Pour lui aussi vint au bon moment le pirate masqué que l'on disait justicier et invincible, le Rescator, et qui, un matin, sur le quai de La Valette, laissa tomber son regard sur l'enfant assis à l'ombre d'un mur.
– Tu es Enrico, celui qui nage le plus loin, le plus profond et le plus longtemps ? Veux-tu venir à mon bord et faire partie de mon équipage de plongeurs ? demanda le Rescator.
L'enfant, saisi, secoua la tête farouchement.
– Je ne veux pas quitter Malte et mes amis.
– C'est Malte qui te quittera, mon garçon. Malte te laissera pour d'autres quand tu ne lui seras plus utile avec les entrailles malades. Mais moi, si tu m'as bien servi, je ne t'abandonnerai jamais.
L'adolescent se leva avec lenteur. Il était petit et mince. On lui aurait donné treize ans. Il vint regarder sous le visage, en levant la tête, celui qui parlait.
– Je vous connais. Vous êtes le Rescator. Ceux qui vous servent ne le regrettent pas, je le sais.
– En effet. Aujourd'hui, je suis venu pour toi spécialement car j'ai besoin de toi.
Les yeux du jeune Maltais s'arrondirent dans son visage maigre couleur de buis.
– Ce n'est pas possible. Personne ne m'a jamais dit cela. Personne n'a jamais eu besoin de moi.
Puis il cria avec colère :
– Si je m'embarque, ce sera à condition qu'à tout moment je puisse débarquer où que vous soyez et que vous me donniez de quoi revenir à Malte.
– C'est entendu, j'accepte ton marché car j'ai besoin de toi, répéta Peyrac.
– Je ne suis pas capable d'être esclave de personne. Seul le danger m'attire.
– Tu en auras plus que ton compte.
– Je suis bon catholique, me ferez-vous battre contre les galères de la Religion ?
– Tu n'auras pas à le faire si les chevaliers ne m'attaquent pas. Et il n'y a aucune raison pour que cela arrive car j'ai passé des traités avec eux.
– C'est bon !
Enrico s'embarqua donc aussitôt sans autre bagage que le pagne de toile qu'il portait autour des reins. Il s'était beaucoup transformé en ces dix années sur les navires du comte de Peyrac. Outre ses talents de mouilleur de mines et de saboteur de navires, il était d'une adresse incomparable à la lutte, au lancement du couteau et au tir, ce qui en faisait un élément précieux dans les combats d'abordage. Il n'avait jamais demandé de retourner à Malte.
Lorsque Joffrey de Peyrac quitta la Méditerranée il emmena avec lui Enrico dans la mer des Caraïbes et c'est grâce à son équipe de plongeurs maltais, dont Enzi était le chef, qu'il avait organisé son entreprise exceptionnelle mais lucrative consistant à repêcher les trésors des galions espagnols coulés par les Français de la flibuste. Le jeune Maltais maintenant était riche. Le comte lui avait fait don des trois plus beaux vases d'or trouvés au cours de sa carrière dans les Caraïbes et il avait toujours eu droit à un salaire fixe d'homme d'équipage et au partage de tout butin. Aussi Joffrey de Peyrac avait-il été surpris, lorsqu'il avait demandé des volontaires pour partir par voie de terre vers l'arrière-pays, de voir se présenter l'homme-poisson qui, depuis dix années qu'il le servait, n'avait jamais voulu s'éloigner à plus de cent pas d'une plage ou d'une ville de la côte, vers l'intérieur.
– Enrico, la forêt, les montagnes et les marécages te conviendront-ils ? Tu es fils de la Méditerranée. Tu vas souffrir du froid.
– Le froid, dit Enrico avec mépris, qui le connaît mieux que moi ?... Celui qui n'a pas plongé aussi profond que je l'ai fait dans l'Océan ne sait pas ce que c'est que le froid du linceul de la mort. Monseigneur, il n'y a pas d'hommes aussi bien entraînés au froid que moi.
– Et tu n'auras guère l'occasion de plonger non plus. L'or que je vais chercher se trouve sous la terre et non pas cette fois sous la mer.
– Qu'importe si j'en ai ma part, dit Enrico avec cette désinvolture à laquelle il s'autorisait parfois en tant que très ancien ami du maître et estimé par lui, et puis, ajouta-t-il en riant, il y a des lacs, beaucoup de lacs à ce qu'on m'a dit. Je pourrais toujours plonger pour vous rapporter du poisson.
Il se rapprocha et dit à mi-voix, dans le dialecte sarde que Peyrac comprenait.
– Il est bon que je t'accompagne, toi, mon maître, toi, mon père, car, si je ne viens pas, qui te préviendra des menaces qui pèsent sur toi ? Moi qui suis mâtiné de sirène et d'albatros, je vois la flèche invisible qui te guette dans ces bois. Si je savais prier, je resterais sur ces rivages et je prierais pour toi. Mais je sais mal prier, car je crois plus au Diable qu'à la Madone. Aussi, tout ce que je peux faire pour toi, c'est de t'accompagner. Mon couteau sera toujours assez leste pour te défendre.
