Quatrième partie
La menace
Chapitre 1
Était-ce l'insuffisance d'un trop court sommeil, une surexcitation due aux événements de la nuit, le froid accentuant encore sa rigueur oppressante ? Angélique éveillée ne pouvait faire un mouvement.
Elle n'osait pas bouger de peur de sentir un grand frisson l'ébranler. Une croûte de givre se devinait sur les petits carreaux en peau de poisson de l'étroite fenêtre. La lueur qui filtrait était parcimonieuse. Suffisante, cependant, pour que l'heure parût avancée. D'habitude, le lever avait toujours lieu dans la nuit la plus profonde... Or, ce matin, personne ne bougeait encore. Angélique se répétait qu'elle devait se lever pour aller allumer le feu, mais, de minute en minute, elle replongeait dans une torpeur dont il lui semblait qu'elle n'aurait jamais la force de s'arracher.
Parce que cette pensée l'avait effleurée quelques semaines plus tôt, au lendemain de certaine nuit d'amour, l'idée lui vint qu'elle était peut-être enceinte. Une telle perspective la tira de sa somnolence, son sentiment hésitait entre la dépression et ce vague contentement qu'inspire à la plupart des femmes l'apparition d'une nouvelle vie dans leur existence. Elle secoua négativement la tête. Non ! Ce n'était pas « cela ». C'était autre chose.
Une appréhension, presque une peur, s'appesantissait sur le fort, et c'était la première fois qu'elle l'éprouvait depuis leur arrivée à Wapassou.
Elle se souvint.
Il y avait des étrangers sous leur toit.
Elle ne regrettait pas de les avoir sauvés, mais avec eux une menace était entrée dans la maison.
*****
Elle se leva sans bruit pour ne pas éveiller son mari qui dormait près d'elle de son habituel sommeil régulier et paisible.
Une fois vêtue de ses houseaux de laine par-dessus son linge, de sa robe de futaine, d'un mantelet de peau, sans manches mais doublé de fourrure, et de sa mante, elle se sentit mieux.
Chaque semaine on rajoutait une pièce de plus au « harnachement ». Mme Jonas disait que, quand l'hiver prendrait fin, elles auraient l'air, toutes trois, sous leurs nombreuses superpositions de vêtements, plutôt de rouler que de marcher. À son habitude, Angélique ceignit la ceinture de cuir qui supportait à droite un étui et son pistolet, à gauche deux fourreaux, l'un à poignard, l'autre à couteau. À cette ceinture aussi on ne cessait d'ajouter divers petits objets indispensables, ficelle, gants, moufles, bourses... Mais quand elle avait tout sous la main, Angélique se sentait mieux, prête à affronter le monde et à répondre à tout ce qu'on réclamait d'elle. Et Dieu sait qu'on en réclamait !... Le plus souvent, Angélique tordait ses cheveux en chignon haut et les enserrait sous une coiffe étroite aux bords légèrement retroussés sur les tempes, à la façon des grandes dames bourgeoises de La Rochelle.
Cette coiffure dégageait bien l'ovale pur de son visage, donnait à ses traits quelque chose de hiératique, de sévère. Angélique était de celles qui pouvaient supporter sans dommage une si austère parure. Elle était à l'aise ainsi. Mais parfois elle jetait sur la coiffe blanche l'auréole d'un feutre mousquetaire couleur de châtaigne sombre, avec une plume lilas. Les rebords de ce chapeau n'étaient pas trop étroits qu'elle ne pût rabattre sur lui, quand il neigeait, le grand capuchon doublé de son manteau.
Par-dessus ses souliers elle enfilait dans la maison des guêtres de peau chamoisée, façonnée et cousue à l'indigène et qui gardait la chaleur. Quand elle sortait elle avait des jambières de peau s'arrêtant sous les genoux et de grosses bottes.
Chaque jour, un rabat propre, bien blanc et amidonné, parfois un col à la petite dentelle, ornait le cou des dames et éclairait leur mise austère.
C'était, avec la tenue des coiffes immaculées et empesées, leur unique mais constante coquetterie.
*****
À l'instant où Angélique quittait sa chambre quelqu'un s'apprêtait à frapper à l'huis. Lorsqu'elle entrouvrit la porte, elle se trouva nez à nez avec celui qui se tenait derrière. La face d'Eloi Macollet, taillée en arêtes vives dans un bois noueux, avec la fente noire de sa bouche édentée et son bonnet écarlate de nouveau vissé sur son front scalpé, n'était pas de celles qu'une personne tant soit peu nerveuse peut rencontrer sans tressaillir, dans la pénombre.
