Le lendemain, ils emménagèrent dans le fort.

Chapitre 5

Le lit ! Angélique le regardait presque avec crainte, le premier soir où ils pénétrèrent, son mari et elle, dans l'espèce de trou, au plafond bas, qui serait désormais leur chambre. Le lit paraissait l'emplir tout entier. Il était vaste et solide, en poutres de noyer sombre, écorcé, équarri, avec un aspect royal dans sa rusticité. Couvert de fourrures, c était la couche d'un prince viking.

Une odeur fraîche, aromatique s'exhalait du bois encore à vif. On apercevait en rosé, sur la fibre foncée, le façonnage du tranchant des hachettes.

Devant ce meuble, extrait de la forêt dont il apportait toute la poésie et la saveur, devant ce lit offert, qui parlait de repos bienfaisant et de nuits amoureuses, Angélique se sentit troublée et déconcertée... Et elle le contemplait, se tenant debout à son chevet et se mordant les lèvres. Une nouvelle phase de sa vie s'ouvrait à elle. Celle à laquelle elle avait tant rêvé. Mais au moment de l'aborder, elle reculait, prête à fuir comme une biche farouche. Cette vie qui commençait, c'était celle qu'elle devait passer, jour après jour, nuit après nuit, aux côtés de son époux parce qu'elle était sa femme. Or, en vérité, elle n'avait plus l'habitude. Elle avait été toujours une errante de l'amour. Et même en ces derniers temps, depuis le jour encore récent, trois mois à peine, où, sur le Gouldsboro, il l'avait reconquise, leur existence mouvementée et voyageuse ne leur avait guère permis d'être autre chose que des amants de passage, sous des toits de fortune.

Et même jadis, à Toulouse, s'ils avaient parfois dormi côte à côte, ils n'en avaient pas moins eu leurs appartements séparés, somptueux et vastes, où, suivant l'humeur de chacun, ils pouvaient se retirer ou se recevoir.

Ici, il n'y aurait que ce refuge étroit, cette paillasse de mousse et de lichens, un seul refuge pour tous deux, où leurs corps s'étendraient proches, enlacés dans l'amour et le sommeil, soir après soir, nuit après nuit.

Pour tous deux, c'était nouveau.

Angélique s'apercevait que pour la première fois elle allait commencer à vivre une vraie vie conjugale...

Et sa perplexité se lisait sur ses traits tandis que Peyrac la regardait en souriant du coin de l'œil, en retirant sans hâte son justaucorps, devant le feu. Lui, le pirate des mers et des océans, le grand seigneur des palais orientaux, plus qu'elle encore vagabond choisissant ses plaisirs au hasard de ses caprices et de ses richesses, il avait voulu qu'il en soit ainsi : être seul avec elle en cette seule chambre, dans ce seul lit. Un besoin jaloux de sa présence, de s'assurer de sa capture, de ne plus la laisser en rien s'évader de lui, désormais.

Plus qu'Angélique, en homme d'expérience qui s'est beaucoup penché sur la nature humaine et féminine, il était conscient de la fragilité de ce qui les unissait aujourd'hui : un mariage ancien, la pérennité d'un sentiment qui s'était nourri de souvenirs et entre eux ce gouffre de la presque totalité d'une existence vécue loin l'un de l'autre. Le lien le plus sûr qui demeurait du désastre passé n'était-ce pas, à tout prendre, leur attirance charnelle ? Sur ces braises incandescentes, il fallait souffler, et il avait attendu avec impatience ce moment de la sentir toute à lui, aux yeux de tous, et d'afficher, par la cohabitation commune, cette possession et ses droits. S'il voulait la reconquérir, il devait la garder près de lui, dans une étroite dépendance. Mais il devinait quelque peu les sentiments complexes qui agitaient Angélique. Il vint à elle, et lui récita les vers d'Homère.

– ...« Pourquoi cette méfiance, femme ?... Certes les dieux n'ont pas voulu que nous connaissions ensemble les jours de la jeunesse, mais non plus que nous ne vinssions au seuil de la vieillesse... Nous pouvons nous reconnaître encore... Le lit que j'ai bâti de mes mains, crois-tu que je n'en sache pas le secret ? Seuls toi et moi le partageons, nous qui y avons dormi ensemble... »

Ainsi parlait Ulysse retrouvant après un long voyage Pénélope aux bras blancs...

Le comte de Peyrac pencha sur Angélique son grand torse nu et brun. Il l'enlaça avec force et, caressant son front rétif, il lui murmura tout bas des paroles rassurantes comme aux premiers temps de leurs amours.

