– Il y a longtemps que les traités ont été dénoncés, dit Peyrac ; à peine l'encre avait-elle séché qu'on nous a condamnés à mort et envoyé les Patsuiketts.
Il se leva à demi et la prit aux cheveux, sur le front sans brutalité, mais pour qu'elle le regarde en face.
– Écoutez-moi bien, mon cœur. Il y a une chose qui n'est pas près de mourir en moi. C'est le besoin ardent que j'ai de vous et il est naturel que je veuille que vous n'apparteniez qu'à moi seul et tout entière. Appelez cela jalousie si vous le désirez, qu'importe ! Nous n'avons atteint ni vous ni moi l'âge des apaisements de la chair, loin de là. Je ne vous laisserai jamais à vos seules forces et à celles des tentateurs...
– Avez-vous pu craindre que je ne sois séduite par un tel individu ?
– Non, même pas. Mais je pressens qu'il pourrait y en avoir de plus hardis que celui-ci. La faiblesse des uns est bonne conseillère des autres. Sachez que défendre son honneur dans ces contrées sauvages est une question de vie ou de mort !... Or, vous êtes ma vie !... Je tuerai tous ceux qui chercheront à vous enlever à moi... Voilà ! il fallait que cela fût dit...
Et comme elle se penchait sur lui, il l'attira brusquement à lui et baisa sa bouche, avec force, de ses lèvres sèches et blessées par le gel.
*****
Florimond faisait à Cantor ses confidences.
– J'ai cru périr. Notre père a autant de souffle à la course qu'un Peau-Rouge ou qu'un Canadien.
– À l'épée ou au pistolet ?
– À l'épée. C'était magnifique. Mon père connaît toutes les feintes, et une botte qu'il faut être jongleur pour réussir, ma parole... L'autre s'est bien défendu. Il était médiocre, mais prompt et endurant.
– Et... il est mort ?
– Sûr qu'il est mort. Une botte comme celle-là, ça ne pardonne pas ! En plein front !...
Florimond se rejetait sur son grabat, les yeux brillants.
– Ah ! L'épée ! Voilà une arme de gentilhomme. Ici, dans ce pays de culs-terreux, on ne sait plus ce qu'est l'épée. On se bat au casse-tête, à la hache, comme les Indiens, ou au mousquet comme un mercenaire. Il faut se souvenir de l'épée. C'est le dard des âmes nobles !... Ah ! Être cocu un jour et pouvoir m'offrir un beau duel !...
Chapitre 26
Remis de ses fatigues, Florimond, un jour, monta au grenier et y choisit en grand mystère une citrouille pansue, couleur de soleil. De son couteau bien aiguisé il y creusa des yeux, un nez, une bouche largement fendue en une courbe hilare.
Ayant pratiqué une ouverture au sommet, il vida le fruit de sa pulpe et installa une chandelle à l'intérieur. Puis il cacha son œuvre dans un coin. Noël approchait. La coutume voulait qu'on éclatât en liesse à la venue des Rois Mages, à l'Epiphanie, qu'on fît bombance après avoir couronné l'heureux souverain d'un soir et qu'à leur imitation l'on s'offrît mutuellement quelques présents.
En prévision, chacun rivalisa d'ingéniosité. Elvire alla en lisière du bois cueillir des branches de houx garnies de boules rouges. Octave Malaprade l'accompagna et l'aida. Il l'aida aussi à en installer dans les trois grands mortiers de fonte empruntés à l'atelier pour la circonstance. Le coup d'œil fut du plus bel effet et lorsqu'ils se reculèrent pour juger de l'ensemble, admirant l'éclat du feuillage vernissé avec ses perles rouges luisantes, dans les grands vases sombres posés aux deux extrémités de la table, ils se regardèrent et se sourirent, pénétrés d'une joie sereine et douce.
Toute la joie et la paix des vrais jours de Noël semblaient les envelopper, et ils se tenaient timidement par la main.
Il y avait d'ailleurs quelque chose de changé depuis le retour du comte de son expédition dans le Nord, depuis exactement qu'ils avaient vu Angélique s'agenouiller devant lui et l'étreindre entre ses bras avec un regard qu'ils n'oublieraient jamais.
– Si on pouvait aimer comme ça, ça vaudrait la peine de prendre femme... Oui, ça vaudrait la peine, avait dit un peu plus tard le vieux Macollet en hochant la tête. (Et tous autour de lui avaient hoché la tête aussi en tirant sur leurs pipes. Ils avaient découvert qu'un grand amour, cela pouvait exister.)
