Déjà, ayant repris son sérieux, elle s'approcha des deux moutards et leur fit remarquer avec sévérité qu'en empruntant sans demander la permission des ciseaux et un rasoir ils avaient gravement désobéi. Elle se retint de leur administrer à chacun une sonore paire de gifles bar crainte de la contagion.
Décidément, les diablotins avaient bien choisi leur jour. On les envoya tous deux au lit, dans l'obscurité. Cette seule punition, à laquelle ils étaient sensibles, ne pouvait leur faire que du bien.
Dans la grande salle, Angélique raconta les exploits d'Honorine. Le récit obtint un franc succès de rire. Cela détendit l'atmosphère.
Chacun pressentait que cette façon de faire la nique au mauvais sort éloignerait peut-être les génies funestes. Honorine venait de proclamer bien haut par ses actes qu'elle ne se préoccupait pas de la variole.
Elle avait d'autres chiens à fouetter.
Cela risquait de déconcerter, de décevoir les esprits ténébreux qui ne sont pas toujours très subtils à comprendre les réactions des humains., Un autre facteur de réconfort avait été la découverte du pain et du fromage faite dans les bagages des Canadiens. Trois hommes étaient retournés à l'extrémité du lac pour dégager de la neige et de la glace le reste de l'équipement des Français. Parmi les vivres habituels de viande séchée et de lard salé, de farine de blé dinde5 et de tabac, ainsi que des provisions suffisantes d'eau-de-vie, on avait trouvé la moitié d'une grosse forme de fromage et une miche entière de pain de froment. Le tout durci comme du caillou.
Mais il suffit de passer le pain au four et de déposer le fromage au bord des cendres pour rendre à chacun les qualités de leur premier état. Le pain était tiède, le fromage tendre sans excès et son parfum réjouissait.
Les Français insistèrent pour partager entre leurs hôtes ces victuailles dont ils se nourrissaient communément à Québec, mais dont étaient privés les habitants des forêts. Certains parlèrent de la contagion possible apportée par ces mets. Mais la gourmandise fut la plus forte. Angélique hésita. Et puis tant pis ! Elle traça une croix sur les morceaux de pain et de fromage pour conjurer les mauvais esprits et en envoya aux deux enfants punis dont les larmes se firent moins amères.
Chapitre 4
Les hommes du fort Wapassou avaient accueilli avec sang-froid l'annonce de la menace qui pesait sur eux. Dans leur fatalisme il y avait chez beaucoup de réels sentiments chrétiens, de résignation à la volonté de Dieu.
Angélique ne possédait pas ce genre de résignation. Elle aimait la vie avec une passion d'autant plus forte qu'il lui semblait n'en connaître que depuis peu toute la magnificence. Et elle ne voulait pas qu'Honorine ni ses fils fussent privés dans la fleur de l'âge de ce fruit savoureux. La mort d'enfants ou de jeunes hommes était un crime dont elle se serait sentie responsable.
Mais il y a des moments où il faut savoir faire le sacrifice de sa vie, pour soi-même et pour les siens, admettre que le couperet peut tomber à tout moment un jour, s'abandonner, sans révolte inutile, à ce sort qui est le sort commun...
« C'est ainsi que l'on chemine avec la vie et la mort pour compagnes – toutes deux ont leur importance – il ne faut pas avoir peur de la mort... »
Qui lui avait dit ces mots empreints de grandeur ? Colin Paturel, le roi des esclaves de Miquenez, un Normand, un simple marin, de la même espèce que ceux qui étaient là, rassemblés sur une terre étrangère et captifs de l'hiver... Lorsque Joffrey de Peyrac décida de veiller une partie de la nuit auprès du gentilhomme malade, pour laisser ensuite le tour de sarde au forgeron, Angélique ne trembla pas pour lui. Elle le sentait invulnérable devant la maladie.
Le huitième jour, le dernier des Hurons mourut à son tour, consumé de fièvre et le corps criblé de taches rouges.
Mais toujours pas de pustules.
À l'aube du jour suivant, en venant relever Clovis l'Auvergnat de sa garde, Angélique le découvrit presque inconscient, le souffle court, la face rougie comme le métal de sa forge et beaucoup plus mal en point que le malade qu'il veillait.
Angélique le considéra un long moment. Puis elle tomba à genoux en s'écriant : « Dieu soit loué ! »...
L'Auvergnat devait lui en vouloir longtemps de son exclamation. On pouvait lui raconter ce qu'on voulait. Il n'en démordrait pas. Mme la comtesse s'était vraiment réjouie de le voir malade.