Chapitre 6

Tout au long de l'arrière-automne, l'âpre terre américaine avait paru signer un pacte avec les audacieux de Wapassou. Elle voulait leur accorder, à eux, qui avaient sacrifié tout ce qu'ils possédaient, un sursis salvateur. Quand l'hiver vint, ils étaient prêts. Il vint après cette rémission clémente. La neige se mit à tomber. Elle tomba pendant plusieurs jours, sans un seul instant d'interruption. Le monde devint aveugle et sourd, étouffé de draperies blanches, épaisses, qui l'enveloppaient comme d'un linceul. Arbres, terre et cieux disparurent. Il n'y eut plus qu'une seule réalité. La neige silencieuse, son lent mouvement diluvien que ne dérangeait aucun souffle. Et elle s'amoncelait, recouvrant la terre endormie.

On s'enferma donc dans le poste pour y vivre les longs jours annoncés où chaleur et nourriture deviendraient les deux préoccupations essentielles. Peyrac y ajoutait un troisième élément, non moins indispensable, estimait-il, au maintien vital : le travail. Le souterrain de la galerie-tunnel, partant de la salle principale, permettait de gagner les ateliers. Personne ne chômerait, nul n'aurait le temps de sentir peser sur lui l'étreinte blanche de l'hiver : il n'y aurait que bien trop de travail pour tous. Pour les femmes, c'était simple. Nourriture et chaleur : tels étaient leurs mots d'ordre. Personne n'avait eu besoin de le leur imposer et elles avaient su se répartir la besogne avec diligence. C'était encore une des facultés d'Angélique.

Elle besognait aussi dur que les autres, sans avoir l'air de prendre les choses en main.

Pourtant c'était d'elle que venait l'impulsion. Maîtresse en fait, elle n'en réclamait pas le titre ni les prérogatives. D'instinct elle savait que l'heure viendrait. Ce qui allait de soi, c'était de servir et de tout faire pour maintenir le bien-être des êtres qui lui étaient confiés. Et Joffrey continuait de l'observer.

Nourriture et chaleur – les feux et la cuisine – et puis l'ordre. Sans ordre et propreté la vie deviendrait intenable dans ce terrier surpeuplé. Dès le matin les balais de bruyère entraient en action.

On avait auparavant ranimé les braises, posé sur les chenets fagots et bûches, accroché des marmites à bouillir dans les cinq foyers.

Le temps gagné sur l'hiver avait permis des agrandissements notables. L'entrée du poste était suivie d'une pièce étroite destinée aux dépôts des vêtements et des bottes couverts de neige. Au fond de celle-ci une cheminée d'angle avec un seul âtre, près des bat-flanc où s'alignaient les paillasses des hommes, était plus spécialement destinée à ce séchage indispensable qui dégageait beaucoup de buée et des odeurs entêtantes de cuir et de fourrure détrempés. On se groupait plus volontiers autour de la cheminée centrale où mijotaient les soupes et les ragoûts. Elle comportait elle aussi quatre foyers, deux donnant de race et de droite dans la grande salle, les deux autres destinés à chauffer, l'un la chambre d'Angélique et de son mari, l'autre, sur la gauche, la vaste pièce, séparée par un paravent de planches, où logeaient les Jonas et les enfants sous la garde d'Elvire. Un ressaut du promontoire rocheux, sur lequel avait été bâti ou plutôt creusé le poste de Wapassou, surélevait la troisième chambre qui était celle du comte et de la comtesse de Peyrac.

De la salle on y accédait par quatre échelons et une estrade qui courait à mi-hauteur et sur laquelle Angélique rangeait les écuelles, boîtes et paniers, immédiatement utiles à la cuisine et au repas.

La porte de gros chêne épais, sur des gonds de cuir, s'ouvrait difficilement et comme à regret. Il fallait baisser la tête pour entrer. Il n'y avait qu'une seule fenêtre très petite avec des carreaux de parchemin. Et tout le reste était de chêne noir équarri. L'âtre s'ouvrait au fond. À droite, une porte donnait sur un cagibi aménagé pour les bains de vapeur et où Angélique connaissait ses meilleurs instants de détente et pouvait satisfaire sa passion pour l'eau chaude. À la Cour des Miracles on le lui avait assez reproché, mais elle n'en avait pas été guérie pour autant.