Ce n'était pas pour eux, évidemment, les bannis, les malchanceux, ça ne leur arriverait jamais. Mais ça existait...
De quoi embellir la vie, faire rêver...
Ils sentaient aussi qu'ils ne dépendaient plus seulement d'un seul chef, mais de la rassurante autorité d'un couple.
La sempiternelle bouillie de maïs et de viande boucanée s'avalait gaiement et avec des quolibets au cours des joyeux repas où l'on se tenait chaud par des propos de bon aloi. On était tous bons amis, bons compagnons, se comprenant, se serrant les coudes. Et qu'ils y viennent un peu ceux qui voudraient leur chercher noise !... Des agapes se préparaient en grand secret. À tout seigneur tout honneur ; il y aurait d'abord les mille et une savoureuses variétés de messire cochon, enfin immolé. On avait mangé tout de suite, en récompense, les pieds, la tête et les tripes assaisonnés de diverses Façons, mais l'on avait réservé les plus délicates cochonnailles pour la nuit de fête. Sur ce, Nicolas Perrot était revenu du Sud et sa bonne figure amicale était à elle seule un présent inestimable. Il parlait du petit poste de traite où il avait fait ses acquisitions sur le Kennebec tenu par un Hollandais taciturne et indomptable, seul avec deux commis anglais, sur son île au milieu du fleuve devenu gris comme un serpent et charriant des glaçons. Il rapportait du sucre, du sel, de la farine de froment, de l'huile de tournesol et du loup-marin4, des pruneaux secs, des pois, des citrouilles séchées, des couvertures, trois paires de draps de toile de lin et du drap de lainage pour les vêtements. Le tout, sur une traîne qu'il avait poussée pendant des lieues avec son Indien panis. Angélique enferma les précieuses denrées dans un bahut que Joffrey de Peyrac lui avait fait confectionner à son usage avec clé et serrure et qui était placé dans leur chambre. Elle se relevait parfois la nuit pour vérifier que tout était bien là. Mme Jonas aurait voulu cuire un jambon dans la pâte. On discuta pour savoir si une partie de la petite réserve de farine de froment qu'Angélique avait tenue cachée serait affectée à cet usage ou servirait plutôt à confectionner la traditionnelle galette. On opta pour la fabrication de la galette où se cacherait la fève au moment du rituel tirage au sort de la royauté.
Le jambon, rosé et parfumé de graines de genièvre, se suffirait à lui-même. Angélique travaillait elle-même la pâte de la galette, manches retroussées sur ses bras vigoureux, avec un peu de sel, de levure de bière et de graisse de porc. Jamais depuis son enfance elle n'avait participé avec autant de joie et d'amusement aux préparatifs d'une fête.
La pâte, matière ami cale et familière depuis l'Auberge du Masque Rouge, était docile sous ses doigts. Les fantômes du poète Crotté, de maître Bourjus, de Flipot et de Linot tournoyaient autour d'elle.
Ici, rien ne l'atteindrait plus. Elle était à l'abri de tout. De tout... Loin, loin, si loin, dans la forêt.
Elle s'arrêtait pour guetter, avec un sourire, le silence profond de la neige appesantie sur eux. Et c'était la réalisation d'un rêve très ancien qu'elle avait fait souvent : de préparer des gâteaux, avec des enfants qui lèveraient le nez vers elle. Les enfants la surveillaient en remuant en tous sens, les yeux brillants. Ils criaient : « Bravo » chaque fois qu'avec plus de vigueur le grand rouleau de bois manié par les doigts d'Angélique allongeait un peu plus loin sur la table polie son disque pâle de plus en plus léger, de plus en plus mince, d'où montait une subtile odeur boulangère, tiède et enivrante. Angélique admit les enfants près d'elle pour la préparation. Ce fut Honorine qui dessina, en tirant la langue, de nombreux losanges et quadrillages sur le grand disque tendre et Barthélémy le badigeonna d'huile de tournesol, car Angélique avait remarqué que l'huile tirée des graines noires de la grande fleur produisait au feu un beau vernis doré, au moins aussi flatteur que celui obtenu par le badigeon habituel des jaunes d'œufs qui leur manquaient ici. Enfin Thomas y glissa la fève de son doigt innocent. Également suivie de toute son escorte enfantine à laquelle se joignirent sans fausse honte Florimond et Cantor, Angélique enfourna la galette dans la cavité ménagée à cet effet entre les deux foyers de la grande cheminée. Ce four était le meilleur qu'elle eût jamais utilisé. On y faisait d'excellents gratins sans jamais risquer de rien brûler. Les enfants furent chargés d'entretenir les feux, tout en humant les vapeurs qui ne tardèrent pas à s'échapper par les interstices de la porte de fonte. Mais elle les chassa des lieux lorsque le moment fut venu de défourner : la surprise du soir d'Épiphanie devait rester entière.
