Le bouleau, la veille encore couleur d'os, squelette d'ivoire décharné, se couvrait de pendeloques, mauves et grises, comme d'un rideau de franges. Les ormes épandus en éventail solennel mettaient leur voilette d'émeraude. Les chasseurs étaient revenus rapportant les morceaux fumés de deux cerfs, la moitié d'un orignal et les entrailles farcies d'un ours, régal et présent de la part de Mopountook qui promettait sa prochaine visite. On n'osait encore semer des graines de légumes car il n'y avait pas assez de terre visible, et les craintes de gel ou de tombée de neige n'étaient pas totalement écartées. Mais chaque jour le printemps gagnait.

Le lac rigide avait commencé à ressembler à un grand miroir terni, puis s'était couvert d'eau et se divisait maintenant en îles translucides.

Ce qui émerveillait Angélique dans le printemps, c'était le bruit des eaux ressuscitées. Cela avait commencé par un chuchotement léger, naissant du grand silence de l'hiver. Puis l'on avait perçu les sanglots des cascades. Et maintenant la nature tout entière était sonore, emplissant les nuits d'un grondement immense et continu.

Angélique songeait. C'est le printemps !

L'aube était plus prompte. Le soleil, le soir, s'attardait au seuil de la porte et l'on n'allumait plus les chandelles.

Ce bruit des eaux entourait le poste et ses lacs d'un cercle magique.

« Les Canadiens et leurs sauvages sont passés à l'Est... » renseigna un jour l'esclave Panis, qui, pataugeant sur ses raquettes, se livrait parfois à d'interminables surveillances aux alentours. Il les avait aperçus se dirigeant vers le Kennebec. Trébuchant dans les fondrières, la purée glacée, les fosses des branches cassées et pourries, les Canadiens indomptables, intraitables, s'en allaient donc à nouveau vers le Sud pour y surprendre les villages d'Anglais. Qui étaient-ils, on ne sut ! Ils dédaignèrent le poste. Peut-être avaient-ils des ordres... Les hôtes du lac d'Argent s'affairaient dans la lumière pâle du soleil à réparer leurs forces et à rebâtir leurs clôtures. Beaucoup de choses étaient démolies, brisées, barrières, toits, tout menaçait ruine et, à mesure que la terre se découvrait, elle offrait un aspect de carnage. Les hommes levaient vers le soleil leurs visages amaigris et pâles, clignant des yeux malades et laissant la lumière ruisseler sur leur peau comme une eau de Jouvence. Les enfants se tenaient parfois immobiles dans la tiédeur de la lumière comme des poussins frileux. Au début, Angélique prit patience. Demain, elle soignerait ses mains abîmées et gercées, demain elle baignerait son visage dans l'eau des premières pluies, elle entreprendrait avec Mme Jonas d'immenses nettoyages. Mais, aujourd'hui, elle resterait assise avec Honorine sur ses genoux, comme au temps de la fatigue et de la faim. Elle attendrait que ses forces reviennent et remontent en elle ainsi que la sève au long des arbres. L'effort méritait un peu de convalescence. Elle avait toujours trop réclamé à son énergie. L'expérience lui avait appris qu'elle pouvait payer assez cher les lendemains de victoire. Une fois, à Paris, elle avait failli se suicider, alors qu'elle touchait au but... Si ça n'avait pas été Desgrez, elle ne serait plus du monde des vivants6.

Consciente de sa fragilité, elle se laissait aller, travaillant à dessein sans hâte et remettant au lendemain les tâches urgentes dont la liste se pressait dans sa tête. Et d'abord courir vers la montagne et vers les rivières, et vers les rives des lacs pour y découvrir les fleurs, les plantes, les arbustes, les racines, dont elle remplissait les boîtes et les pots de son apothicairerie ? Elle n'en laissait pas échapper une seule ! Elle les traquait jusque dans les moindres fentes de rochers. Et même les inconnues, elle percerait leur secret. Elle se promettait de ne jamais plus traverser un aussi pénible hiver, sans autre ressources, bien souvent, pour soigner les malades que de l'eau bouillie et de la graisse d'oie ou d'ours. Ses greniers embaumeraient. Les pots et les boîtes étiquetés de couleurs vives s'aligneraient sur des étagères. C'est au fort Wapassou que de vingt lieues à la ronde on viendrait se faire guérir.

Un jour enfin, elle partit avec Honorine à la découverte du printemps, des fleurs et des remèdes.

