Et voilà ! Ils étaient maintenant dans ce repaire de Wapassou et rien ne s'était passé comme prévu. Un vrai guêpier. Un sortilège !

Lui, François d'Arreboust, que l'on avait placé ainsi que le père Masserai aux côtés du comte de Loménie, pour, en somme, le surveiller et aussi pour faire la part des choses dans son opinion sur le comte et la comtesse de Peyrac, lui, homme rassis, pieux, de mœurs sages et modestes, occupé de son salut, du bien des autres et de la colonie, il n'avait pourtant rien vu, rien deviné.

Il s'était réveillé de son sommeil de mort et avait commencé de vivre d'une façon toute différente, sans réfléchir, ce qui ne lui était peut-être jamais arrivé de son existence. Il avait mangé, bu, fumé dans une quiète chaleur, et l'on avait parlé, l'on avait jeté entre soi des souvenirs et ses rêves et il s'était animé dans le rayonnement d'un regard vert qui transformait la cour.

– Mais dans ce moment-là, monsieur d'Arreboust, quand les Mascoutins vous ont menacé de vous faire la chevelure, n'avez-vous éprouvé aucune crainte, n'avez-vous pas senti la partie perdue ?...

– Non, disait-il en se redressant ; tout semble simple au moment de paraître devant Dieu. Il n'avait jamais su, jusqu'à ce jour, qu'il était un homme héroïque. Pas plus que les autres.

C'était un homme modeste. Mais cela lui faisait du bien de s'apercevoir qu'en réalité il avait l'âme vaillante, le cœur bien placé, et qu'il méritait l'admiration d'une femme. Il avait oublié, complètement oublié, que c'était elle qu'on soupçonnait à Québec d'être peut-être la démone de l'Acadie, elle, cette même femme avec laquelle il conversait si courtoisement et gaiement.

Jusqu'à ce matin !...

En la trouvant les armes à la main, il avait ressenti un choc. Les armes éveillent-elles l'idée de danger, et la peur inspirée par la vision inattendue de la femme aux belles mains, maniant des armes et en usant avec une habileté inquiétante, était venue se mêler, se tresser à toutes les peurs enfouies dans le cœur de l'homme ; peur de la femme, de la séduction, de la magicienne ?... Il s'était souvenu des bruits qui couraient, de l'opinion du père d'Orgeval. Loménie-Chambord avait ressenti le même choc, il en était certain ! Et peut-être le père Massérat. Mais, pour lui, on n'en saurait jamais rien... M. d'Arreboust frissonnait en ramenant les pans de son manteau sur sa bouche.

« Voilà ce qui est arrivé à notre insu, se disait-il. C'est arrivé, je le sens. Je suis soucieux, j'ai mal et la prière me fuit. Depuis une heure, je ne peux m'empêcher de penser à elle, de penser aux femmes, à l'amour... à ma femme !... »

Il voyait sa femme, l'imaginait, elle si parfaite, si pudique, dans des postures incongrues, lubriques, qu'elle n'avait jamais eues, même aux premiers temps de leur mariage, lorsque, par déférence et devoir, il l'honorait en hâte et en se reprochant les satisfactions qu'il prenait à cet acte honteux. Il se rappelait aussi la réflexion paillarde d'un de ses amis, mauvais garçon, qui lui avait fait remarquer, lors d'un bal, que Mme d'Arreboust, sa femme, avait des petits seins charmants et qu'il ne devait pas s'embêter.

Il n'aimait pas, mais pas du tout ce genre de réflexion. L'amour, le mariage le détournaient de sa vocation de piété. Si les études de la compagnie de Jésus n'avaient pas été si difficiles et si longues, il y serait entré. Ayant renoncé à la vie religieuse, il s'était marié pour complaire à ses parents. Mais, ceux-ci morts, il avait définitivement renoncé à leur offrir un héritier en la personne d'un petit-fils. Pourquoi cette vanité de perpétuer un nom ?... Plutôt consacrer à Dieu sa fortune. Or, il se trouvait que sa femme partageait sa manière de voir. Elle aussi aurait voulu se faire religieuse ; ils s'entendaient donc fort bien. Tous deux rêvaient de se consacrer à Dieu, à une grande œuvre difficile. Le Canada avait répondu à leur attente, à leur idée de sacrifice...

