Quand on parlait de la mort de Pont-Briand :

– Il l'a méritée, déclarait le baron.

Il se montrait prolixe sur ses aventures et son séjour chez les « dangereux hérétiques », décrivait chacun des personnages devenus presque légendaires : la haute stature et la science de Peyrac, les mineurs tenant dans leurs mains noires des lingots d'or, et sa beauté à elle !

Alors il devenait intarissable.

– J'en suis amoureux, répétait-il avec une obstination enfantine. Le bruit de ces désordres parvint jusqu'à Montréal, et sa femme, à laquelle le dépit donnait une tournure d'esprit, lui écrivit :

« On me fait des rapports fâcheux sur vous... Moi qui vous aime... »

Il lui répondit :

« Non, vous ne m'aimez pas, madame, et moi je ne vous aime pas non plus... »

Jamais autant de messagers, en cette saison, n'eurent à parcourir, chaussées de raquettes, les cinquante lieues qui séparaient les deux villes. Jamais le mot « amour » n'avait été tant prononcé tant à Québec qu'à Montréal, effleurant au passage Trois-Rivières, qui n'y comprenait rien, et jamais l'on n'avait tant discouru pour définir la signification de ce sentiment essentiel.

M. d'Arreboust reconnaissait lui-même que quelque chose s'était dérangé en lui, mais là où on ne le suivait plus, c'est qu'il n'admettait pas que ce fût dans le mauvais sens. Il se montrait assez glorieux de ses déclarations scandaleuses, faisait rire Frontenac enchanté. Le gouverneur avait souhaité que les négociations nouées avec le comte de Peyrac se maintinssent et le baron et lui se congratulaient dans les hautes salles du château, devant un tronc flambant, sur le charme des belles femmes et les plaisirs et déplaisirs de l'amour, car Frontenac avait laissé en France une femme brillante, volage ou oublieuse, qu'il aimait beaucoup.

Discussions passionnées, rêveries brûlantes, projets grandioses, soutenaient les cœurs, réchauffaient les esprits, et cela aidait les Canadiens en cette fin d'hiver à survivre. Car venaient le temps de la faim, l'usure du froid et jusque dans les villes la lassitude des humains privés de nourriture, épuisés par la lutte contre une température cruelle. On craignait de ne pas durer jusqu'à l'arrivée des premiers navires de France. On savait que, dans les étendues désolées, la mort allait passer comme un blizzard coupant. Les garnisons des forts lointains enterraient leurs scorbutiques. Au sein des peuplades imprévoyantes, le missionnaire rongeait sa ceinture de caribou. Des villages entiers, poussés par la famine, partaient vers on ne sait quel refuge et mouraient sur les pistes blanches. D'autres attendaient la mort, enveloppés dans leurs couvertures de traite, rouges et bleues, près d'un feu languissant... Lorsque, au début d'avril, il neigea de nouveau longuement, une neige lourde et glacée, M. le colonel de Castel-Morgeat, gouverneur militaire, qui était un des ennemis irréductibles des gens de Wapassou, répétait partout dans Québec, avec un sourire sardonique, qu'il n'était plus besoin de discuter des mérites ou des inconvénients de ceux-ci car certainement, maintenant, ils étaient morts, au fond de leurs bois, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs chevaux.

Chapitre 15

Peu à peu Angélique s'était sentie envahie d'une grande fatigue. Elle la ressentait dès le matin. Les yeux à peine ouverts, lucide et pourtant désireuse d'entamer sa journée, elle se sentait un corps de plomb, échoué au creux du matelas, comme une épave dans les sables. Pourtant, elle n'avait mal nulle part. Cela se tenait à l'intérieur d'elle-même, bien qu'elle sût maintenant qu'elle n'était pas enceinte. Quelque chose s'était cassé en elle qu'elle n'avait pas la force de rassembler. « Je suis fatiguée », se répétait-elle avec étonnement. Prolonger son repos ne servait à rien, au contraire. Elle en devenait encore plus lourde, plus apathique, un morceau de bois à l'esprit éveillé et qui aurait voulu se précipiter pour agir, mais qui en fait ne bougeait pas plus qu'une bûche. Florimond lui manquait. Il était si gai, constant dans son humeur, avec déjà ce refus de s'attendrir sur lui-même qui caractérisait son père. S'il le faisait, c'était avec humour comme le jour où il avait crié : « Et moi ? Et moi ? » alors que personne ne s'occupait de lui et qu'il s'écroulait d'épuisement. Il était très français de tempérament, ayant ce don populaire, et qu'on retrouvait jusque dans l'antichambre du roi, que plus la situation est inconfortable ou même épineuse, plus les plaisanteries fusent. Elle n'était pas inquiète pour lui. Elle l'aurait peut-être été, comme toutes les mères, si elle avait eu la force de réfléchir. Mais elle était si lasse qu'elle laissait de côté ce souci. Il y avait, celui, plus lancinant, de la nourriture qui chaque jour s'amenuisait. L'insipide bouillie de maïs ne passait plus. On manquait de nouveau totalement de sel. La viande était si dure qu'il fallait la mâchonner longuement.

