Angélique prenait Honorine sur ses genoux et la berçait pour l'endormir, ou bien elle épluchait quelques racines, mais elle était tout oreilles. Il fallait reconnaître à ces Canadiens le don d'entraîner leur auditoire et de lui faire partager le passé aussi bien que l'avenir, de faire surgir un monde, une épopée avec une ou deux anecdotes.
Ce soir, voilà qu'ils parlaient de ces Lemoyne, de ces Le Ber, pauvres artisans ou manœuvriers loués par de durs fermiers, et qui, las de cette servitude à vie, étaient arrivés avec les navires. On leur avait mis dans les mains une houe, une faucille, un mousquet. Ils se mariaient avec des filles du roi. Ils avaient quatre, cinq, dix, douze enfants. Tous, hardis, vigoureux, intraitables. Très vite, ils avaient abandonné la faucille et, malgré les remontrances de M. de Maisonneuve, ils s'en allaient acheter la fourrure aux Indiens toujours plus loin, toujours plus à l'ouest. Ils découvraient les grands lacs, les chutes, les sources de fleuves inconnus, des tribus de plus en plus diverses. Eux aussi disaient qu'il n'y avait pas de mer de Chine et que le continent ne finissait pas et ils se disputaient avec ce fou de Cavelier de La Salle devant une chopine de bon cidre. Du cidre des pommes de leurs pommiers normands qui avaient quand même fini par pousser dans leurs champs du Canada, grâce aux soins des femmes. Ils ramenaient des fortunes, des montagnes de fourrures douces et splendides sur lesquelles ils passaient leurs doigts mutilés par les tortures iroquoises. Leurs fils maintenant les accompagnaient sur les routes liquides des pays-hauts. Leurs filles se paraient de dentelles et de satin comme les bourgeoises de Paris. Ils faisaient des dons à l'Église...
À son tour, M. de Loménie se remettait à évoquer les premiers temps de Montréal, quand les Iroquois pénétraient la nuit dans les jardins, et restaient tapis dans les feuilles de moutarde à écouter les voix des hommes blancs. Malheur à celui ou à celle qui se serait aventuré dehors ces nuits-là... Car Ville-Marie de Montréal n'avait pas de remparts ni de palissade pour le protéger. Son fondateur voulait que les Indiens pussent venir à eux, sans difficultés comme vers des frères. Ils n'y manquaient pas. Et combien de fois les religieuses de la Mère Bourgoys plongées dans leurs prières n'avaient-elles pas vu, en relevant les yeux, la face horrible d'un Iroquois, collée au carreau, et les regardant...
Le père, lui, évoquait ses premières missions, Macollet ses premiers voyages, Cavelier le Mississippi, et d'Arreboust les premiers temps de Québec. Et telle était la puissance d'évocation de leurs voix, dans le crépitement des feux et l'accompagnement d'orgue incessant de la tempête au-dehors, ou le silence de tombeau que confère à la nature la neige tombant à longs rideaux, telle était la variété des souvenirs, brossés comme des tableaux par ces voix d'hommes, qu'Angélique ne se serait pas lassée de les écouter.
– Des douze jésuites que j'ai vus aux Iroquois, dix sont morts martyrs, disait fièrement Macollet. Croyez-moi, la série n'est pas terminée.
Le père Masserai évoquait les falaises violettes de la Baie géorgienne, tintant de l'écho d'une cloche frêle, une mission perdue dans les herbes et les arbres, des forts de bois plantés ça et là, tous avec la même odeur de fumée, de viande salée, de fourrures et d'eau-de-vie. C'était l'envers du décor qu'Angélique avait vu à la Cour ou à Paris. Dans les salons, on se passionnait pour les récits des jésuites et le salut du Canada. On jetait des bagues et des pendants d'oreilles dans les mains affreusement mutilées d'un martyr qu'un vaisseau, après d'incroyables aventures, avait ramené du Canada. Beaucoup de grandes dames étaient bienfaitrices des œuvres lointaines.
Certaines même étaient venues en Amérique payer de leur personne. Mme de Guermont, Mme d'Aurole et la plus célèbre, Mme de la Pagerie, qui avait fondé les Ursulines de Québec. Angélique avait une telle façon de regarder le père jésuite que celui-ci bientôt ne parlait plus que pour elle. Il était vrai que leurs évocations à tous la passionnaient aussi bien. Un monde totalement étranger se révélait à elle et Versailles semblait loin avec ses mesquines intrigues et le royaume semblait loin avec ses persécutions, ses misères, le poids des temps passés pesant sur lui de façon inéluctable, en face de ces existences neuves et de la fougue des êtres qui se lançaient à l'assaut d'un monde. La Liberté !