M. d'Arreboust poussa un soupir. Enfin, les visions coupables commençaient à s'estomper. Il parvenait à évoquer sa femme autrement qu'en lubrique courtisane. Il la voyait telle qu'elle lui était le plus familière, priant dans la pénombre d'une chapelle ou d'un oratoire, la tête inclinée, et justement un peu penchée de côté comme ce matin celle de Mme de Peyrac sur le verrou du mousquet. Ce geste l'avait toujours ému et, sans le savoir, il l'associait à l'abandon d'une femme contre l'épaule masculine, et l'inclinait à la tendresse. Mme d'Arreboust était très menue et lui arrivait à peine à l'épaule. Aux premiers jours de leur mariage, il l'appelait « petite ! » dans un effort de familiarité conjugale, mais il s'était aperçu que cela lui déplaisait, car, en fait, elle n'avait pas du tout la mentalité d'une femme « petite » et fragile. Elle était audacieuse, entreprenante, d'une santé à toute épreuve, avec quelque chose d'implacable que les années avaient accentué. Quel dommage ! quel regret !

Elle eût pu être une femme charmante et gaie, mais elle avait trop la pensée de la perfection. Elle reniait son corps, n'était que cérébralité et grands élans mystiques.

« C'est à cause de cette femme du lac l'Argent que me viennent ces regrets, cette langueur, cette incertitude. À cause d'un rire de femme heureuse, à cause d'un regard qu'elle lève vers un homme, un seul homme, et du geste qu'a cet homme pour l'entourer de son bras, et de la porte qui se referme sur eux le soir... C'est à cause de la dépendance de cette femme à l'homme qu'elle aime que je me prends à souffrir. « Car ma femme ne dépend plus de moi. Je suis à peine plus pour elle que son directeur de conscience, le père d'Orgeval ; même beaucoup moins, je suis comme un directeur de conscience qui ne s'occuperait que de chiffres et d'affaires. Quand nous nous voyions une fois l'an, après la venue des premiers navires qui apportent le courrier de France, nous parlions de l'état de notre fortune, et à quelle œuvre employer le montant de nos fermages. Ma femme ne me doit rien, même pas un peu de sollicitude. Elle ne se doit qu'à Dieu.

« C'est une âme sainte. Elle édifie la communauté de Montréal !...

« Elle a de petits seins charmants... Ils sont encore fort beaux... Oh ! Seigneur, pourquoi penser à cela ? Que suis-je allé faire dans ce lieu maudit ?... Que vais-je leur raconter à Québec ?... Si nous y retournons jamais... Nous laissera-t-il partir, cet homme ricanant, car après tout nous sommes ses prisonniers... Il pourrait fort bien... Mais qu'est-ce donc là-bas qui s'avance sur le lac ?... On dirait... »

M. d'Arreboust mettait sa main en auvent sur ses yeux.

Chapitre 8

Deux, toujours par deux, vont les voyageurs de l'hiver.

La mort s'attacherait aux pas du solitaire.

Deux par deux, un Français et un Indien. Il n'y a que les Français pour avoir l'idée saugrenue d'affronter les pièges du froid, de la neige, les tempêtes, les espaces désertés de toute vie humaine. Et il n'y a que l'Indien pour le suivre parce que le Blanc a le pouvoir, par sa faconde impénitente, d'écarter les démons de la neige.

Semblables sous leurs capotes fourrées à franges de cuir et de la même démarche alourdie par les raquettes, le Français et l'Indien s'avançaient à travers le lac. Leurs ombres étaient courtes car on était à l'heure de midi. Lorsqu'ils furent proches, François d'Arreboust crut reconnaître un visage qui lui était familier, mais, avant d'avoir situé l'homme et retrouvé son nom, il éprouva une sensation désagréable, une crispation de tout l'être vis-à-vis d'un intrus. Il ne se décidait pas à le héler. Il le regardait s'avancer avec un sentiment de méfiance, presque d'hostilité. Il avait envie de leur crier : « Que venez-vous faire ici ? Pourquoi venez-vous troubler ces lieux où l'on est heureux ?... Écartez-vous !... »

Du fort on avait aperçu les arrivants et Florimond et Yann Le Couénnec descendaient vers la berge, mousquets en main L'homme qui s'avançait tenait haut la tête, un peu renversée sur la nuque, dans le geste de ceux qui cherchent à capter le plus de lumière possible sous leurs paupières demi-closes. Lorsqu'il fut plus proche, Arreboust comprit. Le voyageur était aveugle, il avait eu les yeux brûlés par la réverbération de la neige, un des maux les plus terribles de ces randonnées hivernales.

Ses paupières rouges et boursouflées avaient des croûtes blanchâtres de lépreux. Il était affreux à voir. Il cria :

– Y a-t-il quelqu'un par là ? Je vous devine, mais je ne vous vois pas bien...

L'Indien, à ses côtés, tenait son fusil et regardait d'un air sombre les armes braquées sur lui.

– Qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? demanda d'Arreboust.

– Je suis Pacifique Jusserand, de Sorel, mais je viens de Noridgewook sur le Kennebec, et je suis porteur d'un pli pour le colonel de Loménie-Chambord de la part du père d'Orgeval...

Il ajouta :

– Est-ce que vous allez me tirer dessus ? Je n'ai rien fait de mal. Je suis français comme vous autres qui parlez français...