Angélique sursauta.
Le vieux avait failli tomber sur elle et de tout près elle avait vu ses petits yeux brillant comme des lucioles.
Il était inhabituel de le rencontrer au fort, à cette heure matinale. Elle ouvrit la bouche pour le saluer, mais il lui fit signe de se taire, en avançant les lèvres contre son index levé. Puis, en marchant sur la pointe des pieds avec des grâces de gnome, il repartit vers la porte d'entrée, en l'enjoignant du geste à le suivre. Dans le fond de la pièce, des hommes s'étiraient et bâillaient. Le grand feu n'était pas encore allumé.
Angélique rassembla sa mante autour d'elle pour affronter le froid du petit matin, aux transparences de saphir.
– Qu'y a-t-il, Macollet ?...
Il continuait à lui faire signe de se taire et s'avançait le long de la tranchée de neige toujours comme s'il marchait sur des œufs, les genoux plies et écartés. La neige gelée couinait bizarrement sous leurs pas.
C'était le seul bruit.
Vers l'est, une lumière d'or rosé s'étirait et le monde, peu à peu, émergeait en masse pétrifiée du bleu nocturne.
L'odeur de la fumée était particulièrement dense. Elle filtrait, lente, épaisse, des interstices entre les plaques d'écorce et au sommet arrondi du wigwam de Macollet. Angélique dut se mettre presque à genoux pour y pénétrer, à la suite du vieux. Dans la pénombre enfumée on ne distinguait pas grand-chose. Les braises étaient insuffisantes pour éclairer la hutte, assez vaste mais encombrée d'objets hétéroclites. Angélique discerna seulement les trois sauvages recroquevillés autour du foyer et tout de suite leur immobilité lui parut étrange.
– Vous voyez ? grommela le vieux.
– Non, précisément, je ne vois rien, dit Angélique en toussant à cause de la fumée qui lui piquait la gorge.
– Patientez, j'vas allumer...
Il se débattit avec une petite lanterne de corne.
Angélique considérait avec appréhension les silhouettes étendues des Indiens sous des couvertures.
– Qu'est-ce qu'ils ont ? Sont-ils morts ?...
– Non... C'est pire !...
Il avait enfin réussi à faire jaillir la flamme.
Macollet attrapa sans façon un des Murons par sa mèche de scalp et lui redressa la tête en exposant sa face à la clarté vive de la lanterne...
Le sauvage se laissait faire, inerte et inconscient. Un souffle brûlant s'échappait de ses lèvres tendues, desséchées par la fièvre, d'une vilaine couleur violacée. Son teint était très sombre, réellement rouge et tout tavelé de taches pourpres.
– La picotte !... dit Eloi Macollet.
La terreur ancestrale inspirée par le mal terrible passa par la bouche du vieillard et dans l'éclair qui illumina subrepticement son regard sous ses sourcils broussailleux. La picotte !... La variole rouge... l'affreuse petite vérole... Angélique sentit un frisson lui parcourir l'échine. Aucun son ne put franchir ses lèvres. Elle tourna vers Eloi Macollet de grands yeux dilatés et ils restèrent là à se regarder tous les deux en silence.
Enfin, le vieux chuchota :
– Voilà pourquoi ils se sont effondrés dans la neige cette nuit. Ils l'avaient déjà, le mal rouge !...
– Que va-t-il se passer ? fit-elle dans un souffle.
– Ils vont mourir. Les Indiens ne résistent pas à cette saloperie... Quant à nous autres... Nous allons mourir aussi... PAS TOUS, bien sûr. On peut s'en sortir à condition de garder le visage troué comme un moule à plomb !
Il laissa retomber la tête de l'Indien qui gémit longtemps puis retrouva son immobilité accablée.
Angélique courait vers le poste en trébuchant. Il lui fallait retrouver Joffrey avant de se mettre à penser. Sinon la panique allait la saisir. Elle savait qu'alors elle n'aurait plus qu'une idée en tête : saisir Honorine à pleins bras et se sauver avec elle, dans les bois glacés, en hurlant. Comme elle entrait dans la salle, Cantor allumait les feux et Yann Le Couénnec balayait devant l'âtre pour l'aider. Ils la saluèrent gentiment, gaiement. Et en les regardant la vérité lui apparaissait, écrasante, atroce.
