– Que la Nation iroquoise soit remerciée, dit Joffrey de Peyrac avec gravité, et sa voix parut basse et enrouée, comme si maintenant il pouvait se laisser aller à la fatigue. À cette même place où tu viens de déposer ton présent, Tahoutaguète, je déposerai des présents pour que tu les rapportes à tes frères. Mais, si précieux que je les choisisse, ils n'égaleront jamais ceux-ci ! Car c'est nos vies que tu as apportées dans ces sacs de peaux et chacun de ces grains est un des battements de nos cœurs que nous te devons.

– Peut-on accrocher la marmite ? demanda Mme Jonas.

– Soit ! Faisons chaudière, admit l'impressionnant Tahoutaguète, qui devait avoir l'oreille fine et, lui aussi, quelques notions de français.

Et derechef on se mêla, Iroquois nus, couleur de cuir, et Européens à la face blême, emmitouflés jusqu'au nez, hommes et femmes et enfants, autour de la grande marmite de fonte noire.

Angélique la maintint tandis que Mme Jonas la remplissait d'eau et que Tahoutaguète y versait avec componction plusieurs mesures de haricots.

Joffrey de Peyrac y jeta lui-même un dernier pain de graisse d'ours et Eloi Macollet suggéra d'y mêler un peu de potasse de cendres afin d'obtenir une cuisson rapide. À défaut de sel ou de petits fruits de bois, on ajouta nombre de feuilles odoriférantes, et la marmite fut suspendue à la crémaillère, tandis que les enfants amoncelaient bûches et fagots sous son large fond charbonneux. L'assemblée s'assit religieusement. Le feu était si ardent que la soupe bouillonna bientôt furieusement. On était assis qui sur des peaux d'ours jetées au sol, qui sur les pierres de l'âtre et jusque dans les cendres. Et déjà les petits enfants, penchés vers le chaudron, se nourrissaient de sa vapeur parfumée.

Les Indiens acceptèrent le tabac de Virginie et bourrèrent leurs calumets, surgis de leurs ceintures, mais ils refusèrent avec mépris l'eau-de-feu.

– Crois-tu que nous pourrions affronter le démon de l'hiver comme tu nous as vus le faire, dit Tahoutaguète à Peyrac, si nous buvions ce poison que les Blancs ont apporté pour voler nos âmes ?...

– Quelle est la force, quel est le Dieu qui vous permet d'affronter l'hiver, sans même vous couvrir comme nous sommes obligés de le faire nous autres, Blancs ? demanda le comte.

– C'est l'Oranda, dit l'Indien gravement, ce n'est pas un Dieu. C'est l'âme de la vie. C'est partout, c'est dans le grain de maïs qui te nourrit, dans l'air qui t'entoure et que tu respires et dans le ciel immense.

– Croyez-vous qu'ils soient venus ainsi depuis le pays des Iroquois ? chuchota Angélique, prenant en aparté le vieux Canadien Eloi, tandis qu'il l'aidait à rassembler les écuelles et les bols de bois afin de servir le festin.

– Pensez-vous ! fit le vieux en haussant les épaules, leur endurance et leurs sacrées sorcelleries ont quand même des limites ! Mais ils sont comédiens en diable et ils ont préparé leur petit effet. Ils ont planqué leurs vêtements de fourrures, leurs couvertures et leurs vivres dans une cache non loin d'ici et, après avoir fait leurs exercices spéciaux de respiration, ils se sont présentés dans le simple appareil pour nous époustoufler. Avouez, ce n'est déjà pas si mal. Moi, j'en ai vu tenir ainsi dehors deux jours et deux nuits d'hiver...

Angélique remplit une à une les écuelles tendues tandis que les paroles prononcées par l'Iroquois résonnaient encore à ses oreilles.

« C'est pour toi, Femme-Mère, qui a tenu les Cinq Nations entre tes bras quand tu y as tenu Outtaké... » Ils sont lyriques et superstitieux, ces Iroquois, mais ils osent exprimer des choses que nous autres, Blancs, nous ne voudrions jamais regarder en face... Ils osent en accomplir d'autres que nous autres, chrétiens, nous n'irions même pas jusqu'à concevoir... Son exaltation était si grande qu'elle ne se rendait plus compte de sa faiblesse. Elle remplit d'une portion de haricots une petite marmite et courut la porter dans sa chambre, la posa sur les braises près du feu, dans la cheminée. Elle disposa aussi sur l'escabeau son collier de coquillages offert par le Conseil des Mères, puis revint près des autres. Elle ne mangea pas en leur compagnie. Elle fit absorber à Honorine son assiette et la coucha ensuite tout engourdie par cette nourriture nouvelle qu'elle avait pu avaler à satiété. Après avoir bassiné le lit, elle la borda bien, la regardant avec amour sombrer dans un sommeil enfin reposant. Tahoutaguète, ménageant ses effets, avait sorti, vers la fin du repas, d'une sorte de havresac, la valeur d'un boisseau de petit riz très fin et allongé, et si transparent qu'on l'eût dit d'une matière minérale.