Elle ne s'était même pas préoccupée de le secourir. Elle avait dit : « Dieu soit loué ! » Elle l'avait d'emblée planté là pour courir annoncer à tout le monde : « Clovis est malade. Réjouissez-vous... »
Il l'avait exactement entendu de ses propres oreilles. Et elle avait sauté au cou de la première personne rencontrée, en l'occurrence Nicolas Perrot.
Personne ne réussit à faire entendre à l'Auvergnat que ce qui avait tant réjoui Angélique en le voyant, lui, un ancien varioleux, frappé par la contagion, c'était la preuve et la certitude, enfin, que ce n'était pas la variole !... C'était une rougeole maligne, et certes beaucoup la contractèrent. Elle ne présentait pas pour autant la gravité du terrible fléau. Les Hurons étaient bien morts ; cependant, ils meurent pour peu de chose, les Canadiens en témoignaient. Un simple rhume les met à la dernière extrémité. C'est une race fragile depuis qu'ils ont fait alliance avec les Blancs. Leurs génies protecteurs semblent les avoir abandonnés et beaucoup parmi eux ont été jusqu'à accuser le baptême d'être la cause de leur déchéance et de l'extinction de leur race.
Frappés d'une fièvre maligne, ils ne pouvaient résister.
Pendant plusieurs semaines, la maladie allait requérir toutes les forces des habitants de Wapassou.
Passions, rancœurs, projets devaient faire silence. On les mettait de côté, pour après. Mais tout d'abord il fallait sortir de ce tunnel rouge où demeurait tapie dans l'ombre, l'ennemie, la mort. Jusqu'au dernier convalescent qui se lèverait, pâle et vacillant pour venir s'asseoir à la table commune et dont on célébrerait la présence par des vivats et des verres levés, la mort peut frapper ; mais il faut se battre pied à pied, faire reculer la fièvre, faire face aux défaillances, aux rechutes, aider à franchir la crise, prendre dans ses bras un malade qui se débat brûlant et le porter pendant de longues heures, comme au creux d'une vague ou à son sommet, de l'autre côté, là où il va échouer enfin épuisé, couvert de sueur, sur la plage de la vie. Alors, Angélique contemplait le corps inerte, gisant. L'attitude était la même. Le souffle qui séparait la vie de la mort était imperceptible. Mais Angélique savait que le plus dur était franchi, qu'il vivrait. Pour être bien sûre, elle posait encore sa main sur le front, les tempes, d'où s'éloignaient, comme un orage, les pulsations incandescentes de la fièvre, puis, rassurée, elle le couvrait soigneusement, veillait à ce qu'il ne pût se refroidir et s'en allait au chevet d'un autre.
La vue d'un malade triomphant de l'épreuve lui redonnait de grandes forces et elle gardait pour lui la sympathie et l'estime qu'inspire un bon combattant. De la reconnaissance aussi. Au moins celui-ci ne l'avait pas lâchée, ne l'avait pas désavouée, ne l'avait pas laissée vaincue, avec ses pauvres armes dérisoires.
– Ne me lâchez pas. Ne me lâchez pas, lui disait-elle. Je ne peux pas tout faire, il faut que vous m'aidiez.
Et après, il restait entre elle et ceux qu'elle avait contribué à guérir la solidarité de s'être battus côte à côte. À la vie, à la mort.
Devant la maladie les hommes ont tendance à s'abandonner, à lui faire la partie belle. C'est une ennemie qui les subjugue facilement parce qu'elle leur répugne et qu'ils ne veulent pas la regarder en face. Angélique les secouait, les obligeait à doser le pouvoir de l'adversaire et à s'organiser pour en venir à bout. Elle leur expliquait :
– Demain, vous serez très mal. Ne m'appelez pas toutes les cinq minutes car je ne peux pas m'occuper de tout le monde à la fois, et cela durant sans doute plusieurs heures... Je laisserai près de vous une cruche de tisane et un gobelet. Tout ce que vous aurez à faire, c'est de boire, mais alors faites-le. Quand on est devant quelqu'un qui vous veut du mal, on prend son couteau. On n'attend pas que quelqu'un le fasse pour vous...
Elle paraissait ainsi les laisser se débrouiller. Mais ils ne cessaient de la sentir présente. Elle passait, ne jetait qu'un bref regard, mais son sourire disait « bravo ! vous ne me décevez pas », et cela les revigorait, dans leur lassitude, leur demi-délire, leur désir de s'abandonner bêtement. Et puis, quand il le fallait, elle pouvait s'asseoir longtemps à leur chevet, y rester des heures sans impatience ni découragement.
