Alors Angélique se remit à marcher descendant le chemin. Maintenant, le bruit de l'eau de la rivière leur parvenait avec le murmure des arbres agités. Aunes, peupliers, saules sur les rives avaient tous leurs chevelures de longues feuilles remuées mollement dans la brise, et l'on voyait qu'en cet endroit le printemps avait été plus précoce car l'herbe des bas-fonds était déjà haute et drue.
Angélique s'aperçut qu'elle n'en voulait plus à son fils. Le regard désemparé du jeune garçon lui avouait qu'il n'avait jamais réfléchi à tout ce qu'elle venait de lui dire. Bien sûr ! C'était un enfant.
Elle avait eu tort de ne pas parler plus tôt, au moins des souvenirs qui le concernaient. Cela l'aurait rendu plus indulgent, moins intolérant. Les enfants aiment qu'on leur parle de ce temps dont ils n'ont pas souvenir. Ces récits vont combler l'inconnu angoissant de leur mémoire.
Ils aiment qu'on les dirige dans ce monde de sensations primitives et souvent incohérentes que sont leurs propres souvenirs. Cantor avait été obligé, faute d'être guidé, de juger selon les apparences.
Devenu plus grand, il avait souffert de jalousie devant une mère infidèle, descendue de ce piédestal où il l'avait placée dans sa petite enfance naïve. Le plus dur restait à faire... à dire. Et Angélique en revenait toujours à Honorine qu'il fallait protéger d'injustes rancunes.
Ils arrivaient près des prairies du bord de l'eau. Elle se retourna brusquement vers son fils.
– Je t'ai déjà dit qu'on ne devait jamais accabler l'innocence. Je te le répète. Moi, tu peux me haïr si tu veux. Pas elle. Elle n'a pas demandé à vivre. Mais là encore tu aurais tort de me juger !,.. Quand on ignore ce qui s'est passé, il est mauvais de laisser le fiel couler de son cœur et, de plus, c'est stupide.
Elle regardait Cantor avec fixité et celui-ci voyait peu à peu les yeux de sa mère devenir glauques dans la tempête et y naître une lueur de haine qu'il croyait dirigée contre lui et qui l'effrayait.
– Tu es un enfant, reprit-elle... Mais bientôt tu seras un homme. Un homme, répéta-t-elle d'un ton rêveur. Tu feras la guerre, mon fils, tu combattras, férocement, jusqu'au bout... et c'est bien. Un homme ne doit pas avoir peur de tuer. Et tu pénétreras dans les villes avec les droits du vainqueur et tu célébreras ta victoire et tu t'enivreras et tu prendras des femmes... Et tes victimes, est-ce que tu te préoccuperas d'elles ensuite ? Non ! c'est la guerre, n'est-ce pas ? Est-ce que tu te préoccuperas de savoir si elles sont mortes de honte, si elles se sont jetées dans un puits ? Non ! car c'est la guerre ! Et après tout il n'y a pas de quoi faire tant d'histoires, c est moi qui te le dis...
« Quand l'enseigne chevauche, la femme perd l'honneur... » C'était la vieille Rébecca qui répétait souvent cette phrase. Réponds-moi. À ton avis, que doit faire une femme qui porte en son sein un enfant de la guerre ? Que crois-tu qu'elle puisse faire. Le tuer ou se tuer ? Il arrive qu'if y ait des femmes qui mettent cet enfant au monde, qui l'élèvent et qui l'aiment et qui veulent lui assurer une vie heureuse, parce que c'est un enfant. Comprends-tu ? Comprends-tu ? Elle répéta encore une fois : « Comprends-tu ? » en le fixant au visage. Puis son regard revint vers la vallée, douce et murmurante, devant eux.
« Tant pis, songeait-elle, s'il ne comprend pas, s'il est dur comme la pierre ! Tant pis pour lui ! Qu'il s'en aille, qu'il devienne un homme sans cœur, une brute, un reître... qu'il s'en aille. J'aurai fait ce que je pouvais. » Elle attendit et osa le regarder de nouveau. Elle vit que les lèvres de son fils tremblaient.
– Si c'est cela, dit-il d'une voix enrouée, si c'est vraiment cela, oh ! Alors, mère, pardonne-moi, par donne-moi ! Je ne savais pas...
Il tomba à genoux devant elle le visage caché dans ses mains et il éclata en sanglots bruyants. Elle ne s'attendait pas à ce geste et elle le serra éperdument dans ses bras. Et elle lui caressait les cheveux en répétant machinalement :
– Calme-toi ! Ce n'est rien !... Calme-toi, mon petit.
Comme lorsqu'il était enfant. Et elle se rappelait combien ses cheveux étaient légers et doux alors que maintenant ils étaient si drus, si touffus et si rudes.