Dans la paillasse jaunâtre des herbes couchées, les violettes clignaient un œil pâle, ébloui. La primevère dressait son plumet rosé, la renoncule blanche écarquillait ses corolles si légères qu'un rien de vent les malmenait. L'anémone-du-foie, celle qu'on appelle en Poitou « la-fille-avant-la-mère », car elle haït avant ses feuilles du terreau couleur de suie, allumait des fleurs bleues dans les sous-bois clairs, couleur de tilleul.

Au versant des pentes rocheuses, le menu tussilage multipliait ses houppes d'or, accompagnant les crocus et les perce-neige. Toutes fleurs fragiles et nues, qui tremblaient au bord des neiges dans une bise encore âpre. Angélique allait d'un pas alerte de collines en vallons, heureuse de marcher sur le sol spongieux et ne s'embarrassant pas des boues et des marais. Les jours de récoltes, elle emmenait aussi avec elle les autres enfants et demandait le secours d'Elvire ou d'un des jeunes gens du poste car il fallait faire vite. Les cueillettes des simples ne peuvent avoir lieu que par temps sec et ensoleillé dans le milieu du jour afin d'éviter la rosée du soir et du crépuscule, la moindre humidité corrompant les fragiles pétales et les privant de leurs qualités thérapeutiques. Il y avait abondance de tussilage, solide et efficace médecine des maux de gorge et de bouche. La violette était plus rare, grande dame de la pharmacopée, réservée également à la toux et aux rhumes. L'infusion de violette est remède de princesse. Le tussilage, décoction de paysan.

Honorine aimait s'occuper des violettes et les installait à sécher dans le grenier avec toutes sortes de soins. Sa mère lui avait dit qu'elle en ferait un sirop parfumé pour les enfants qui toussent et qui n'aiment pas se laisser soigner. Le pissenlit étoilait partout de sa rosette aiguë l'herbe encore jaune. Les enfants, armés de petits couteaux, extrayaient, nettoyaient sa racine blanche et duveteuse et le soir on le mangeait en salade avec un peu de vinaigre de bouleau. Plus tard, lorsque sa racine devint rougeâtre, Angélique la conserva et la fit sécher. Elle coupait en deux dans la longueur les rhizomes de la benoite jaune, curieuse petite fleur timide, qui traîne derrière elle sous la terre une longue queue noire et ligneuse au suc amer, ami des estomacs douloureux, et le rhizome de l'acore, le roseau aromatique cueilli au bord des marais. Elle grattait les racines de la bardane, ou glouteron ou bouillon noir, l'herbe aux teigneux de sa province. Elle n'était pas très sûre de l'avoir reconnue. D'imperceptibles différences camouflaient parfois les fleurs du Nouveau Monde en étrangères. Elle les retournait et les retournait pensivement. Un jour, Honorine lui apporta un petit bouquet d'une fleur en clochettes qui ressemblait à de la bruyère, sauf qu'elles étaient molles et fraîches. Les feuilles légères arachnéennes étaient vert-gris et les clochettes rosés. Angélique reconnut enfin la fume-terre, dit fiel-de-terre ou herbe-à-la-veuve on ne sait pourquoi. Elle savait qu'on en tirait une eau cosmétique qui purifiait la peau, et les fleurs bouillies dans l'eau, le lait et le petit lait débarrassaient du haie. La lotion oculaire faisait l'œil clair et brillant. L'infusion ouvrait l'appétit. Enfin, elle avait aussi la réputation de guérir du scorbut. Honorine fut félicitée pour cette belle trouvaille et l'Anglais Sam Holton qui avait des lettres, cita Shakespeare, lorsqu'il parle du roi « Lear » couronné de fumeterre luxuriante, et d'herbes folles...

Lorsqu'elle partait à la recherche des plantes et non à fa cueillette, Angélique n'emmenait qu'Honorine.

L'hiver achevé, Honorine cessait d'être une enfant comme les autres, préoccupée de feux et de nourritures, et de farces, et redevenait la compagne de sa mère. Il y avait entre elles, pour les armes et les fleurs, une entente. Honorine était endurante, marchait crânement sur les pas d'Angélique, même souvent faisait le double de trajet à force de courir et fureter en tous sens. Pour être certaine de ne pas la perdre dans ces bois immenses, Angélique lui accrocha au poignet une petite clochette. Ainsi partout ce bruit joyeux révélait sa présence.

– Ne vous encombrez pas de la petite, madame, laissez-la-nous... disait parfois Elvire obligeante.

Mais Angélique secouait la tête. Honorine ne l'encombrait pas. Elle n'eût pas aimé aller seule à la découverte de la nature en fleurs. Les richesses au printemps étaient faites pour être partagées.