Au début, les trois femmes se relayaient pour la garde de nuit. Joffrey de Peyrac assumait souvent les heures de l'aube les plus mauvaises, mais il constatait que la présence d'Angélique avait en elle-même la vertu d'une panacée. Il aurait voulu lui épargner une fatigue inhumaine qui peu à peu tirait ses traits, cernait ses yeux. Le manque de sommeil fut bientôt ce qui l'éprouva le plus. Malgré cela il lui semblait que, si elle passait une nuit tout entière sans aller voir ses malades, elle les retrouverait tous morts ou mourants en s'éveillant. Elle se contraignit au moins une fois par nuit à effectuer une ronde, allant de l'un à l'autre, se penchant sur chacun. Elle relevait des couvertures, posait sa main sur des fronts brûlants, aidait à boire quelques gorgées, murmurait des paroles de réconfort.
Dans la torpeur du malaise ils entendaient sa voix, savouraient l'inflexion, douce comme un baume, comme une caresse, réservée à eux seuls, et lorsqu'elle se penchait plus encore, voilant de son ombre la lueur diffuse venue du feu ou de la lanterne, leurs sens, à la fois engourdis et exacerbés par la sensibilité particulière à la fièvre, se réjouissaient de percevoir son odeur de femme et dans l'entrebâillement du corsage la clarté de sa gorge ronde, jouissance furtive, moins paillarde que nostalgique, celle d'une présence chaude et maternelle qui leur rendait la sécurité lointaine, délicieuse et jamais oubliée de l'enfance. Un soir, il semblait à Loménie-Chambord qu'il allait mourir. Dans son esprit s'estompait toute sa vie passée. Il était dans un autre monde, de l'autre côté de la porte qu'il n'avait jamais osé pousser. Par l'ouverture de la trappe lui venaient des bruits de voix, des odeurs de repas, un bourdonnement confus, et ces bruits familiers prenaient une densité et une signification nouvelles. Il leur trouvait une saveur exceptionnelle, celle même de la vie. La vie qu'il n'avait jamais goûtée. Et maintenant qu'il allait mourir, tout son être en avait la perception charnelle quoique diffuse. Et lui qui avait passé son existence à aspirer au jour de sa mort et à la rencontre avec Dieu, il regrettait de quitter la terre matérielle et rude, au point que des larmes coulaient de ses yeux. Il étouffait. Il se sentait seul. Alors il se prit à guetter la visite de Mme de Peyrac dans le grenier sombre comme celle d'un ange salvateur. Lorsqu'elle était venue, elle avait compris tout de suite, d'un seul regard, ses angoisses, et elle l'avait rassuré avec des mots calmes et sérieux : « Vous vous sentez mal parce que vous allez aborder une crise... La guérison viendra aussitôt après... Soyez confiant... Vous allez franchir ce mauvais pas... Si vous étiez en danger, je le saurais... J'ai une grande expérience des malades et des blessés... Vous n'êtes pas en danger... »
Il l'avait crue aussitôt et déjà il respirait mieux. Elle l'avait enveloppé dans une couverture, l'avait aidé à se lever et l'avait soutenu pour le guider jusqu'à un siège où elle l'avait fait asseoir. Il ressentait encore la pression de ce bras ferme soutenant sa faiblesse.
– Tenez-vous sage, ne bougez pas.
Puis elle avait changé les draps moites, avait secoué la paillasse écrasée par le poids du corps fiévreux, avait aéré les couvertures et remis des draps propres, tout cela avec des gestes amples, nets, mais si harmonieux dans leur vivacité qu'il n'en éprouvait pas de fatigue à la regarder. Elle l'avait aidé de nouveau à s'étendre et il se rappelait le bien-être des linges frais autour de lui. Enfin elle s'était assise à son chevet et, tandis qu'il se laissait aller à l'engourdissement de la fièvre, elle posa sa main sur son Front moite, sa main comme un talisman, un gage précieux, une force indéfectible, qui barrait la route aux phantasmes, sa main comme une certitude, une promesse, une calme attention, une lumière qui veille... Un cœur qui veille. Il s'était endormi comme un enfant et s'était réveillé, faible mais dispos, guéri !... Lorsqu'il descendit, de son grenier et prit place à la table commune, on lui fit fête comme aux autres. Pour les Français l'exiguïté du poste s'accordait mal avec leur situation de prisonniers. Après les avoir soignés comme des nouveau-nés, Angélique pouvait difficilement les écarter et ne pas veiller sur leur convalescence... Il y eut une période, vers la fin de janvier, où plus de la moitié du contingent se trouva alité. La maladie battit son plein environ trois semaines.
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