Dans les yeux d'Angélique, ils apprenaient qu'ils avaient été « choisis et mis au large », qu'ils étaient d'une autre espèce, touchés sans le savoir par la grâce de la liberté. Et lorsqu'elle les interrogeait ou qu'elle éclatait de rire à la suite de quelques épisodes tragi-comiques comme toute épopée en fourmille, d'Arreboust et Loménie la contemplaient, sans se rendre compte qu'une expression extasiée transparaissait sur leurs visages austères. « , Ah ! si on la voyait à Québec, songeaient-ils, à côté de ces femmes hargneuses qui ne cessent de se plaindre de leur sort... toute la ville serait à ses pieds... Ah ! que sommes-nous en train de penser là !... »
Et soudain ils croisaient le regard ironique du père Masserai. Ce qu'ils ne pouvaient deviner, c'est qu'Angélique, en partie à son insu, et parce qu'elle flairait en eux l'ennemi possible, le danger, n'hésitait pas à user des pouvoirs de sa séduction. Comment n'auraient-ils pas été perdus d'avance ? Il y a certains gestes, certains regards, certaines expressions du sourire, invisibles aux autres et qui ne tirent pas à conséquence, mais qui, par leur simplicité complice, enchaînent l'amitié d'un homme. Angélique en avait la science instinctive et éprouvée. Joffrey de Peyrac s'en apercevait aussi, mais ne disait rien. L'habileté d'Angélique, sa rouerie féminine, et tout ce qu'il y avait en elle de si totalement femme dans ses façons l'enchantait, comme la contemplation d'une œuvre d'art, d'une réussite parfaite. Et il lui arrivait de s'en amuser franchement car il voyait chaque jour se préciser la défaite des gentilshommes français et même du jésuite qui pourtant se croyait très fort.
À d'autres moments, Peyrac grinçait des dents. Le jeu lui semblait dangereux et il était assez fin pour discerner que le comte de Loménie inspirait à sa femme une réelle sympathie. Il pourrait y avoir un jour, entre ces deux-là, un peu plus que de l'amitié. Mais il laissait faire, conscient que rien dans l'attitude d'Angélique ne pouvait inspirer du courroux à un mari épris, conscient également que d'essayer de transformer, de contraindre une telle nature chaleureuse, spontanée, séductive par essence, eût été inutile et presque criminel. Elle avait régné sur Versailles, sur des princes... Elle gardait le charme impérieux et irrésistible de ceux qui sont faits pour être au-dessus des autres, car le don de séduction confère aussi une sorte de royauté.
Chapitre 6
Dès ces premiers jours, en hôtesse qui connaît ses devoirs, Angélique avait proposé au père Massérat un réduit pour qu'il pût réciter sa messe quotidienne. Le jésuite s'en était montré très reconnaissant, bien que, lui expliqua-t-il, la règle de saint Ignace dispensait ses religieux de cette obligation de célébrer chaque jour le Saint Sacrifice. Ils pouvaient se contenter de deux oraisons par semaine, même solitaires. Ils n'étaient pas tenus à entendre des confessions, ni d'officier, même à la demande des croyants.
La seule chose qu'ils ne pouvaient refuser, c'était l'extrême-onction, en cas de danger de mort par accident du prochain.
Quant à leurs propres devoirs envers Dieu, la communion de la messe devrait être remplacée par la communion par l'Esprit. Soldats d'avant-garde de l'armée du Christ, ils avaient la liberté de ceux qui tracent la route, le choix de leurs actes, et de trop rigides ou absorbantes disciplines ne devaient pas venir entraver leurs mouvements. Il n'en restait pas moins fort heureux de pouvoir célébrer à Wapassou le Saint Sacrifice, source de réconfort pour le missionnaire isolé. Il avait avec lui sa chapelle de voyage, un coffre modeste en bois, recouvert de cuir noir, clouté, contenant un calice, une patène, des burettes, un ciboire, divers linges sacrés, un missel et un évangile. Le tout avait été offert par la duchesse d'Aiguillon, bienfaitrice.
Nicolas Perrot, les Espagnols, Yann Le Couénnec se rendaient à la messe et ils étaient visiblement contents de pouvoir pratiquer leur religion.
Le père Massérat, lui, ne s'en réjouissait pas. S'il était fort obligeant dans la vie commune, il n'avait pas le sens séculier paroissial. Il était venu en Amérique pour les Indiens. Les Blancs ne l'intéressaient pas.