Angélique aima tout de suite ce trou obscur à demi enfoui dans le roc, à demi couvert par la retombée des noires branches des sapins qui au-dehors frôlaient son toit de bardeaux. Derrière la grande salle, il y avait une sorte d'abri sous le roc qui servait d'entrepôt et de cellier. On y brassait la bière, on y fabriquait le savon, on y faisait la lessive. Le porc, l'enfant choyé de la maison, y grognait et y recevait les visites de ceux qui veillaient à ce qu'il demeurât gras et lui apportaient les restes des repas. Puis le couloir couvert menait jusqu'à l'emplacement mystérieux des ateliers et des forges. Le long de ce souterrain, des canalisations de plomb amenaient de l'eau chauffée auparavant par les fourneaux de la mine. Parfois Angélique s'écriait :

– Allez donc voir si Eloi Macollet n'est pas mort !...

Car le vieux Canadien n'avait pas voulu s'enfermer avec les autres et il s'était installé dans la cour, dehors, comme un vieil ours, dans un wigwam d'écorce bâti de ses mains, avec un foyer au centre dans un cercle de cailloux. C'était seulement devant son refus de partager la vie commune qu'on s'était avisé qu'il n'appartenait pas, en fait, à la caravane, mais qu'il n'était qu'un vieux coureur de bois solitaire qui, descendant du mont Kathedin, s'était arrêté un soir au poste de Katarunk, alors que l'armée canadienne y campait et que Peyrac venait d'y arriver. Pourquoi était-il resté avec eux et les avait-il suivis ? Personne ne le savait que lui. Et il avait son idée bien ferme là-dessus. Il ne l'eût pas avoué à n'importe qui. En fait, à cause d'Angélique. Macollet était frondeur de nature. Or, ses compatriotes de Québec lui avaient dit que cette femme-là, c'était, presque certainement, la Démone de l'Acadie, et il se rappelait que sa belle-fille, de Lévis, elle aussi y croyait à cette démone qui devait jeter le malheur sur l'Acadie. Alors il s'était dit que ça lui ferait dresser les cheveux sous son bonnet, à sa belle-fille, lorsqu'elle apprendrait qu'il avait passé tout un hiver avec celle qu'on soupçonnait maintenant être la Démone. De plus, il avait bien réfléchi : les démons et les démones, il s'y connaissait, lui qui avait rôdé dans toutes les forêts d'Amérique. Eh bien, celle-là qu'on accusait, elle n'en était pas. Il en aurait mis sa main au feu. C'était simplement une femme pas comme les autres, une femme belle et aimable, qui savait rire, bien manger et même être un peu saoule à l'occasion. Il l'avait vue si gaie et si grande dame à la fois à Katarunk qu'il en gardait le souvenir comme d'un des meilleurs moments de son existence. Il n'y avait pas de déshonneur à servir une femme comme celle-là, se disait-il. Sans compter que ces gens-là avaient besoin de lui, sinon ils ne s'en tireraient pas. Ils avaient trop d'ennemis, alors Macollet restait avec eux. L'entêtement d'Eloi Macollet à vouloir coucher au-dehors causait beaucoup de soucis à Angélique. Un jour, on ne pourrait plus parvenir jusqu'à sa cabane et il risquait de mourir sans qu'on le sût.

Pour faire plaisir à Angélique, les plus dévoués allaient deux fois par jour prendre des nouvelles du vieux et lui porter de la soupe chaude. Ils revenaient en toussant pour avoir pénétré dans l'épaisse atmosphère enfumée de la hutte, où Eloi Macollet, accroupi devant son feu, fumait voluptueusement son calumet de pierre blanche, en savourant sa liberté.

Chapitre 7

La neige tombait toujours.

– Une chance que ça ne nous ait pas pris huit jours plus tôt, disait-on.

Chacun y voyait un signe du ciel, et l'on y revenait toujours comme une preuve certaine que chacun sortirait vivant de l'aventure.

– C'est que ça n'est pas arrivé à tout le monde de s'en tirer !...

On se mettait à évoquer des précédents.

C'est qu'il y en a eu des colons morts en hivernage sur les côtes d'Amérique. Plus encore de faim et de maladie que massacrés par les sauvages. La moitié des pèlerins de Plymouth, entre autres, le premier hiver qui suivit leur débarquement du Mayflower, en Nouvelle-Angleterre, en 1620. Le Mayflower se tenait dans la rade, mais que pouvait ce navire, pas plus riche qu'eux en vivres frais, sinon regarder mourir ces malheureux et leur parler des côtes lointaines d'Europe. Et les Français de M. de Monts et de M. Champlain, les uns à l'île du fleuve Sainte-Croix, les autres pas loin de Gouldsboro justement, en 1606, la moitié aussi sont morts. La moitié du contingent débarqué, c'est un chiffre classique dans les histoires de famine.