Clovis l'Auvergnat tenait la tête du patient. Il était le partenaire habituel du pauvre horloger dans ses travaux et elle l'avait réquisitionné à ce titre et aussi parce qu'il était d'une force herculéenne.
Angélique ayant imprégné la gencive d'une décoction insensibilisante très concentrée de clous de girofle porta hardiment sa tenaille et le levier à l'emplacement suspect. La dent vint sans trop de douleurs, ni de reprises. Maître Jonas n'en revenait pas.
– On peut dire que vous avez la main légère !...
Il regardait comme s'il n'en croyait pas ses yeux les poignets apparemment fragiles et souples d'Angélique. Mais ces poignets de femme pouvaient supporter le poids de lourdes armes, maîtriser des chevaux rétifs, soulever de pesantes charges. Si un jour elle allait à Québec ou dans les villes de la Nouvelle-Angleterre, elle s'achèterait des bracelets. En attendant, ses mains avaient trouvé un nouvel emploi : celui de barbier-chirurgien.
– À votre tour, maître Clovis, dit-elle en tendant la tenaille vers le forgeron.
Déjà fort pâle et bouleversé par l'opération à laquelle il venait d'assister, l'Auvergnat s'enfuit précipitamment.
L'habitude s'établit donc de venir se faire panser ou soigner par elle, vers la fin de la matinée.
Toujours au coin d'une des cheminées, Angélique avait fait fixer une petite tablette sur laquelle elle posait les objets nécessaires. Elle avait réquisitionné à l'usage de ses tisanes et mixtures un petit chaudron. Yann Le Couénnec lui avait fabriqué un coffre léger dans du bois de peuplier, où elle rangeait ses médecines. Il fallait prévoir les accidents, les fièvres, ou l'approche insidieuse des maladies. Une fois pour toutes, Angélique avait décidé que le mal devait être pris à la racine. Si elle possédait ce qu'il fallait pour enrayer un simple rhume ou soigner une plaie ou une brûlure, devant des poumons engorgés par un refroidissement, ou un bras enflé d'humeur sous l'évolution d'une coupure négligée, les ressources de sa pharmacopée se révéleraient insuffisantes. Aussi, dès la moindre quinte de toux, l'on se voyait condamné aux bourgeons de sapin, à la brique chaude aux pieds, et il n'y avait de plaies qu'elle s'obligeât de laver à grande eau pour y appuyer ensuite un tampon d'eau-de-vie. La plus petite égratignure faisait de sa part l'objet d'une surveillance attentive. Il fallait se méfier des douillets et des « durs ». Ceux qui cachaient leur mal pour n'avoir pas à souffrir l'épreuve du pansement et ceux qui se débrouillaient avec leur couteau malpropre pour enlever une écharde ou percer un panari.
Ils surent bientôt qu'elle avait l'œil à tout.
– Maître Clovis, vous avez reçu une masse sur le pied, ce tantôt.
– Qui vous a dit ça ?
– Je vois que vous boitez.
– Ce n'est pas vrai. Et puis d'abord je n'ai pas mal.
– Possible, mais montrez-moi votre pied.
– Jamais de la vie.
– Montrez-le-moi, je vous prie.
Elle avait un ton catégorique auquel le plus entêté ne se dérobait pas. En grommelant, le forgeron se déchaussait, exhibait un pied gonflé, bleui, au pouce écrasé. Immédiatement, Angélique le faisait tremper dans une décoction d'écorce de châtaignier, l'enveloppait d'écorce de bouleau et l'obligeait, malgré ses protestations, à poser sa jambe malade sur un escabeau pour la soulager.
On lui témoigna vite le respect mêlé d'un peu de crainte dû à ceux et à celles qui peuvent épargner la souffrance... ou la dispenser. Lorsqu'on était entre ses mains, mieux valait se montrer docile. Elle ne se laissait pas facilement attendrir, ni désarmer, et il fallait en passer par où elle voulait.