De plus, théologien remarquable, grand lettré, fasciné par la splendeur de Dieu qu'il découvrait un peu plus dans chacune de ses méditations, la piété grossière de l'homme humble et ignare, qui ose se mêler de converser avec son Créateur, l'agaçait. Pour un peu, il eût déploré que Dieu lui-même l'y autorisât.
Comme beaucoup de ses collègues, il préférait la solitude, le tête-à-tête avec le divin mystère. Il fronçait les sourcils lorsqu'il voyait se glisser sur ses traces, dans les lueurs pauvres des deux cierges, de chaque côté de son autel de fortune, l'un ou l'autre des soldats espagnols, ou le jeune Breton, ou même Perrot, qui appuyait sa grosse épaule au chambranle de la porte et qui restait là, bras croisés, sa tignasse broussailleuse de Canadien inclinée pieusement. Ne pas oublier que saint Ignace était Espagnol !... Le père Massérat s'évertuait à la patience envers les compatriotes du fondateur. Alors le jeune Breton lui servait la messe avec piété. À tous ces fidèles tassés dans la pénombre, il distribuait le pain de vie, la petite hostie blanche. Le père Massérat pensait qu'à quelques pas il y avait des hérétiques qui ne pouvaient voir un crucifix sans tomber du haut mal, et qui, en ce même temps, se livraient à leurs prières coupables.
Dans la cuisine, des femmes commençaient d'aller et de venir, de couper du petit bois, de frapper le briquet. On entendait crépiter les flammes et le bruit des chaudrons qu'on accrochait aux crémaillères, celui de l'eau qu'on versait. Des bâillements d'hommes qui s'éveillent.
Parfois une petite voix d'enfant, grêle comme un grelot, et qui fusait pour s'interrompre subitement sur sa note la plus haute car on avait dû lui faire signe de se taire. Plus près encore, dans l'atelier, des sons plus rudes, ceux des instruments qui se posaient sur l'établi, le chuintement d'un soufflet de la forge qui se mettait en marche, et des murmures de voix graves, posées, qui là aussi échangeaient les répons d'un rituel en termes sibyllins. Un nègre immense, jovial et intimidant, si savant qu'on en demeurait confondu, un métis à tête de fanatique, un Méditerranéen qui lui ressemblait et qui connaissait les profondeurs de la mer, un muet blafard, un Auvergnat brutal, des jeunes gens beaux comme des archanges... On entendait des bruits de pierres, de rocs, de terre qu'on tamisait, qu'on broyait, des odeurs de braise, de fer, de soufre.
Le père Massérat se disait qu'il aurait un rapport fort intéressant à faire lorsqu'il regagnerait Québec.
Chapitre 7
Angélique entreprit de nettoyer les armes, de les examiner, de s'assurer de leur bon fonctionnement et de les faire briller de tous leurs feux. C'était une tâche dont elle s'acquittait avec tant de soin et de minutie, un tel savoir-faire digne d'un vétéran un peu maniaque, que le plus jaloux des coureurs de bois, quant à son arme familière, la lui confiait sans inquiétude. On avait pris l'habitude de lui demander une « révision » comme à un armurier de métier, et Clovis lui-même lui confiait sa vieille arbalète à rouet de braconnier dont il ne se départait jamais.
Messieurs d'Arreboust, de Loménie et de La Salle ainsi que le père Massérat la trouvèrent un beau matin au milieu de tout un arsenal et si absorbée qu'elle oublia de les saluer. Intrigués, ils considéraient ces mains de femme, fines, menues, posées sur des crosses brutales ou suivant du doigt la ligne d'un canon revêche, son profil penché sur le mystère d'un bassinet de mise à feu qui puait la poudre, la graisse froide, le métal brûlé, et l'examinant avec l'attention d'une mère pour son nouveau-né.
Angélique regrettait qu'Honorine ne fût pas près d'elle en cette opération, comme chaque fois quelle s'y livrait, mais la petite était encore malade. La fièvre commençait tout juste de la quitter. D'habitude, elle venait s'asseoir près de sa mère. Ses petits doigts avaient les mêmes gestes que les siens, une familiarité avisée, pour toucher les armes. Elle avait été élevée au milieu des armes.
Angélique avait sur la table toutes sortes de crochets, tringles, alênes, des huiles raffinées qu'elle filtrait elle-même, des cires, tout un matériel qu'elle avait fait à sa main et dont elle était seule à savoir se servir. Ces messieurs de Québec la regardaient agir, gratter, polir, examiner, froncer les sourcils et murmurer. Ils ne comprenaient pas. Elle releva enfin la tête, les aperçut et leur adressa un sourire distrait.
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