– Je suis fatiguée, se répétait Angélique.

Et parfois elle le disait à voix haute comme pour se réconforter par une confidence qu'elle n'osait faire à personne.

D'un effort elle s'arrachait à sa couche. Chaque geste lui coûtait, mais quand elle se trouvait habillée, après avoir fait de scrupuleuses ablutions, sa coiffe bien mise, ses nombreuses jupes et vêtements de fourrure bien ajustés, l'étui de son pistolet favori contre sa hanche, elle se sentait mieux. Sa fatigue avait presque disparu. En revanche, tant qu'elle n'avait pas mangé un peu, sa nervosité était telle qu'elle évitait d'adresser la parole à son entourage, de peur d'éclater en reproches ou imprécations. Cela lui était arrivé deux ou trois fois, une fois contre Honorine qui avait pleuré toute la journée, car elle avait la larme facile en ce temps-là, une fois contre Cantor, qui depuis boudait, une fois contre Clovis, qui avait craché par terre, et peu s'en fallut qu'elle se soit battue comme une mégère avec ce « bougnat ». Après, on s'était réconciliés. Enfin, il fallait faire la part des choses, admettre que le corps est vulnérable et que l'esprit, sans ce soutien charnel, est faible. Elle éprouvait un perpétuel mouvement d'humeur contre elle-même, comme si elle se fût sentie coupable, qu'elle eût à se reprocher un manquement. Elle s'en ouvrit un soir à son mari alors qu'étendue à ses côtés elle laissait aller sa tête contre son épaule.

– C'est simplement la faim, petite dame, lui dit-il en caressant doucement son ventre crispé et douloureux. Quand vous mangerez de nouveau votre content, la vie retrouvera pour vous ses couleurs aimables.

– Mais vous-même, vous ne vous plaignez jamais, votre caractère reste égal... Comment faites-vous ?

– Je suis une vieille carcasse durcie au feu.

Et il la serrait longtemps contre lui comme pour lui communiquer la force virile de son corps indomptable. Elle entremêlait ses jambes aux siennes, l'entourait de ses bras et dormait le front contre ce torse dur.

– Je sens, lui dit-elle un jour, que la femme est réellement sortie du flanc de l'homme, comme l'enfant est sorti de la femme.

Souvent elle souffrait de migraines intolérables. Et, le lendemain, la neige tombait à grands rideaux. À cause de cette neige qui descendait en masses compactes et ne gelait plus, Nicolas Perrot ne revint qu'à la fin de mars. Malgré les raquettes, il avait failli être plusieurs fois enseveli avec son Indien dans des congères. À la mission de Noridgewook, il n'avait trouvé qu'un adjoint du père d'Orgeval, le père de Guérande, auquel il avait remis Pacifique Jusserand. Il avait hésité à poursuivre vers le Sud jusqu'au magasin de traite du Hollandais, mais, devant le temps horrible qui aurait allongé sa course et l'incertitude du printemps qui, lorsque le dégel aurait commencé, rendrait impraticables toutes les pistes et les rivières, il avait préféré revenir à Wapassou. Il proposait une grande chasse. Une partie des hommes l'accompagnerait vers l'Ouest, jusqu'au lac Umbagog, dans le domaine du Mopountook. C'était le temps où les indigènes, poussés par la faim et l'obligation de rechercher des fourrures pour la traite, se remettaient à chasser en bandes. Le cerf en rut, qui commençait à envahir les bois glacés de son appel véhément, était une proie facile, quoique amaigrie par l'hiver et les combats avec ses rivaux. On trouverait peut-être aussi des troupeaux de biches, on tuerait l'ours endormi dans sa tanière repérée à l'automne, enfin on abattrait à coups de bâton tous les castors que la glace des étangs et des chenaux commençait à libérer. Pour les Indiens, les chasseurs blancs arrivant avec des réserves de poudre et de plomb seraient les bienvenus dans la tribu. Nicolas Perrot décida que, pour laisser plus de vivres au fort, ils n'emporteraient, par homme, qu'une petite provision de suif, de farine, de blé dinde et de viande séchée pilée avec des herbes. De quoi manger deux fois par jour durant le voyage, en délayant une poignée de ces ingrédients dans le creux de la main, à la façon indienne. Il calcula la ration pour six jours de marche.