Ainsi, peu à peu, la méfiance initiale s'effaçait. Ce qu'ils avaient craint d'une femme telle qu'Angélique parmi eux, ce n'était pas tant son bistouri et ses potions. La voyant si belle, beaucoup avaient pensé : « Il va y avoir des histoires »... Or, les choses avaient tourné tout autrement, sans qu'on ait eu le temps de comprendre comment. Avec elle tous les hommes se trouvaient logés à la même enseigne. Et quand elle ouvrait un abcès d'une lame rapide, ou vous fourrait dans la gorge un tampon imbibé d'on ne savait quoi, on se sentait petit garçon. Personne n'avait plus envie de faire le faraud.
Lorsque le comte de Peyrac ne se retirait pas dans sa chambre avec l'un ou l'autre de ses acolytes, pour y discuter loin du brouhaha, il s'asseyait à l'extrémité de la grande table et y déployait des cartes ou des plans sur lesquels se penchaient Florimond, Cantor, Porguani, Kouassi-Ba. D'un groupe à l'autre il y avait des échanges.
– Aucun de vous ne mourra, disait Joffrey de Peyrac, celui qui meurt, gare ! Il aura affaire à moi.
Les hommes mettaient un certain temps à sourire de la boutade. Ils la prenaient très au sérieux. Certes, la seule pensée que leur chef pût venir leur réclamer des comptes dans l'autre monde empêcherait certains de se laisser mourir.
Entre Peyrac et ses hommes il existait une indéfinissable complicité, des liens indestructibles qui plongeaient leurs racines dans le secret mutuel. Angélique était certaine que Joffrey connaissait tout de leur vie, tout des pensées de chacun. Ils étaient liés à leur chef par des confidences, des aveux qu'il n'avait jamais réclamés, mais qu'il avait été le seul à recevoir. Angélique commençait à comprendre que ce lien-là, aucune mesquinerie, aucune « histoire de femmes » ne pourrait le rompre.
L'atelier, la mine, le laboratoire étaient le centre de la vie des hommes. Il venait de là des bruits, des odeurs étranges et parfois des vapeurs, des fumées...
« Mieux vaut ne pas savoir ce qui s'y trame », disait Mme Jonas troublée. Angélique, en revanche, cherchait des prétextes pour s'y rendre. Elle prétendait avoir besoin d'un mortier pour broyer des racines ou d'un peu de soufre pour une pommade de sa composition.
C'était dans un décor semblable de forges, de cailloux broyés et de moulins grinçants qu'elle avait commencé à découvrir l'homme qu'elle avait épousé et à l'aimer. Elle se tenait coite, dans une encoignure, regardant autour d'elle avec passion. C'était l'envers de la vie des hommes, leur monde à eux, et elle retrouvait Kouassi-Ba tenant dans ses paumes des braises ardentes. Le gnome auvergnat Clovis se parait de la grandeur des génies infernaux en s'activant dans la lueur rouge des feux et l'Anglais, muet et blême, versant le plomb scintillant d'un geste d'officiant, paraissait moins misérable et semblait le participant d'un drame antique et solennel.
Angélique jadis avait mené des paysans au combat elle aussi. C'étaient des êtres de mentalité fruste, simples et bornés, facilement dominés.
Ceux-ci, sensibles, exaltés, étaient très différents. Elle avait déjà senti que chez beaucoup d'entre eux existait la haine de la femme. D'autres, comme Clovis l'Auvergnat, craignaient d'être méprisés par elle pour leurs façons grossières. Ils les accentuaient à plaisir. Il y avait en tous ces hommes quelque chose de terrible.