Ils allaient tous mourir.
Il ne resterait qu'un seul survivant : Clovis l'Auvergnat. Il avait déjà eu la petite vérole et en avait réchappé.
Il irait les enterrer les uns après les autres... Les enterrer ? Plutôt les abriter sous quelques blocs de glace, en attendant le printemps pour les enterrer. Sa chambre parut à Angélique le dernier refuge et l'homme endormi devant elle dans le lit, avec sa force saine, le dernier rempart devant la mort.
Quelques instants auparavant il n'y avait autour d'elle que bonheur. Un bonheur rustique, enfoui, caché, qui ne ressemblait à rien de commun, mais un bonheur malgré tout parce que leur couple avait pour lui le bien le plus précieux : la vie, la vie triomphante. Maintenant, la mort se glissait parmi eux comme un brouillard, une fumée à ras de terre, et l'on aurait beau clore toutes les issues, elle pénétrerait partout. Elle appela à mi-voix :
– Joffrey ! Joffrey !
Elle n'osait même plus le toucher de peur de déjà le contaminer. Pourtant, comme il ouvrait les yeux et la regardait de ses prunelles vives et sombres, qui souriaient, elle espérait follement que de ce danger-là aussi il pourrait la défendre.
– Qu'y a-t-il, mon ange ?
– Les Hurons de M. de Loménie sont atteints de variole...
Elle l'admira de ne pas même sursauter, de se lever sans hâte, sans mot dire. Elle lui passa ses vêtements. Il négligea seulement de s'étirer longuement comme il le faisait souvent au réveil avec une satisfaction de grand fauve qui se prépare à affronter le monde. Il ne parla pas.
Il n'y avait rien à dire et il savait qu'elle n'était pas femme à se leurrer sur la situation, ni à s'accrocher à de vaines paroles de réconfort. Mais elle sentait qu'il réfléchissait. Il dit enfin :
– La variole ? Cela m'étonne. Il faudrait admettre que ce soit une épidémie apportée de Québec. Or, ce genre de maladie arrive toujours avec les navires, au printemps. Si aucun cas ne s'est déclaré dans Québec depuis l'automne, c'est-à-dire depuis que le Saint-Laurent est pris dans les glaces, ce ne peut être la variole...
Le raisonnement lui parut juste, évident. Et elle se prit à respirer mieux et retrouva des couleurs.
Avant de sortir, il lui posa la main sur l'épaule, d'une pression ferme et rapide, et dit « courage ».
Chapitre 2
Dans le wigwam, Joffrey de Peyrac se pencha longuement sur les Hurons malades. Ceux-ci, couleur de Fonte rougie, étaient impressionnants à voir. Lorsqu'on soulevait leurs paupières on se rendait compte que leurs yeux étaient injectés de sang. Leur respiration demeurait sifflante et ils avaient perdu conscience.
– Ils étaient déjà à peu près dans cet état hier soir quand on les a ramassés sous la neige, expliqua Macollet, et quand je les ai installés ici je croyais que leur abrutissement était dû au froid.
– Qu'en pensez-vous, Macollet ? interrogea Peyrac. On ne peut se prononcer, hein ? Ces symptômes sont bien ceux de la variole, je ne le nie pas, mais on ne voit pas encore sur leur corps les pustules caractéristiques. Rien que des taches rouges...
Le Canadien hocha la tête, dubitatif. Il fallait attendre... Rien d'autre à faire. Ils parlèrent tous trois à voix basse des précautions à prendre et des directives à donner. Macollet déclara qu'il se chargerait des Hurons. L'alcool était, à son expérience, un bon protecteur de toutes les épidémies et infections.
Il s'installerait ici avec un baril d'eau-de-vie.
Le vieux reconnut en hochant la tête que les pires situations ont après tout leurs avantages. Il en boirait et, plus souvent, s'en rincerait la bouche, et aussi les mains qui touchaient les sauvages.
On installerait à proximité de son wigwam un petit cabanon pour y faire suerie. Il y passerait chaque fois qu'il se rendrait au fort et changerait de vêtements.
– Ne vous en faites pas pour moi, j'ai été aux Montagnais et aux Hurons lors de la grande épidémie de picotte qui les a décimés en 1662. J'allais d'un village à l'autre et je ne trouvais que des morts. Je suis passé au travers. À ceux-là je vais leur faire boire du bouillon d'herbes et leur entretenir le feu. Et puis après, eh bien ! on verra...
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