Sa demi-cécité gênait beaucoup le voyageur. Il devait se sentir à la merci de ceux qu'il abordait, incapable même de lire sur leurs visages leurs sentiments de refus ou d'accord. D'Arreboust avait fini par reconnaître l'homme qu'il avait souvent rencontré à Québec et qui était le « donné » du père d'Orgeval depuis quatre ans.

Et son premier mouvement était comme d'avaler quelque chose de pénible, à goût de fiel ; mais la charité l'emporta et il s'empressa :

– Malheureux ! Dans quel état êtes-vous ?

Et, tourné vers Florimond :

– Cet homme est au service du père d'Orgeval et de sa mission.

– Il me semble que ce serviteur est déjà venu à Katarunk ? jeta le jeune homme en fronçant les sourcils.

– Ne me tirez pas dessus, répéta l'homme en tournant son visage successivement dans lés directions différentes d'où venaient les voix, je ne suis pas un ennemi. Je suis seulement porteur d'un message pour le comte de Loménie.

– Et pourquoi craindriez-vous que l'on vous fusille à seule vue ? interrogea Florimond. Auriez-vous quelques méfaits à vous reprocher vis-à-vis du maître et propriétaire de ce fort, le comte de Peyrac ?

Visiblement embarrassé, l'homme ne répondit pas. Il voulut faire quelques pas dans la direction des ombres qu'il devait percevoir très faiblement, mais il trébucha contre le talus de la rive. D'Arreboust le prit par le bras pour l'aider à suivre la piste jusqu'au fort. Le comte de Loménie-Chambord tenait en main le message. Cette lettre, pliée, épaisse et fermée d'un sceau de cire foncée où s'inscrivaient les armes de Sébastien d'Orgeval, lui causerait des blessures profondes ; il le savait ; il temporisa, ne l'ouvrit pas aussitôt et interrogea le « donné » que M. d'Arreboust avait fait asseoir sur un banc. Les « donnés » étaient des hommes ou des jeunes gens pieux qui s'engageaient volontairement à servir les missionnaires pendant une ou plusieurs années afin de gagner des indulgences. Cet homme, Pacifique Jusserand, était au service du père d'Orgeval depuis quatre années.

– Comment le père a-t-il pu apprendre ma présence au fort Wapassou ?... demanda le chevalier de Malte.

L'homme tourna vers lui son visage farouche et tuméfié et répondit fièrement :

– Vous savez bien que le père sait tout. Les anges le lui apprennent.

Angélique nettoyait la brûlure qui gonflait les paupières, y posait des compresses rafraîchissantes. Puis elle lui servit de la soupe et de l'eau-de-vie. Les yeux bandés, Pacifique Jusserand mangea, très droit et dédaigneux.

C'était un homme qu'Angélique devina, dès le premier instant, inquiétant et singulier. Il n'avait répondu que par monosyllabes aux questions et aux paroles qu'elle lui avait adressées. Il ne s'animait que lorsqu'on parlait de son maître, le père d'Orgeval. C'était une particularité, qu'elle apprendrait par la suite, que le père d'Orgeval, religieux d'une remarquable urbanité, s'entourait comme volontairement d'êtres farouches en lesquels il semblait que se projetât le côté sombre et torturé, bien caché, de sa nature. Tels furent, entre autres, le père Le Guirande et le père Louis-Paul Maraîcher, qui jouèrent un rôle prépondérant à ses côtés dans la lutte qu'il livra pour conserver l'Acadie et le grand territoire du Maine à l'Église catholique et au roi de France. Il est à remarquer que ces deux religieux, auxquels il faut joindre Pacifique

Jusserand, moururent tous de mort violente au cours de cette lutte. Et, plus tard, on pouvait se demander si « lui », qui savait tout, n'avait également « vu » avant bien d'autres ce qui s'annonçait lorsqu'il écrivait à Loménie-Chambord pour le mettre en garde.

« Mon cher ami, disait la missive, j'ai surpris que vous aviez gagné l'endroit de Wapassou, où Peyrac et sa bande se sont réfugiés après le désastre de Katarunk. Un tel courage, déployé par vous pour le joindre malgré l'hiver, ne restera pas sans fruit, je l'espère. Pourtant, je veux vous écrire pour vous adjurer de ne montrer cette fois aucune faiblesse dans vos décisions. Je tremble que vous ne succombiez à je ne sais quelle subtile dialectique et fausse apparence de vertu que ces aventuriers ont su vous présenter pour mieux se glisser parmi nous et détruire notre œuvre. Quand je vous ai vu à Québec, vous arguiez de la loyauté de M. de Peyrac, de ses protestations d'amitié. Depuis, il a tué Pont-Briand, un des nôtres, et il s'est avancé un peu plus avant dans le territoire de la Nouvelle-France.