« Mais en moi aussi, il y a quelque chose de terrible, songea un matin Angélique. Des actes inavouables ! un passé qui fait peur... Moi aussi j'ai tué... Moi aussi j'ai fui »... Elle se revit la dague à la main, égorgeant le grand Coesre, le roi des truands, elle se revit errant pieds nus, couverte de boue, dans les rues de Paris, avec les voleurs, elle se revit dans le lit du capitaine d'armes au Châtelet, comme une prostituée. Un matin où elle était occupée à soigner le charpentier Jacques Vignot d'une blessure à la main, l'homme – un Parisien à la langue acerbe – jurait bassement, avec le secret désir de la scandaliser. Soudain agacée, elle l'avait fait taire d'un mot bien senti, emprunté aux nuances les plus secrètes de la langue argotière. Il en resta bouche bée. Il ne pouvait en croire ses oreilles. D'avoir entendu une telle locution franchir d'aussi belles et respectables lèvres... Il lui arriva une chose qui ne lui était pas arrivée depuis des années, à lui, charpentier de Paris et flibustier de vocation. Il rougit. Et elle pâlit, à cause de tous les souvenirs qui venait de renaître en son esprit à ce moment. Ainsi, l'un pâle et l'autre rouge, ils se jetèrent comme un regard de reconnaissance, celui de la « matterie ». Puis Angélique reprit les rênes.
– Vous voyez, mon garçon, dit-elle très calme, avec votre langage nous allons tous nous mettre à jaspiner en bigorne... Ne pourriez-vous vous souvenir que désormais vous êtes au service de M. de Peyrac ici, et non chez le grand Coesre.
– Oui, madame la comtesse, répondit-il humblement.
Il se surveilla dès lors. Parfois il la suivait d'un regard perplexe, puis très vite il se ravisait. Non, ce n'était pas la peine de chercher à savoir : elle était la femme du chef. Épouse ou maîtresse, n'importe. Si elle avait des choses à oublier, cette femme, c'était son droit. Comme pour lui-même ! On n'a pas toujours envie de retrouver quelqu'un qui vous rappelle le passé par son langage ou ses façons. Elle l'appelait parfois « M. Vignot », ce qui lui donnait la sensation d'être quelqu'un. Il se souvenait à ces moments-là qu'en effet il avait été un honnête homme et s'il s'était mêlé, un jour, à une bande de voleurs, c'était qu'il lui fallait sauver de la misère sa femme et ses enfants. N'empêche qu'il avait été aux galères... Angélique ne parlait pas à son mari des difficultés qui pouvaient surgir entre elle et les fortes têtes. Mais parfois, le soir, dans leur chambre, tandis qu'ils devisaient tous deux avant de se coucher, elle prit l'habitude de l'interroger sur ses compagnons. Et peu à peu elle les découvrait chacun, imaginait leur vie, leur enfance. De leur côté, ils se livraient plus volontiers et laissaient échapper des confidences.
De l'homme elle avait un sens particulier et sûr. L'expérience lui avait appris que de l'un à l'autre, prince ou manant, il n'y a pas si grande différence. Elle avait su poser une main amie sur la solitude d'un roi, conquérir l'affection de vieux bourrus intraitables, comme maître Bourjus ou Savary, amadouer aussi bien de dangereux bandits qu'un Philippe du Plessis. Elle préférait cent fois affronter les rancunes d'un Clovis ou les susceptibilités du mineur chilien, que d'avoir à se mesurer avec les criminels sournois et raffinés de la cour de Versailles. Ici, tout était franc. Franc et simple comme le bois, la viande, le froid ou la soupe de maïs. La vie même et le contact humain avaient un goût rustique qui tonifiait. Dans son esprit elle s'amusait à diviser ses compagnons en trois catégories : les Innocents, les Étrangers et les Dangereux.
Chapitre 9
Les Innocents, c'étaient ceux qui avaient lame claire et de la bonne volonté. Elle aimait particulièrement le jeune Yann Le Couennec et le traitait comme un fils. Il était serviable, diligent. Il trouvait toujours le temps de fabriquer dans le bois ce que les dames lui demandaient : des battoirs pour le linge, des planches à lessive ou à pâtisserie ou pour découper la viande, avec une belle rigole pour recueillir tout le sang, ou encore de petits carreaux en dur bois de chêne hikory sur lesquels on plaquait les galettes de farine de maïs avant de les approcher du feu pour les faire cuire. L'hiver venu, il creusa des écuelles, des pichets. Il ajoutait chaque fois de petits ornements, des guirlandes et des fleurettes. Il sculptait des racines tortueuses, leur donnait des figures de dragons et apprenait à manier la gouge à Florimond et à Cantor qui y réussissaient fort bien. Le comte de Peyrac l'avait jadis racheté à un équipage barbaresque qui l'employait comme captif sur leurs galères. Visitant la chiourme, avec le capitaine marocain qui l'amenait à Salé, il avait remarqué cet adolescent au regard celtique et il avait senti que le jeune homme était sur le point de mourir. Il l'avait racheté un bon prix, malgré les protestations obséquieuses du Reis arabe qui prétendait ne rien pouvoir refuser à celui qui avait la confiance du grand Sultan de Morocco. Il l'avait fait soigner et l'aurait aidé à regagner la France si le jeune Breton ne l'avait supplié de le garder à son service. Il rêvait d'ailleurs de partir en Amérique pour y vivre en colon.