– Calme-toi, répéta-t-elle. Je t'en prie, le passé ne doit plus avoir le droit de nous faire souffrir. Nous sommes saufs, Cantor. Nous sommes ensemble, nous tous qui étions nés les uns pour les autres et que le sort avait séparés. Pour moi, c'est la seule chose qui compte !... Ne pleure plus.
Peu à peu, il s'apaisa. Par sa voix tranquille, sa main douce et ferme, elle écartait de lui le drame, les remords, elle lui répétait que le don de vie était le seul qui importait, que, pour elle, être parmi les siens était le paradis, et que la seule joie d'avoir retrouvé son Cantor, qu'elle avait cru mort et qu'elle avait tant pleuré, compensait largement pour elle les quelques épines a supporter de son ombrageux caractère. Il sourit alors timidement, sans oser encore relever la tête. Et elle le serrait sur son cœur, pénétrée de ce sentiment qu'il était son fils, né de sa chair, et qu'elle pouvait pour lui beaucoup et longtemps encore, par le mystère de la parenté qui les liait et que rien d'autre ne pouvait remplacer. Il s'écarta d'elle, mais, avant de se relever, il la regarda, soudain grave, d'une gravité qui le changeait, lui donnait plusieurs années de plus.
– Pardonne-moi, répéta-t-il.
Et elle eut l'intuition que c'était l'homme en lui qui lui demandait pardon au nom de tous les autres hommes. Elle prit ce jeune visage entre ses mains.
– Oui, je te pardonne, dit-elle tout bas, je te par donne.
Puis, comme il se relevait, elle se mit à rire.
– N'est-ce pas ridicule ? Tu me dépasses d'une demi-tête.
Comme ils restaient là, encore bouleversés et cherchant à retrouver leur calme, Angélique crut entendre la forêt prolonger indéfiniment l'écho des sanglots de Cantor. C'était un phénomène incompréhensible. Elle se crut d'abord la victime de son émotion. Mais peu à peu elle dut reconnaître une réalité certaine bien que surprenante. Car les sanglots se rapprochaient au lieu de s'éloigner et de s'éteindre. Et bientôt il s'y mêla des voix geignardes qui se lamentaient.
– Entends-tu, toi aussi ? demanda-t-elle en regardant son fils qui avait dressé la tête.
Il eut un signe affirmatif, et, avec une prudence instinctive, il l'entraîna aussitôt à l'abri d'un bouquet d'arbres. Des voix, des pleurs en ces lieux déserts !...
– Chut, fit Cantor.
Les voix se rapprochaient et l'on perçut nettement les pas de plusieurs personnes qui marchaient dans les herbes.
Un Indien apparut au tournant de la rivière, suivant la rive. Il était grand, le teint couleur d'argile, défiguré par les peintures de guerre rouges et blanches, son chignon huileux, tourmenté de fourrures, de plumes et de poils de porc-épic. Il portait entre les bras un mousquet. Sa couverture sur ses épaules paraissait alourdie par l'humidité. Il avait plu le matin. Cet Indien venait de loin. Il avait dû marcher sans s'arrêter, même pendant l'averse. Il allait d'un pas lent, quoique régulier, la tête penchée et l'air fatigué. Il suivait la rivière. Déjà il parvenait à la hauteur du bouquet d'arbres derrière lequel se dissimulaient Angélique et son fils, et ceux-ci, connaissant le flair subtil des Indiens, craignaient qu'il ne tombât en arrêt. Mais d'autres personnages surgissaient à leur tour à l'orée de la clairière. Un Indien encore, puis une femme blanche, les vêtements en lambeaux, les cheveux dénoués, le visage maculé de boue et qui s'appuyait sur l'Indien.
Une autre femme suivait. Elle tenait dans ses bras un enfant d'environ deux ans. C'était lui dont on entendait les pleurs. Sa mère, à bout de forces, s'avançait comme une somnambule. Vinrent ensuite deux Indiens qui portaient l'un un garçonnet de cinq à six ans, l'autre une fillette un peu plus âgée, endormie, à moins qu'elle ne fût à demi morte. Puis un Blanc qui en traînait un autre, tous deux en loques, la chemise déchirée, le visage et les bras zébrés d'égratignures, puis un enfant de douze ans à l'air ahuri, chargé comme un âne d'un assemblage hétéroclite de ballots et d'objets divers et jusqu'à une cruche d'étain couronnant le tout.
Enfin, en queue de groupe et paraissant pousser devant lui ce troupeau, un Indien solennel, balançant d'une main sa hache, de l'autre son tomahawk.
Le curieux cortège défila devant Angélique et Cantor sans prendre garde à leur présence. Les Indiens eux-mêmes paraissaient las.
