, ça n'est pas bien différent de la mer, et les étoiles sont toujours là pour celui qui sait lire dans le firmament. M. Porguani m'a dit que M. le comte avait emporté son sextant.
– Oh ! oui vraiment ? fit Angélique réconfortée par la nouvelle.
Puis, de nouveau assombrie :
– Mais il y a la tempête, la nuit. Cette neige infernale qui brouille les pistes et cache les étoiles.
– Ils se seront terrés dans des trous, peut-être dans une cabane d'Indiens, pour attendre la fin de la tourmente. Au jour, ils se retrouveront. M. le comte n'est pas un savant pour rien et Florimond, lui, ne s'égare jamais.
– Oui, c'est vrai, il y a Florimond, répéta Angélique en ébauchant un sourire.
Elle ferma les yeux ; Mme Jonas lui reprit le bol des mains, tapota les oreillers et lui tressa les cheveux pour qu'elle se sentît plus à l'aise.
– Comment vous remercier ? murmura la jeune femme qui sentait un bienfaisant sommeil la gagner.
– Il est bien juste qu'on vous entoure un peu, mon pauvre ange, vous qui nous portez tous à bout de bras, fit la brave Rochelaise émue.
Angélique découvrait ce soir-là la place qu'elle avait prise dans le cœur des gens de Wapassou.
En revanche, de tout ce qu'elle leur avait dispensé de courage, d'aide, de patience, de bonne humeur, de gaieté, ils la prenaient en charge. Elle était l'une des leurs.
– Les hommes ont dit que si demain nous ne voyons pas M. le comte revenir, ils organiseront une expédition pour aller à sa rencontre, dit encore Mme Jonas.
– On ne sait même pas dans quelle direction il est parti...
– On s'en doute. Il est parti vers le Nord, à la poursuite de ce m'as-tu-vu de Pont-Briand...
Angélique rouvrit les yeux et regarda fixement le visage rubicond de la brave dame, puis elle plongea son visage dans ses deux mains avec accablement.
– C'est de ma faute, gémit-elle. Qu'ai-je donc fait au ciel pour qu'un homme sensé se croit autorisé à venir insulter mon époux sous son propre toit ? Madame Jonas, soyez sincère, je vous en supplie ! Dites-moi, y a-t-il eu dans mon comportement quelque chose qui ait pu encourager tant soit peu le lieutenant de Pont-Briand à me manquer de respect ?
– Non, et ne commencez pas à battre votre coulpe... Je vous connais bien, ma mie, je vous ai vue vivre à La Rochelle, et sur le navire, avec ou sans mari. Là et ailleurs, il y a toujours eu des hommes pour admettre que vous pouviez rester sage et d'autres pour ne pas l'admettre. Ce n'est pas votre faute si vous êtes trop belle ! Seulement, cela crée des malentendus.
– Ah ! il sera toujours le même, mon mari, s'écria Angélique, que lui importent mes tourments ! Il suit son impulsion, son code d'honneur, il s'en va sans même m'avertir... et s'il...
– Vous ne pourriez l'aimer autant s'il était différent. Avec un homme plus rassis, vous seriez plus tranquille, certes, mais moins amoureuse, croyez-moi. Votre part est belle !... Voyez-vous, un trésor, ça attire l'envie. Il ne faut pas vous étonner si l'on essaye de détruire ce que vous possédez, et maintenant assez causé. Je vais rester près de vous cette nuit. Si vous vous réveillez et ne pouvez retrouver le sommeil, nous ferons un brin de causette.
Avant de s'endormir, elles écoutèrent siffler le vent, grincer les poutres, s'abattre les arbres avec des craquements déchirants, de grands hurlements qui semblaient soudain s'étouffer, comme sous le bâillon suffoquant des rafales de neige poudreuse. La neige, on la sentait là, s'amoncelant.
– Nous serons ensevelis demain, disait Mme Jonas.
Elles s'endormirent enfin, s'éveillèrent encore, parlèrent un peu à mi-voix, de La Rochelle et des gens de Gouldsboro et de petites choses urgentes à faire.
– Il faudra que je demande à Clovis de nous fabriquer un deuxième fer à repasser, dit Mme Jonas, mais il a si mauvais caractère !