Peyrac sourit en regardant le petit homme brun, vieilli certes, mais toujours ardent, qui le fixait en levant la tête comme dix ans plus tôt sur le quai ensoleillé de La Valette. Il répondit en italien :
– Soit, viens, j'ai besoin de toi.
C'était lui pourtant qui avait montré le plus de méfiance envers Angélique dès le Gouldsboro, la suivant d'un regard farouche en marmonnant des réflexions amères et des paroles de conjuration. C'était lui aussi qui souffrait le plus de jalousie, craignant que la passion du maître pour cette femme n'altérât l'image très haute qu'il avait de lui. Il n'avait pas connu d'homme qui ne se trouvât diminué par l'emprise de la femme. Certes, jusqu'ici, il n'en avait vu aucune prendre pouvoir sur le comte. Avec celle-ci tout devenait différent. Il l'observait avec inquiétude, prêt à juger avec défaveur tout ce qu'elle ferait ou dirait. C'était aussi pour la surveiller qu'il avait voulu venir dans la forêt. Et aussi pour protéger la petite Honorine que son ami le Sicilien, qui était mort sur le Gouldsboro, lui avait recommandée d'un signe. Angélique avait découvert cette situation durant le long voyage, lorsque, à chaque étape, Enrico surgissait à l'improviste, avec un air de martyr qui accomplit un vœu secret, pour les aider, elle et Honorine, leur apporter de l'eau et s'efforcer de distraire la petite fille et de satisfaire ses caprices. D'abord étonnée, car elle savait qu'il ne l'aimait pas, elle avait enfin compris, et son affection pour lui était née. De son côté, il constatait que l'inquiétante jeune femme connaissait très bien le port de La Valette, qu'elle avait été reçue par le Grand Maître des chevaliers de Malte, qu'elle avait même été jusqu'à Candie, enfin bref qu'elle avait « bourlingué » un peu partout en Méditerranée. Il comprenait mieux les séductions qu'elle devait avoir pour son maître et, devinant les liens qui les unissaient, il s'inclinait. Angélique veillait sur lui, car sa santé était fragile. La morsure du froid le rendait vert. La sécheresse de l'air irritait ses muqueuses nasales habituées à l'imprégnation humide des climats marins. Il toussait fréquemment et saignait du nez.
Cet agile homme-poisson, attiré au cœur de la forêt et qui, avec ses vingt-cinq ans, ses traits basanés et burinés, et l'expression insondable de ses larges yeux, paraissait plus vieux que son âge, était certes le membre le plus adroit et le plus industrieux de la bande. Habile aux nœuds et aux cordages comme tout homme de mer, il tressait des paniers, des filets et se lança sous la direction d'Eloi Macollet dans la fabrication des raquettes. C'était son travail à la veillée en compagnie du charpentier Jacques Vignot et de l'Anglais muet. Il fallait une paire de rechanges. Quand la corde manqua, on employa des boyaux de bêtes à la façon indienne. Joffrey de Peyrac utilisait également Enrico à l'atelier pour des préparations chimiques. L'enfant maltais avait toujours été attiré par ces manipulations. Les savants arabes fréquentaient La Valette. Les gamins pouilleux se hissaient aux grilles des moucharabiés pour les regarder, dans les laboratoires à cornues, préparer leurs mélanges détonants et fulminants. Enrico avait élaboré avec le comte plusieurs formules de feu grégeois dont il avait surpris les recettes. Leurs expériences les faisaient tousser à s'en arracher la gorge, mais ils n'en continuaient pas moins leurs manipulations.
Celui pour lequel Angélique craignait le plus les rigueurs de l'hiver, c'était le bon et vieux Kouassi-Ba.
