– Bonjour. Avez-vous déjeuné ? Comment vous portez-vous ? Monsieur de Loménie, dites-moi donc, avez-vous jamais vu plus belle arme que ce fusil de Saxe ?
Florimond entra, salua les personnes présentes et dit :
– Ma mère est le meilleur tireur de toutes les colonies d'Amérique. Voulez-vous voir ?
Après plusieurs jours de tempête, il faisait beau, clair, et le groupe se rendit au centre de tir près des falaises. Florimond portait deux mousquets à pierre, un à mèche et deux pistolets. Il voulait que sa mère fît une démonstration complète de ses talents et, comme elle souhaitait vérifier les armes, elle se prêta de bonne grâce à sa demande. Elle avait dans les muscles le poids de chaque mousquet, devinait à l'avance la prise qu'il ferait contre son épaule, le recul, la meurtrissure.
– Une femme ne peut pas soulever cela ! dit M. d'Arreboust quand il la vit s'emparer du mousquet saxon.
Elle l'enleva cependant sans difficulté apparente.
Elle visa, la tête penchée, le pied droit en avant, puis dit qu'en effet l'arme était lourde et qu'elle allait s'accoter pour tirer contre le faux-parapet qui servait à l'entraînement. Elle s'agenouilla à demi, penchée dans une expression attentive de tout son corps qui la prenait des reins aux épaules. Son attitude ne révélait pas de tension, c'était celle d'un calme profond, si complet qu'elle possédait la faculté de passer en quelques secondes de la vivacité des gestes à cet état proche du sommeil qui ralentit les battements du cœur et rend imperceptible le souffle. Et dans la lumière aiguë de l'hiver, le miroitement étoile du gel autour d'elle, sa joue rosie par le froid où s'allongeait l'ombre d'une paupière à demi-close, semblait s'incliner en un geste d'abandon.
Le coup partit.
La fumée montait doucement, blanche, au bout du canon, avec des tortillements de reptile. La plume posée à cent pas avait disparu.
– Qu'en dites-vous ? s'exclama Florimond.
Ils balbutièrent des approbations.
– Vous êtes jaloux ! Je le comprends, commentait le jeune homme.
Angélique ne faisait qu'en rire.
Elle aimait la sensation de puissance éprouvée dans tout son être par le prolongement de l'arme docile. C'était quelque chose qui paraissait lui avoir été donné. Un don ! Elle aurait pu toujours l'ignorer si des circonstances ne lui avaient placé des armes en main. Dans ses chevauchées de la forêt de Nieul, elle avait découvert la correspondance innée qu'il y avait entre elle et ces objets cruels d'acier et de bois. Elle oubliait qu'ils étaient forgés pour tuer, qu'ils tuaient. Elle oubliait la vie et la mort qui se trouvaient au bout de leur trajectoire. Et bien que cela parût étrange, elle pensait parfois que l'attention qu'elle avait portée à cet art, le calme et la concentration qu'il avait exigés d'elle, la ténacité qu'elle avait montrée pour devenir une tireuse habile, avaient beaucoup aidé son cerveau enfiévré par les malheurs à se préserver des dangers de la folie. Les armes l'avaient défendue de tout.
« Les armes sont choses saintes et bonnes, pensait-elle. Il faut des armes pour les faibles dans un monde sans doctrine, sans conscience. » Elle les aimait. Elle en parla encore avec eux, et elle se demandait quel sentiment les agitait et donnait au beau visage de Loménie-Chambord une expression presque douloureuse. Elle finit par les quitter et s'éloigna avec son fils qui portait les fusils dans ses bras. Ils devisaient tous deux avec animation.
Le comte de Loménie et M. d'Arreboust se regardèrent.
Le père Masserai détourna les yeux et prit son livre de prières dans une des poches de sa soutane. Cavelier les fixa tous trois, en frottant ses mains froides qu'il avait oublié de ganter. Il eut un petit ricanement.
– Eh bien ! une chose est certaine, cette femme tire comme une sorcière... Peut-être comme une démone.
Il fourra les mains dans les poches de sa vareuse et s'éloigna avec une indifférence affectée et orgueilleuse.
Il n'était pas loin de se réjouir en voyant dans l'embarras ces édifiants personnages. Il pouvait deviner mieux qu'un autre à quelles sortes de tourments théologiques et mystiques il les livrait. Il avait l'habitude des cas de conscience. Il avait été jésuite lui-même pendant dix années.