Natif des profondes forêts de I'Huelgoat, dans le massif armoricain, il y avait appris le métier de charpentier comme celui de bûcheron et de charbonnier, un peu celui de sabotier aussi. Il était plus homme des bois que de mer. S'il s'était embarqué, c'est que la mer est le chemin naturel du Breton dès qu'il se hasarde hors de ses forêts ou de ses landes, et aussi parce qu'il n'y avait plus moyen pour lui de demeurer au pays. Jadis son père avait été pendu pour braconnage par le seigneur du domaine. Ce n'était que pour un lièvre que le pauvre homme avait pris dans ses collets afin de mieux fêter Noël avec ses petits, trop souvent nourris de bouillies de sarrasin. Mais la vieille loi du servage n'avait pas pardonné. On l'avait pendu. Devenu homme, Yann avait tué le garde-chasse responsable de la condamnation. Un soir au détour d'un sentier, sous la voûte des chênes et des châtaigniers, entre deux éboulis de granit, il s'était trouvé face à face avec l'homme en livrée brodée aux armes du seigneur. Il avait levé sa hache et l'avait abattu. Ensuite il l'avait jeté dans les profondeurs du torrent qui se faufile sous les polders, en creusant la pierre de ses tourbillons. Puis il avait quitté le pays. Il oubliait souvent cette histoire. Quand il s'en souvenait, c'était pour se féliciter de ce qu'il avait fait. Aujourd'hui, il n'était plus un serf. Il était plus âgé que ne le donnait à penser son visage gamin et rieur. Il devait avoir une trentaine d'années. Innocent aussi, c'est-à-dire ami sûr, aux yeux d'Angélique, ami qui ne pouvait perpétrer aucune trahison était le Maltais Enrico Enzi. Il y avait en lui du Turc, du Grec et du Vénitien et aussi du Croisé franc, avec cet arrière-fond sémitique que la population de l'île de Malte doit à son origine phénicienne. De taille moyenne et même petite, il était beau, glabre, d'une peau olivâtre, avec une souplesse musclée de poisson dont les coups de queue peuvent être mortels. Le comte l'avait embauché à Malte quand il n'était encore qu'un gamin de quinze ans, pêcheur de corail et poseur de brûlots sous les flancs des galères du grand Turc, pour le service de la Religion. Farouche défenseur de la Chrétienté que cet orphelin dont les chevaliers de Malte exploitaient l'extrême adresse, la résistance étonnante à pouvoir se maintenir sous l'eau pendant un temps de plongée que les plus habiles spécialistes de Malte considéraient comme un record. À lui seul il avait causé plus de mal au Croissant et à la Sublime Porte que bien des chevaliers réputés. Que recevait-il en échange ? L'assurance qu'il irait au Paradis. Il récoltait aussi le plaisir de ces expéditions forcenées, dans les entrailles vertes et froides de la mer. La fureur des musulmans enturbannés et l'admiration des autres sous-mariniers, ses frères, aux membres rongés par l'eau salée, à la poitrine dilatée par les longs voyages sous les flots, suffisaient à le combler. Si cette existence contentait l'hérédité du chevalier croisé, auquel il devait ses yeux clairs, le côté vénitien et sémite de sa nature finissait par se lasser. Où le mènerait cette vie misérable ? Quand deviendrait-il riche ? Quand trouverait-il sous les flots un trésor qu'il aurait le droit de conserver ?
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