Tout à coup, la jeune femme qui portait l'enfant tomba à genoux. L'Indien au mousquet revint sur ses pas et lui assena un bon coup de crosse entre les omoplates. L'enfant se mit à hurler d'une façon suraiguë. L'Indien, soudain furieux, attrapa le petit par la jambe et, après l'avoir balancé à bout de bras, le jeta dans la rivière. Angélique eut un cri.
– Cantor, vite !
Le jeune homme bondit, traversa la prairie en deux enjambées et plongea sous les yeux abasourdis de la bande. Angélique s'avançait à découvert. Elle avait la main sur son pistolet. Elle n'ignorait pas qu'avec les Indiens Abénakis ou Iroquois Te moindre incident peut tourner facilement au carnage. Mais tout aussi peut s'arranger le mieux du monde. Question de hasard et de diplomatie.
– Je te salue, dit-elle en s'adressant au chef. N'es-tu pas le grand sachem Scacho, des Etchemins ?
À la disposition de son collier de dents d'ours et des aiguilles de porc-épic vermillon plantées dans sa chevelure, elle avait identifié à quelle tribu il appartenait. Il répondit :
– Non ! Mais je suis son parent, Quandequiba.
« Dieu soit loué », pensa Angélique. Cependant, Cantor sortait de l'eau, ruisselant, tenant d'enfant qui suffoquait, crachait, mais n'avait pas eu le temps de perdre connaissance. La terreur remplissait les yeux bleus du petit et le rendait muet. Sa mère le saisit sauvagement et l'étreignit. Tous deux claquaient des dents, tremblaient avec tant de violence qu'ils n'aurait pu se tenir debout, mais restaient silencieux, sous l'effet d'une peur animale.
– Ce sont des Anglais, dit Cantor. Ce parti d'Abénakis a dû les capturer dans le Sud.
Les Etchemins, devant l'intervention inattendue, s'étaient groupés précipitamment autour de leurs captifs. Soupçonneux, ils attendaient un mot de leur chef pour déterminer si cette rencontre devait être mal interprétée. Le fait que la femme blanche qui venait de surgir des bois employait leur langue les disposait favorablement.
– Tu sais donc parler notre langue, toi, femme ? interrogea le chef, comme doutant de ses oreilles.
– Je m'y essaye ! Une femme ne peut-elle parler le langage des Vrais Hommes ?...
C'était le titre que la race Abénakis se donnait volontiers. Les Enfants de l'Aurore, mais aussi les Vrais Hommes. Les seuls par excellence. Les autres, tous les autres, y compris Algonquins et Iroquois, n'étant que chiens bâtards. Le chef parut apprécier qu'elle distinguât cette nuance et qu'elle fût également consciente de l'honneur d'employer un tel langage. Sa colère semblait écartée.
Dans le silence peuplé de froissements de feuilles et de chants d'oiseaux les deux groupes se regardèrent et se jaugèrent.
À ce moment, un des Anglais, celui qui était blessé et que son camarade avait déposé à terre, toucha le bord de la jupe d'Angélique.
– Vous ? Français ?
– Yes, répondit Cantor. We are French.
Aussitôt, tous les malheureux se rapprochèrent et se jetèrent aux pieds d'Angélique et de Cantor, les entourant et les suppliant :
– Pray, purchase us ! Pray, do purchase us !7... Ils s'accrochaient à eux de leurs mains glacées.
Ils étaient blêmes, le visage strié d'ecchymoses par la flagellation des branches dans la forêt. Les hommes portaient des barbes de plusieurs jours.
Les Indiens les regardaient avec mépris.
Dominant les lamentations et les supplications, Angélique essaya de persuader le chef de se rendre avec eux jusqu'au fort, où de vaillants guerriers comme eux trouveraient repos, tabac et sagamite. Mais les Indiens secouèrent la tête négativement. Ils avaient hâte, disaient-ils, de parvenir à la rivière Saint-François et de gagner par là le village qu'ils avaient sur les bords du Saint-Laurent. Plus tard, ils emmèneraient leurs prisonniers à Montréal pour les vendre un bon prix. Et tout d'abord les Blancs de ce fort Wapassou n'étaient-ils pas amis des Anglais ? La Robe Noire l'avait dit !
Ils devinrent menaçants. Angélique prit la précaution de s'appuyer au tronc d'un arbre et elle vit que Cantor en faisait autant. Un coup de tomahawk par-derrière est vite arrivé ! Tout en se reculant avec toujours la grappe des malheureux captifs accrochés à elle, Angélique continuait de discourir assistée de Cantor, moitié en français, moitié en abénakis. Elle leur parla de Piksarett, de Mopountook et du vieux Massawa avec lequel l'Homme du Tonnerre avait fait alliance.
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