*****
– Hé oui ! dit M. d'Arreboust, voilà bien pourquoi nous sommes venus ici. Démone ou non ? Esprit dangereux ou non ?... C'est le tout de notre enquête. Demander au comte de Peyrac de soutenir l'expédition du Mississippi n'était qu'un prétexte !... Nous ne connaissions que votre jugement, Loménie. Il fallait l'étayer d'opinions différentes. J'ai été choisi. Le père Massérat aussi. À vrai dire, je ne peux vous le cacher, mon cher Loménie, j'étais persuadé que vous vous étiez laissé égarer, circonvenir. Et maintenant, qu'allons-nous faire ? Le baron d'Arreboust se racle la gorge. Il regarde tour à tour le ciel bleu, couleur de fleur de lin, à la douceur trompeuse, le poste de bois à quelques pas, enfoui sous ses neiges, les falaises, l'échappée blanche des lacs.
Voyant que le père Massérat ne paraissait pas entendre, il continua de parler, s'adressant au seul chevalier de Loménie.
– Hé ! il fallait en arriver là. Nous sommes venus, nous avons vu... Nous avons vu, répéta-t-il à mi-voix et comme pour lui-même. Qu'en pense le père Massérat de la Compagnie de Jésus ?... Le père Massérat fait mine de ne pas comprendre. Et savez-vous pourquoi, mon cher chevalier ?... Parce que le cas le dépasse... Oui, car il a déjà jugé, lui. Pendant que nous nous engourdissions dans un bien-être trompeur, lui avait fait déjà son bilan. Il a cessé de se poser la question qui nous taraude tous aujourd'hui et qui nous paraît folle : Qui est-elle ? Démons ? Séductrice ? Magicienne ? Inoffensive ? Ennemie ? Il est bien tranquille. Son art de la dialectique lui a au moins servi à cela : à voir noir sur blanc que le cas le dépasse et qu'il ne faut surtout pas – oh ! non, surtout pas – qu'il ait l'imprudence de se mêler de tout cela. Alors il se plonge dans son bréviaire !... Père Massérat, dites-moi donc, suis-je dans l'erreur en m'exprimant ainsi ?...
La voix de M. d'Arreboust, qui s'était peu à peu élevée avec hargne, résonna encore deux secondes dans l'air cristallin, puis son écho léger s'éteignit ironiquement. Le père Massérat releva les yeux, regarda ses deux amis avec étonnement, ébaucha un petit sourire aimable. L'on ne pourrait jamais savoir si Arreboust avait touché juste ; si, au contraire, le jésuite considérait son attaque comme une inoffensive plaisanterie ou s'il n'avait finalement rien entendu, car il était de nature rêveuse. Il se replongea dans son livre de prières et s'éloigna d'un pas tranquille en remuant les lèvres.
M. d'Arreboust leva les bras dans un geste d'impuissance.
– Voilà bien les jésuites, dit-il. À côté d'eux, Ponce Pilate était un enfant de chœur.
– Ce serait pourtant au Père Massérat de trancher cette question, décida Loménie. Je suis religieux certes, mais ne possède pas les titres et la formation qu'on exige des jésuites. Et si l'on exige c'est pour qu'ils soient à même de juger, avec la lumière de l'Esprit-Saint, des situations qui dépassent le simple mortel laïc. Après tout, le père Massérat est venu ici pour cela !
– Il ne dira rien, vous le savez bien, dit l'autre, désabusé. Il a déjà trouvé une bonne raison pour avoir le droit de se taire ; il la gardera pour lui avec le reste.
– N'est-ce pas justement une preuve que nous n'avons rien à craindre de ces gens ? Si le père Massérat avait jugé qu'ils étaient suspects, il parlerait, il s'opposerait aux accords que nous sommes en train d'établir.
– Peut-être avez-vous raison ? Peut-être aussi juge-t-il qu'il n'est pas en force, que nous ne l'écoute rions pas, subjugués que nous sommes déjà par l'influence de notre hôtesse ? Peut-être attend-il que nous soyons à Québec pour faire sauter le brûlot que nous y aurons garé naïvement, annoncer que toute cette affaire sent le soufre, la damnation, et qu'il faut exterminer tous ces criminels jusqu'au dernier, sous peine de périr avec toute la cause catholique du Canada. Alors, nous apparaîtrons vraiment ridicules sinon coupables. Les jésuites seront les sauveteurs, le père d'Orgeval, l'archange saint Michel.
– À quoi peut-on reconnaître au juste qu'une personne qui ne se conduit pas de façon insensée est sorcière ou démone ? reprit Loménie soucieux. Elle est très belle et, il est vrai, d'une beauté qui peut paraître suspecte par le fait qu'elle n'est pas... ordinaire. Mais la beauté est-elle jamais ordinaire ?
– Les sorcières ne pleurent pas, affirma M. d'Arreboust. L'avez-vous jamais vue pleurer ?
– Non, fit le chevalier, saisi, ému malgré lui par l'image suscitée, mais l'occasion peut m'en avoir échappé...