Mais Kouassi-Ba avait tout affronté. Il était au-delà de sa race et de sa condition. C'était le dieu païen de la coupellation de l'or, penchant sa face ténébreuse sur des récipients de cendre d'os où chatoyait le métal en fusion. Il était habité par les secrets de la terre et ne voyait guère au-delà de ce labeur magique dont il avait été imprégné dès son enfance dans les puits profonds des chercheurs d'or du Soudan, où l'on descend interminablement, en appuyant son dos et la plante des pieds aux parois. Dans son pays, l'or, on l'offrait au Diable. Son dévouement à la Terre profonde et à l'or se mêlait étroitement à celui qu'il vouait à son maître. L'assister, le sauver, le servir, veiller sur ses fils, cela aussi faisait partie à ses yeux du labeur de l'or. Il était grave, puissant, calme, enfantin et sage. Sa science des métaux et des mines était grande. Il avait tout appris à l'école de Peyrac et tout assimilé et mêlé à son intuition géniale de fils des profondeurs du sol. Aussi s'imposait-il aux Blancs qui travaillaient avec lui. Il avait fait des conférences à l'université de Païenne et à Salé, au Maroc, et les grands docteurs en hermine, les Arabes lettrés, avaient écouté avec respect l'esclave noir. Rien ne l'atteignait. À sa résignation profonde et douce devant les Forces de la nature, se reconnaissait seul l'héritage des fils de Cham. Ses cheveux étaient tout blancs aujourd'hui et les rides profondes de son visage marquaient son hérédité africaine. Car, en réalité, il était de beaucoup d'années plus jeune que le comte. Mais les fils de Cham vieillissaient tôt. Rien ne l'atteignait et tout lui était sensible. Sa présence était pour Angélique un véritable réconfort. Lorsqu'il s'asseyait devant l'âtre, elle sentait qu'il y avait parmi les présents un homme sage et bon, d'une nature élevée et qui apportait au sein de leurs passions de civilisés un élément de simplicité antique et primitive. D'autres encore pour lesquels Angélique éprouvait une amitié sans appréhension, c'était le Piémontais Porguani, toujours diligent, disert et, d'une scrupuleuse discrétion. L'Anglais muet Lymon White, dont on ne savait rien en vérité, mais dont on sentait qu'on pouvait compter sur lui, et Octave Malaprade, le cuisinier bordelais. Il y avait entre elle et ce dernier une complicité de professionnels. Quand on parlait cuisine ou restauration ils se comprenaient à mi-mot. Elle avait dirigé jadis la taverne du Masque Rouge et la chocolaterie du faubourg Saint-Honoré.
Son expérience transparaissait dans ses propos. Et elle ne se doutait pas d'avoir en face d'elle, en ce cuistot des mers à la casaque élimée et qu'elle avait vu se débattre courageusement sur le Gouldsboro dans la tempête, un authentique maître d'hôtel, de la classe des Vatel et des Audiger.
Pourquoi l'imaginait-elle lorsqu'il tournait la bouillie de maïs ou découpait d'un couteau diligent une pièce de gibier, non pas seulement sous la toque blanche des maîtres queux, mais plutôt sous la perruque poudrée, la redingote chamarrée d'un officier de la bouche du Roi opérant, manchettes relevées, parmi la cohue d'un festin de la cour ? Une fois passé le temps où il avait dû mettre la main à la cognée pour aider à la construction de leur refuge, il avait repris sa place aux alentours des marmites. Il laissait à Mme Jonas et à Elvire le gros de la mise en route, l'épluchage des légumes, mais goûtait lui-même le plus grossier potage et vérifiait l'assaisonnement avec un soin religieux. De temps en temps, il était pris de la folie des grandeurs. Il parlait de menus somptueux, disait qu'il allait faire une sauce aux câpres à la Royale, de la bisque d'écrevisses à la Sauternes, des profiteroles au chocolat.
On se rapprochait, on écoutait. Angélique rivalisait avec lui. Elle rappelait des recettes de pieds de mouton à la lyonnaise et de sorbets à la persane. C'était leurs contes des Mille et Une Nuits pour les veillées.
Chapitre 10
Les Étrangers, c'étaient les Espagnols et les Anglais. Eux, ils s'asseyaient à la même table que les autres, partageaient les mêmes labeurs et les mêmes dangers, montraient le même courage et la même patience, et pourtant ils n'en demeuraient pas moins des étrangers. On aurait dit qu'ils venaient juste d'arriver et qu'ils allaient repartir, qu'ils n'étaient là que de passage, et qu'ils n'avaient vraiment rien à faire parmi ces gens où pourtant, jour après jour, s'écoulaient leurs vies.
Les cinq artificiers espagnols et leur chef Don Juan Alvarez étaient à l'image de celui-ci, sombres, hautains, sobres. On ne pouvait leur reprocher de se montrer difficiles, ni de créer la zizanie. Ils exécutaient les ordres et les travaux qu'on leur commandait. Ils s'occupaient scrupuleusement de leurs armes et de celles dont ils avaient la responsabilité, travaillaient à la forge et à la mine avec beaucoup de capacité. C'étaient tous des tireurs d'élite, des guerriers de la jungle et de la mer. Ils avaient fait partie de ces troupes que Sa Majesté Très Catholique d'Espagne faisait engager sur les galions chargés d'or pour assurer leur défense contre les pirates. Ils avaient tous participé à ces expéditions hasardeuses dans des forêts humides et chaudes, hantées de serpents, ou au sommet des montagnes si hautes des Andes qu'il fallait s'y traîner à quatre pattes en rendant le sang par les oreilles et par le nez. Ils étaient tous passés par les mains des Indiens et en étaient tous sortis avec des cicatrices et des infirmités inguérissables et une haine solide pour le Peau-Rouge. Les soldats ne parlaient qu'entre eux et ne s'adressaient qu'à leur chef direct : Don Alvarez. Celui-ci ne s'entretenait qu'avec le comte de Peyrac. Même au sein chaleureux d'une communauté qu'encerclait l'hiver, ils conservaient l'isolement de mercenaires en terre étrangère. Angélique ignorait dans quelles conditions ils étaient engagés les uns ou les autres au service du comte de Peyrac.
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