Ils se réfugièrent avec des cris de plaisir et d'impatience dans l'ombre du cellier sous la roche où ce jour-là Jacques Vignot brassait de la bière.
– Nous ne devons pas voir la galette, Jacques... Devines-tu comme tout sera beau !... La galette est grande comme un soleil...
Oui, elle le fut, grande et brillante et craquante comme un soleil avec des luisances d'or bruni soulignant la mosaïque gonflée des quadrillages.
Bref, un chef-d'œuvre !
Angélique le dressa au sommet d'une pyramide composée d'un gril à pieds garni de houx et de trois coloquintes aux couleurs somptueuses : vert-or, flamme, citron pâle. Cet assemblage au centre de la table en composait un surtout qui n'avait peut-être pas la richesse de ceux que Mme du Plessis-Bellière dressait jadis parmi des couverts étincelants lorsqu'elle recevait dans son hôtel du Beau treillis, mais il avait beaucoup de majesté. La table, elle, fut nappée de blanc traînant jusqu'au sol. Deux paires de draps du poste furent requises pour la circonstance et si bien repassés qu'on ne voyait plus la cassure des plis. Pendant les dernières heures précédant la soirée solennelle, tout le monde fut refoulé vers l'atelier, les greniers, même l'écurie.
Eloi Macollet invita les enfants dans sa cabane afin de leur faire prendre patience. Cela doubla leur réjouissance car l'antre de Macollet était un endroit mystérieux qu'ils brûlaient de connaître et où ils n'avaient jamais eu le droit de pénétrer. Lorsque, appelés plus tard dans la nuit par le son de l'olifant et le bruit des sonnailles qu'agitaient Florimond et Cantor, ils se précipitèrent, courant, glissant et tombant sur la neige glacée, sur le seuil, ils s'arrêtèrent, éblouis, les enfants du lac d'Argent, aussi éblouis et émerveillés que tous les enfants du monde.
– Oh !...
La salle scintillait de mille lumières et la table qui en occupait le centre semblait surchargée d'un amoncellement de trésors et de joyaux. Et l'on ne savait ce qu'il y avait de plus important entre la joie des yeux et la satisfaction de l'odorat, flatté par le parfum du boudin frit et des confiseries.
Ils restèrent sur le seuil, les trois petits Poucets du lac d'Argent, leurs yeux brillant comme des étoiles dans leurs minois rougis de froid.
Honorine avait cessé d'être la petite fille chargée d'opprobres secrets. Les garçonnets protestants oubliaient les incompréhensibles tragédies qui les avaient arrachés à leur terre natale de France et faits orphelins.
On dut les prendre par la main pour les faire approcher. Sur la table, des deux côtés du surtout monumental et bizarre supportant la galette, il y avait deux oiseaux dressés avec toutes leurs plumes. Malaprade, auteur de ce chef-d'œuvre, avait reconstitué leurs formes avec des pâtés et des pièces de gibier fumé. Les becs d'origine avaient été passés à la poudre d'or et étincelaient avec arrogance. Les yeux étaient des morceaux de pierres de jais. Octave Malaprade hochait la tête avec un sourire satisfait. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais si bien réussi une pièce montée de gibier lorsqu'il officiait à Bordeaux. Les oiseaux princiers reposaient sur un lit de courgettes odoriférantes et trônaient sur deux plats d'un rouge profond qui ajoutaient à leur somptuosité. Du même rouge changeant, avec toutes les variantes du feu mourant, étaient les larges assiettes qui avaient été disposées devant chaque convive. Ce service de faïence inusité sortait de l'antre des mineurs. Il était le présent des servants de Vulcain. Certains l'avaient modelé dans l'argile ; Joffrey de Peyrac avait composé la formule des émaux à l'oxyde de plomb.
D'autres avaient composé et distribué les dessins, et les assiettes d'Epiphanie avaient cuit au four à coupellation qu'animaient les soufflets de Kouassi-Ba et de Clovis l'Auvergnat. Elles rutilaient maintenant sur la nappe blanche, accompagnées chacune d'une plus modeste écuelle de bois blanc pour le pain et d'une petite soucoupe d'étain dans laquelle on pouvait poser des noisettes, des bonbons et des fruits sèches.
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