– Il n'y a pourtant que lui pour réussir ces fers lourds et légers à la fois. On n'a jamais besoin de souffler sur les braises.
Le matin vint sans bruit. Un monde épuisé n'osait reprendre vie. Dans les chambres du Fort, le jour était gris car la neige obstruait jusqu'aux carreaux. Mais dès que la porte eut été tirée vers l'intérieur, non sans peine, un jour glorieux d'hiver, de nacre et d'or apparut. La nature souriait, dans l'éclat d'une beauté virginale presque excessive, tant étaient purs la blancheur de la neige, le satin bleu du ciel, la blondeur du soleil, et parfaites les formes douces des arbres dressés alentour comme de longs cierges consumés.
– Il ne faut pas y toucher, c'est trop beau, s'écria Honorine qui, tout aussitôt, se précipita sur le tapis blanc pour s'y rouler avec délice.
Les hommes s'armèrent de pelles pour dégager l'entrée. Par endroits, du côté où le vent avait soufflé le plus violemment, la neige montait jusqu'au toit. On se battait au milieu des nuées impalpables et cristallines, de buées glacées insaisissables, on se débattait dans cet envahissement suave et le souffle des humains jaillissait en petits nuages translucides à la surface de la terre ensevelie.
Angélique, plus sensible à la beauté irisée du paysage qu'à tout ce qu'il représentait de menace mortelle, décida que par un tel jour il ne pouvait y avoir ni deuil ni désespoir. Ils reviendraient !... Elle entreprit avec sérénité son travail, s'évertuant de ne pas laisser courir son imagination.
Vers le milieu de la matinée, un cri l'attira au-dehors. On se montrait vers la falaise d'énormes pans de neige qui se détachaient.
– Une avalanche...
– Mais qui provoque l'avalanche, qui ? beugla Jacques Vignot. Regardez, madame. Ce sont eux !...
On distingua alors deux silhouettes humaines sur la face noire et abrupte de la falaise descendant lentement d'un roc à l'autre en se cramponnant aux branches des arbustes et buissons.
– Ce sont eux !...
Les hommes poussaient des « hourra » et lançaient en l'air leur bonnet de fourrure. Il y eut une course, assez embarrassée, vers le pied de la montagne car, sans les raquettes, il était impossible d'avancer. On dut renoncer à aller au-devant des deux voyageurs et le temps qui s'écoula avant qu'ils apparussent aux abords du fort parut interminable.
Enfin ils surgirent, proches, vivants.
Angélique agissait comme si elle avait perdu l'esprit. Elle était rentrée, puis sortie, puis rentrée encore. Elle tournait en rond dans la salle. Elle se souvint enfin de ce qu'elle était venue y chercher et attrapa le flacon d'eau-de-vie que l'on gardait dans un bahut sous clef et se précipita de nouveau sur le seuil.
Joffrey de Peyrac y parvenait. Son regard accrocha le sien. Il avait un demi-sourire dans un visage sali de barbe et qui lui parut plus émacié, presque grimaçant avec les lignes blafardes de ses cicatrices, et ses yeux brûlants, sombres, et qui s'attachaient à elle avec une sorte de fièvre. Ce jour-là, il la regardait.
Il la regardait, indifférent à ceux qui l'entouraient, il la regardait comme le seul être au monde. Et pour elle il surgissait comme le soleil sans lequel elle ne pourrait survivre, elle ne voyait plus que lui. Vignot dut lui prendre la bouteille des mains.
– Buvez, monsieur le comte, fit-il en versant une rasade dans un gobelet et en le tendant à son chef.
– Bonne idée, dit Peyrac.
Il avala l'alcool d'un seul coup, marcha d'un pas un peu raide et claudiquant vers la cheminée et s'assit sur un escabeau.