– On dit aussi que les sorcières surnagent lorsqu'on les jette à l'eau. Mais nous, il nous est difficile de nous livrer à ce genre d'épreuve sur Mme de Peyrac.
Il promena alentour un sourire inquiétant.
– L'eau manque, tout est gelé, murmura-t-il.
Le comte de Loménie le considérait avec stupeur. Il ne l'avait jamais vu se livrer ainsi à l'humour noir.
M. d'Arreboust le pria de l'excuser. La rigueur du climat et les inquiétudes l'aigrissaient. Il allait profiter de ce beau temps pour marcher.
Loménie dit qu'il allait se retirer pour prier et demander à Dieu conseil. Le baron s'éloigna vers le lac.
Il marchait avec difficulté car la cour n'offrait à la promenade qu'un réseau de galeries glacées, petits sentiers creusés à la bêche ou au pic, aussi compliquées que les circonvolutions d'un travail de taupe et qui conduisaient soit à la fontaine glacée, soit à la cabane de Macollet, soit vers l'atelier, l'écurie, le centre de tir ou de jeux, ou vers nulle part, c'est-à-dire vers la forêt inaccessible.
Après avoir trébuché, le premier syndic de Québec réussit à gagner les bords du lac. On en suivait la rive lorsque la neige était assez dure. À la longue, une sente glacée et durcie permettait d'y cheminer, et, lorsqu'il faisait beau comme ce jour-là, des silhouettes suivaient à pas lents, au soleil, cette ébauche de piste vers d'autres horizons, puis revenaient, après s'être heurtées à l'autre bout du lac aux portes closes des congères. Lorsque le baron fut à l'extrémité du lac, il rêva en contemplant ces lieux où il avait failli trouver la mort. Il se souvenait de l'impression de faiblesse résignée qu'il avait éprouvée en se laissant aller à bout de forces dans la neige, l'oppression du froid et de la nuit pesant sur sa poitrine comme une dalle de pierre, et il avait songé : pourvu que cela aille vite ! La dernière sensation avait été une brûlure aux pommettes, lorsqu'il avait compris que, sur son visage, la neige tombait et que ses traits, déjà figés en un masque glacé, plus jamais ne frémiraient. Il ne pouvait pas plus expliquer la torpeur mortelle à laquelle ils avaient succombé que leur sauvetage, leur résurrection. Tout cela tenait aux lieux mêmes, des lieux interdits. Et Peyrac avait eu l'audace de s'y installer.
En approchant de Wapassou on devait entrer dans une zone étrangère, aux pièges subtils et inconnus. Il ne pouvait rien expliquer et pourtant c'était son devoir de le faire ; tout au moins il avait celui de se promener. On l'en avait chargé à Québec. Il se souvenait combien lui avait paru insolite et peu en accord avec le caractère mesuré du comte de Loménie l'enthousiasme délirant que celui-ci manifestait à propos des gens de Katarunk. Il parlait avec une grave estime de ces aventuriers qu'on l'avait envoyé réduire par la force et dont il se félicitait d'être devenu un ami. Il s'était réjoui de les savoir en vie alors que la solution de les voir disparaître de la main des Iroquois avait paru à tous excellente, et s'il ne parlait pas de Mme de Peyrac dans les mêmes termes outrés que le lieutenant de Pont-Briand, on avait deviné à plusieurs reprises qu'il ne laisserait prononcer contre elle aucune parole insultante.
Frontenac, qui ne les avait lui-même jamais vus, prenait volontiers le parti de Loménie. Mais Frontenac était une tête chaude. Il aimait le paradoxe et le beau sexe, détestait les jésuites ; sa nomination comme gouverneur du Canada avait été plutôt une disgrâce qu'un honneur. Louis XIV ne lui pardonnait pas d'avoir eu l'imprudence de faire la cour à Mme de Montespan. Bon politique cependant quand il s'agissait de gérer un pays. Il avait fait confiance d'emblée au nouveau venu, Peyrac, qu'on lui dénonçait comme un ennemi de la Nouvelle-France, parce qu'il portait, comme lui, un nom gascon, mais aussi parce qu'il avait pris ses renseignements. Le comte de Peyrac était riche. L'idée de lui demander des gages tangibles de son amitié envers la Nouvelle-France lui vint... Il lui expédia donc Loménie et l'ambitieux Cavelier... M. d'Arreboust et le Père Masserai leur étaient adjoints avec des recommandations particulières de l'évêque pour démêler les soupçons qui pesaient sur les intrus. Surtout se prononcer sur la qualité démoniaque ou non de la femme qui les accompagnait, dont on parlait tant et trop.
"Angélique et le Nouveau Monde Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 2" друзьям в соцсетях.