– C'est ce que l'on ramasse dans l'eau au pays des Folles-Avoines du côté du lac Supérieur, dit Eloi Macollet. On en fait récolte, mais il n'y a jamais de quoi nourrir grand monde avec cela.

– Mais assez pour le sauver, dit Tahoutaguète.

Et il traita Macollet d'ignorant. Cela, dit-il, n'était pas une nourriture mais une médecine. Il expliqua au comte de Peyrac qu'il fallait étaler ces grains sur un grand plat, les humecter d'eau et les maintenir à la chaleur. Dès que pointerait la petite tige verte du germe, il suffirait au Blanc d'absorber une bouchée de riz pour être guéri du mal qui les décime si souvent. Et l'Indien frappait de son doigt crasseux ses dents blanches, magnifiques et carrées, que le scorbut n'avait jamais effleurées.

– Si je comprends bien, ce riz nous mettrait à l'abri du scorbut, commenta Peyrac. Hé ! Pardieu, oui ! c'est évident, le germe, si infime qu'il soit, ce n'en est pas moins la végétation nouvelle qui préserve des carences de l'hiver. Mais suffit-il d'en absorber si peu ?...

Il fit cependant confiance à l'expérience de l'Iroquois et il se leva avec lui pour aller disposer le riz comme celui-ci le lui conseillait.

– Remercions Dieu, conclut Mme Jonas en rangeant les assiettes. M. Jonas alla chercher son livre de prières.

Chapitre 18

Quand elle vit tout le monde rassasié, dormant, ou presque, Angélique se glissa dans sa chambre. Le bruit du vent au-dehors lui semblait déjà moins implacable. La chambre était tout embaumée de l'odeur de ragoût qui avait mijoté contre les braises. Elle ranima un peu la flamme afin de voir plus clair. Elle s'assit et prit le collier de wampum sur ses genoux. Et elle passait ses doigts sur les grains serrés et satinés des coquillages, assemblés en un travail long et patient. Au début, elle ne comprenait pas la valeur des colliers de wampum. Elle avait vu avec étonnement ces échanges de quelques brins de cuir et de perles enfilées, qui arrêtaient des guerres, instauraient la paix et représentaient pour les sauvages un trésor plus précieux que jadis, pour les Médicis, leurs cent livres d'or. La tribu qui possédait de nombreux colliers de porcelaine était riche. Elle les donnait dans la défaite et se retrouvait appauvrie. Angélique, maintenant, voyait en ces morceaux de calcaire roulés par les flots marins, usés par les sables, subtilement teintés par l'alchimie adorable de la nature, en ces débris mystérieux, concassés et percés par un artisan qui gardait son secret, triés par les doigts des petites filles, assemblés par des mains de femmes, enfin portés religieusement par celles des chefs, l'expression la plus haute de la race rouge américaine. Son cœur transmissible, car elle ne connaissait pas l'écriture. Dans ces liens de cuir et de porcelaine entrelacés la race américaine inscrivait son histoire et les chargeait de sauvegarde. Angélique compta le dessin de cinq femmes assises des deux côtés de la forme hiératique qui était censée la représenter. Les grains de haricots évoqués étaient dispersés un peu partout, comme des étoiles bleu sombre sur la mosaïque blanche du fond. Le bandeau était cerné d'un train de perles violettes, souligné d'un second trait blanc moins épais. C'était une œuvre d'art parfaite, large et longue, les franges de cuir régulières sur les deux côtés.

On la jalouserait un jour de posséder ce témoignage de la considération des Iroquois. Elle ne se lassait pas de le faire passer et repasser entre ses mains. Quand son enthousiasme et sa ferveur furent apaisés, elle revint à des considérations plus terre à terre. Elle versa alors dans une écuelle la soupe qui fumait. Puis, elle se mit à manger lentement, en tenant l'écuelle serrée contre elle, les yeux mi-clos, et en rêvant à la vallée des Mohawks où elle irait un jour, et où règnent les trois dieux : le maïs, la courge et le haricot... Elle est claire cette vallée. Sa lumière est couleur de rosé. Il y stagne une odeur de fumée à cause des innombrables bourgades, aux longues maisons, qui s'y assemblent. Elle les voyait, au sommet des collines, ces longues maisons, si étranges, dont lui avait parlé Nicolas Perrot, où vivent dix, quinze familles, elle les voyait alignées avec leurs toitures arrondies toutes empanachées par les filets de fumée qui s'échappent des divers foyers, et rutilantes comme des châsses au soleil couchant sous le revêtement d'or sombre qui couvre leur façade et leurs murs et que forment les épis de maïs suspendus à sécher.