Angélique alors courut jusqu'à lui et s'agenouilla à ses pieds. Il serait plus juste de dire qu'elle tomba à genoux devant lui tant le bonheur l'accabla à cet instant d'une étrange faiblesse. Son dessein était de lui ôter ses bottes, mais lorsque ses mains touchèrent la dure réalité de ses jambes musclées sous l'étoffe raidie de glace du haut-de-chausses, de nouveau elle défaillit. Elle ne savait pas si c'était d'allégresse, d'amour ou de la crainte à la pensée qu'un être si cher pourrait un jour lui être ôté, mais son esprit, comme frappé d'une révélation, perdit conscience, pour ne plus subsister qu'en lui, avec lui. Elle jeta ses bras autour de lui, enserrant ses genoux, l'étreignant et le contemplant de ses larges yeux lumineux d'où coulaient des larmes silencieuses, et comme si elle n'eût pu jamais se lasser de regarder ce visage d'homme dont les traits exceptionnels n'avaient cessé de hanter sa vie depuis le jour où elle les avait vus pour la première fois. Et lui aussi, s'inclinant un peu, la regarda intensément. Ce fut très bref. L'échange de deux regards. Mais assez pour que les témoins de la scène en retirassent une impression inoubliable. Aucun pourtant n'aurait pu dire ce qui le bouleversa le plus en cet instant, de l'adoration que révélait l'attitude d'Angélique agenouillée ou de la passion chaleureuse qui illumina le visage impérieux du comte, de celui qu'ils étaient habitués à considérer comme un homme inaccessible aux faiblesses humaines, voire invulnérable. Un sentiment de contentement et une vague nostalgie leur étreignirent le cœur. Une pudeur soudaine leur fit baisser les yeux. Chacun d'entre eux, avec ses souvenirs tristes, ses rêves et ses désenchantements, apercevait en cet instant, comme sous l'éclair, jaillissant d'une nuée et illuminant deux êtres tendus l'un vers l'autre, le visage même de l'Amour. Le comte de Peyrac posa doucement ses deux mains sur les épaules d'Angélique pour la ramener à elle et il se tourna vers les hommes immobiles.
– Je vous salue, mes amis, dit-il de sa voix rauque que la fatigue étouffait, je suis content de vous revoir.
– Nous aussi, monsieur le comte, répondirent-ils avec un ensemble d'écoliers.
Leurs esprits étaient encore embrumés et le temps qui venait de s'écouler comptait double. Le silence retomba. Elvire soudain écrasa une larme et serra la main de Malaprade à ses côtés.
– Et moi ! Et moi ! cria la voix de Florimond. Je suis à demi mort et personne ne s'occupe de moi.
Tout le monde se retourna et l'on éclata de rire.
Florimond, couvert de neige, des franges de glace à son bonnet, était échoué contre la porte. Le comte jeta à son fils un regard d'affectueuse complicité.
– Aidez-le. Il n'en peut plus !
– On m'y reprendra à te suivre, grommela Florimond, on m'y reprendra...
On s'avisa en effet que le pauvre garçon était littéralement gelé et à bout de forces. Cantor et Jacques Vignot se saisirent de lui et le portèrent sur sa couchette. Ils lui ôtèrent ses vêtements et ses bottes, Angélique courut à lui et l'examina.
– Pauvre petit gars ! dit-elle en l'embrassant.
Elle le frictionna de la tête aux pieds avec de l'eau-de-vie, puis elle s'assit à son chevet pour lui masser longuement, de ses belles mains, ses mollets raidis. Il s'endormit, béat comme un enfant, tandis que Mme Jonas se mettait en devoir de préparer des grogs pour toute la compagnie.
Chapitre 25
– Ainsi vous l'avez tué ? demanda Angélique lors qu'elle se retrouva seule avec son mari dans le réduit qui leur servait de chambre... Vous l'avez tué, n'est-ce pas ? Vous avez risqué votre vie pour cette folie ? Parce qu'un homme m'avait fait la cour ?... Dites-moi, est-ce raisonnable, monsieur de Peyrac ?
Le comte s'était jeté d'un seul coup en travers du lit où il étendait ses membres las. D'un regard ironique, de bas en haut, il affrontait le courroux d'Angélique.
– Pont-Briand, c'était quelqu'un de là-haut, dans le Nord, reprit-elle en se penchant. Maintenant, que vont-ils faire au Canada quand ils apprendront cela ? Ils vont chercher à en tirer vengeance, dénoncer les traités...
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