Alors, devant une fleur découverte, elles restaient agenouillées l'une près de l'autre. Le pays était à la mesure d'Angélique. Elle se sentait parfois si heureuse qu'elle prenait Honorine dans ses bras et l'embrassait éperdument ; elle dansait avec elle et les échos sauvages répétaient longtemps le rire de l'enfant.

Les ours s'éveillaient. Certain jour, Honorine trouva dans le creux d'un vallon une petite boule noire et facétieuse qui lui fit aussitôt mille amitiés. Angélique n'eut que le temps de se précipiter en entendant le grognement de la mère ourse et le craquement des branches qu'elle brisait sur son passage. Elle abattit la bête féroce qui se dressait sur ses pattes de derrière pour se rendre plus redoutable. Une balle bien tirée dans la gueule rouge ouverte arrêta l'élan du fauve.

Honorine était attristée de cette exécution qui laissait le charmant ourson orphelin.

– Elle a défendu son petit comme moi j'ai dû te défendre, lui dit Angélique. Elle avait ses griffes et sa force, et moi mon pistolet.

L'ourson, ramené au fort, fut nourri de sirop d'érable et de bouillie de maïs. Il était assez grand pour se passer du lait maternel.

Pour Honorine, c'était le plus beau jouet de la création. Elle se prit à l'aimer d'une passion qui effaçait toutes les autres. Il fallut la raisonner pour qu'elle permît à ses compagnons de jeu habituels, Barthélémy et Thomas, de l'approcher.

L'ourson, qu'on nomma Lancelot, car c'était un héros des histoires que l'on racontait aux enfants, fut la cause d'un conflit grave entre Cantor et Honorine. Dès les premiers beaux jours, Cantor était lui aussi parti vers les collines, dans un but très précis. Il était à la recherche d'un animal qu'il haïssait, celui qui méchamment, sournoisement, avait dévoré presque tous les quelques lièvres ou lapins pris dans ses pièges l'hiver, alors qu'il se traînait, épuisé, dans l'espoir de procurer enfin un peu de nourriture aux siens. L'auteur de pareils méfaits, ce pirate honni de la forêt, on le connaît bien... c'est le glouton. Il est tout à fait à part dans la faune des bois. Cruel comme l'hermine ou la belette à l'espèce desquelles il appartient, il n'en est pas moins plus volumineux qu'un castor. Cantor trouva son ennemi juré, une femelle, le tua, mais ramena le rejeton, une petite pelote à poil hérissé grosse comme un chat, qui déjà retroussait les lèvres d'un air agressif sur des dents aiguës.

– T'as tort de t'encombrer de cette bestiole, mon fils, dit Eloi Macollet qui fronça les sourcils devant la trouvaille, ça, c'est rien que du mal et de la menterie. C'est la pire de toutes les bêtes de la forêt. Même les Indiens disent que les diables s'y cachent et ils ne passent plus par un vallon où ils savent qu'un glouton a fait son terrier. Ils ne viendront plus ici.

– Eh bien ! nous n'en serons que plus tranquilles, dit Cantor qui garda l'animal.

Il lui donna son nom anglais, Wolverines. Wolverines allait menacer de ses crocs le pauvre Lancelot terrifié. Le jour où il réussit à le mordre, Honorine fit une colère qui ameuta tout le poste. Elle cherchait un bâton, un couteau, une hache, n'importe quoi pour tuer le glouton. Le jeune garçon, ayant mis son préféré à l'abri, se moqua de la rage de la petite personne.

– Je sais maintenant qui je veux scalper, dit Honorine. C'est Cantor !...

Cantor rit de plus belle et s'en alla en l'appelant : miss Beaver. C'était le sobriquet qu'il lui avait donné car il prétendait qu'elle avait des petits yeux de castor.

– Il m'appelle miss Beaver, sanglota Honorine s'effondrant sous la suprême insulte.

Angélique réussit à la consoler en lui faisant valoir que les castors étaient des animaux fort sympathiques, qu'il n'y avait pas de quoi se fâcher. Elle l'emmena avec Lancelot les voir, nouveaux pensionnaires de l'étang derrière la montagne, qui menaient aussi grand tapage, qui construisaient avec une merveilleuse activité leurs petites maisons rondes.

– Les castors sont bien jolis et toi tu es aussi jolie qu'eux. Honorine s'amusa tant à voir les castors plonger, souples et actifs, s'ébattant à travers l'eau transparente, qu'elle fut rassérénée.