– Et si vous êtes retardés par la tempête ou le dégel ? demanda Angélique, à qui ces provisions de course paraissaient nettement insuffisantes.

– Nous chasserons ! Les oiseaux recommencent à s'agiter dans le sous-bois. Des perdrix blanches, des courlis polaires, parfois même des oies du Labrador. Il y a aussi des lièvres... Ne vous préoccupez pas de nous, madame. C'est ainsi que nous faisions la guerre du temps de M. de Tracy. Cent vingt lieues en plein hiver, jusqu'aux bourgades iroquoises de la vallée des Mohawks. Malheureusement, dans la fièvre de la guerre, nous avons mis le feu aux greniers des Iroquois sans songer que nous n'avions nous-mêmes pas de réserves pour le retour.

– Et alors ?

– Beaucoup sont morts, fit Nicolas, philosophe.

Il se harnacha de sa poire à poudre, de ses car touches en bandoulière, de son couteau de sauvage dans l'étui brodé de perles et de poils de porc-épic, de sa gourde d'eau-de-vie, de sa hache et de son casse-tête, de son briquet à la longue tige d'amadou, et de sa pipe, et de sa bourse à pierres de silex, et de celle à tabac, et de sa capote frangée de cuir, et de sa « touque » de laine rouge, et de sa ceinture multicolore cinq fois roulée, et il repartit, infatigable errant des bois, avançant du pas lourd et plantigrade de ses raquettes, à la tête de sa petite escouade.

Il oublia son sac à provisions sur la table et Angélique dut courir pour les héler. Ils étaient déjà loin de l'autre côté du lac et ils firent signe que cela ne faisait rien. À Dieu vat !

Ils s'enfoncèrent dans le sous-bois, dans l'univers duveteux et candide des arbres surchargés de neige qui se dressaient autour d'eux en pyramides onctueuses, en cierges, en fantômes blêmes, et leur passage laissait derrière eux, longtemps, un sillage poudreux soulevé aux mille particules scintillantes.

Il ne resta donc au poste, à part les femmes et les enfants, qu'un petit nombre d'hommes et, même pour ce groupe, les vivres se révélaient insuffisants. Cantor, une fois de plus, avait été furieux que son père lui refusât de se joindre aux chasseurs, comme il lui avait refusé de partir avec Florimond. Angélique partageait avec son mari la pensée que l'adolescent, ayant été malade, n'avait pas assez de résistance pour affronter la marche jusqu'au lac Umbagog. Sans compter que, parvenus là-bas, on risquait de découvrir les tribus décimées par la famine ou ayant émigré vers le Sud dans un impossible espoir de fuir l'hiver meurtrier.

Peyrac réconforta son fils cadet en lui disant qu'on avait besoin de garder quelqu'un de valide pour relever les pièges. Le jeune garçon partait courageusement chaque matin. Parfois il ramenait un lièvre, parfois il revenait bredouille. Il était difficile d'appâter les pièges. Malgré sa vaillance, Cantor se fatiguait vite. Il revenait avec une telle faim qu'il aurait dévoré à lui seul le maigre gibier rapporté. Il retomba malade et l'on cessa la relève des pièges. Les Indiens du petit camp des Castors étaient venus à plusieurs reprises réclamer du maïs. Il fallait bien leur en donner. Ils offraient en échange un peu de viande de castor. Un jour, ils plièrent bagage et s'en allèrent on ne sait où.

À part Joffrey de Peyrac, ceux qui restaient au fort étaient faibles ou invalides. Il y avait deux Espagnols, dont Juan Alvarez qui ne quittait plus sa couche, l'Anglais muet, Enrico Enzi, toujours grelottant, M. Jonas et Kouassi-Ba, jugés trop âgés pour prendre part à la chasse. Ces deux-là gardaient bon pied et bon œil et assumaient une bonne partie des travaux les plus durs : casser du bois, dégager la neige, briser la glace, réparer ce qui pouvait l'être. Clovis aurait dû accompagner les chasseurs, mais la veille du départ il fut victime d'un empoisonnement grave par les sels de plomb.