Par là il règne aussi une odeur de campagne à cause des cultures nombreuses qui s'étalent au flanc des collines, encloses de bois plus légers et moins sombres que ceux de la forêt du Nord. Sans l'avoir jamais vue, elle devinait qu'il y avait une différence entre la vallée fertile des Iroquois, entre ses peuples jaunes et graves, et les pénéplaines rabotées et farouches creusées de gorges et de failles comme des pièges, le pays qui ne cultivait rien, des Abénakis Rouges et moqueurs.

Joffrey de Peyrac entra et la vit, assise seule, mangeant sagement, son collier de wampum sur les genoux, et les yeux clos.

– Vous aviez faim, mon amour !

Il l'enveloppait d'un regard tendre et songeait qu'elle ne ressemblait à aucune autre femme et que tout ce qu'elle accomplissait était marqué du sceau de son charme. Même à lui, elle ne saurait expliquer la nature de sa joie. Cela transparaissait dans ses yeux. Elle revivait. Loin, par-delà les solitudes glacées, des êtres étrangers, ennemis, sauvages, l'avaient reconnue, et maintenant elle existait pour ces cœurs primitifs.

– Que veut dire Kawa, ce nom qu'ils m'ont donné ? demanda-t-elle.

– Femme supérieure, Femme au-dessus des autres femmes !... murmura-t-il. Femme, Étoile fixe !

Cinquième partie

Le printemps

Chapitre 1

– Mère, la première fleur !...

La voix de Cantor monta dans le soir frais et clair. Angélique l'entendit par la fenêtre ouverte de sa chambre, où elle balayait dans l'âtre les cendres du feu éteint. Elle bondit.

– Que dis-tu ?

Cantor levait vers elle un visage épanoui et souriant.

– La première fleur !... Là ! sous les fenêtres !...

Angélique se précipita en appelant les enfants.

– Honorine ! Thomas ! Barthélémy ! Venez vite ! Venez voir : la première fleur !

C'était un safran printanier, pur et blanc, jailli tout droit de la terre boueuse. Ses pétales translucides laissaient deviner la lueur d'or du pistil étroitement protégé.

– Oh ! mon Dieu ! Oh ! quelle merveille ! dit Angélique en tombant à genoux sur le sol humide.

Et ils demeurèrent là dans le ravissement à contempler le miracle. La fleur avait poussé à la lisière même de la neige.

À partir de ce jour on en découvrit beaucoup. Lorsqu'on pelletait les monceaux de neige aqueuse, on découvrait des tiges d'un jaune pâle, déjà toutes assemblées et prêtes à fleurir, qui dès le lendemain prenait au soleil une couleur verte et drue, tandis que le calice des fleurs virait doucement au mauve ou au blanc.

Il y avait aussi, jusqu'au bord du toit, des violettes surgies d'un doigt de mousse et qui se penchaient parmi le ruissellement ininterrompu de la neige fondante. On était à la fin d'avril.

Sous le soleil brûlant, le dégel se pour suivait avec hâte. Avant que la neige eût disparu du pied des arbres, on alla en forêt inciser des troncs d'érable, afin de recueillir une eau sucrée et délectable.

Eloi Macollet, après, la fit cuire dans une chaudière, obtint une sorte de miel liquide, dont les enfants se pourléchaient.

Dans la forêt la neige était sale. Toute recouverte de mousse noirâtre, de branchages cassés, de cônes de pin pourris, rejetés par les écureuils. Le dégel y menait un bruit léger d'averse, des écureuils sautaient d'une branche à l'autre.

Beaucoup d'arbres et d'arbrisseaux portaient des plaies livides faites par les dents rongeuses des bêtes affamées, lièvres ou biches. Il y en avait d'éclatés par le gel, de brisés sous le poids des neiges, ou d'autres encore inclinés, le faîte enfoui sous des blocs de glace et qui, s'abritant au revers des collines dans des creux d'ombre froide, refusaient de fondre ou de disparaître. Mais déjà le noisetier allongeait ses chatons verts en forme de chenille, formés dès l'automne. Il les balançait au gré du vent, répandant en l'air son pollen, qui teintait de jaune la neige à ses pieds.