– Ne crains rien, Marquise des Anges, murmura encore Barcarole, nous autres savons bien garder le secret. Et n'oublie pas qu'avec nous tu ne seras jamais seule, ni en danger... même ici.
Il se détourna et d'un geste emphatique de son petit bras engloba le décor splendide.
– Ici !... Dans le palais du roi où chacun est plus seul et menacé qu'en aucun lieu de la terre...
*****
Les premiers courtisans commençaient d'arriver, dissimulant un bâillement derrière leurs manchettes de dentelles. Leurs talons de bois résonnaient loin sur les dalles de marbre. Des valets parurent portant des bûches. On allumait des feux dans les monumentales cheminées des salons.
– La « vieille » ne va pas tarder. Tiens, la voici.
Angélique vit passer la silhouette d'une femme d'un certain âge, enveloppée dans une mante à capuchon. Elle portait sur ses cheveux gris une coiffe paysanne empesée faite du plus fin linon. Quelques gentilshommes sur son passage tirèrent le pied pour une légère révérence. Elle ne parut pas les voir. Elle allait son chemin avec une majesté tranquille.
– Où s'en va-t-elle ?
– Chez le Roi. C'est Mme Hamelin, sa nourrice. Elle a conservé le privilège d'entrer avant qui que ce soit dans sa chambre, le matin. Elle lui ouvre ses rideaux et l'embrasse dans son lit. Elle s'informe s'il a bien dormi et s'il se sent dispos. Ils causent un brin. Les grands de ce monde trépignent à la porte... Quand elle se retire, on ne la revoit plus de tout le jour. On ne sait pas où elle se terre, avec son rouet... C'est un oiseau de la nuit que la « vieille ». Mais les ministres, les princes et les cardinaux chaque jour dévorent le chagrin de voir cette très petite-bourgeoise de Paris obtenir le premier sourire du monarque et lui dérober souvent sa première faveur.
*****
Le roi se levait.
Sur les pas de la nourrice qui se retirait entraient les trois médecins en leurs robes noires, coiffés, sur d'opulentes perruques de boucles blanches, du chapeau pointu insigne de leur estimable profession. L'un après l'autre, ils tâtaient le pouls du roi, s'informaient de sa santé, échangeaient quelques mots latins, puis sortaient. Alors avait lieu la première entrée, les princes du sang. Devant les princes du sang inclinés, le roi était sorti de son lit. Le grand chambellan lui passait sa robe de chambre que le premier valet soutenait. Sa Majesté avait le droit de mettre elle-même son haut-de-chausses, puis un des grands officiers se précipitait pour attacher les jarretières.
Le fait de présenter la chemise étant le privilège du premier gentilhomme il fallait attendre que celui-ci parût, marchant fièrement à la tête de la deuxième entrée, composée de membres de la haute noblesse et de seigneurs spécialement autorisés. Le roi ayant reçu sa chemise, le premier valet de chambre présentait la manche droite, le premier valet de la garde-robe aidait à passer la manche gauche. La troisième entrée, composée de ducs et des pairs, se bousculait dans un murmure heureux, une multitude de révérences qui ployaient les justaucorps brodés comme un champ de fleurs sous un vent d'orage.
Cependant le maître de la garde-robe attachait la cravate. C'était son droit. Mais le cravatier l'ayant jugée mal mise, la touchait et même la renouait. C'était aussi son droit. À condition qu'il se fût assuré auparavant qu'aucun officier supérieur de la chambre ne se trouvait présent.
La quatrième entrée, celle des secrétaires d'État, la cinquième entrée, celle des ambassadeurs, la sixième entrée, violette et pourpre, celle des cardinaux et des évêques, emplissaient peu à peu la chambre du Roi.
Le Roi, d'un regard, reconnaissait chacun et notait les absences. Il posait des questions, s'informait des commérages et s'amusait d'une réponse spirituelle. Et les saints du Paradis versaillais, songeant aux simples mortels relégués au-delà des portes dorées, savouraient la joie ineffable d'être admis à contempler le roi en robe de chambre.
Chapitre 7
Angélique avait vu défiler tous les « saints » ayant droit à l'accès du sanctuaire.
– Nous, nous sommes les « âmes du purgatoire », lui dit en riant une des dames qui étaient déjà là en grands atours, désireuses de se trouver les premières sur le passage du roi et de la reine lorsque ceux-ci se rendraient à la chapelle.
Le marquis du Plessis-Bellière avait fait partie de la seconde entrée. Angélique attendit d'être bien sûre de l'avoir vu pénétrer dans la chambre du roi. Elle s'élança ensuite dans les étages, eut toutes les peines du monde à se retrouver dans le dédale des couloirs encombrés d'un désordre innommable où régnait l'odeur de la poudre d'iris et des chandelles éteintes.
Le sieur La Violette fourbissait les épées de son maître en fredonnant une chanson. Il s'offrit humblement à lacer Mme la marquise. Angélique le mit dehors sans ambages. Elle s'habilla tant bien que mal n'ayant pas le temps de partir à la recherche de Javotte ou d'une chambrière. Puis elle repartit en courant et arriva à temps pour voir passer le petit cortège de la reine. Celle-ci avait le nez rouge, malgré la poudre dont elle avait fait couvrir son visage poupin. Elle avait passé toute sa nuit à pleurer... Le roi n'était pas venu, même pas « une petite heure », comme elle le confiait avec désolation à ses suivantes, et c'était une omission bien rare car Louis XIV avait toujours à cœur de sauvegarder les apparences en venant se glisser, ne serait-ce qu'une « petite heure », dans le lit conjugal. Pour y dormir le plus souvent, mais enfin, il venait. C'était encore cette La Vallière qui l'avait enflammé en jouant à l'amazone, à la Diane chasseresse, hier dans les bois.
Le groupe de la reine croisa celui de La Vallière, se rendant également à la chapelle. Marie-Thérèse passa très digne, sa lèvre espagnole tremblant sur des sanglots ou sur des injures contenues. La favorite fit sa révérence humblement. Quand elle se releva Angélique vit ses yeux bleus très doux et qui avaient une expression un peu traquée. Dans la lumière et l'éclat de Versailles elle n'était plus chasseresse, mais biche aux abois. Le jugement d'Angélique se confirmait. Elle n'était pas de force. Sa faveur déclinerait si ce n'était déjà fait !
Marie-Thérèse avait bien tort de la craindre. Il y avait non loin de là des rivales, toutes prêtes et bien plus redoutables...
Un peu plus tard le roi revint de la chapelle et sortit dans les jardins. On l'avait informé que quelques malades scrofuleux des environs, apprenant son séjour, s'étaient rassemblés derrière les grilles dans l'espoir d'obtenir le « toucher » miraculeux. Le roi ne pouvait leur refuser cela. Ils n'étaient pas nombreux. Ce ne serait qu'une cérémonie rapide, ensuite Sa Majesté recevrait les placets des solliciteurs dans le salon de Diane. Un jeune homme de la suite du roi fendit la foule et s'inclina devant Angélique.
– Sa Majesté fait rappeler à madame du Plessis-Bellière qu'elle compte sans faute sur sa présence à la chasse, demain, à la première heure.
– Remerciez Sa Majesté, dit-elle raidie d'émotion, et confirmez-lui que ma mort seule pourrait m'empêcher d'être présente.
– Sa Majesté n'en demande pas tant. Mais elle a bien spécifié que si vous aviez quelque empêchement, elle serait désireuse d'en connaître le motif.
– Je le ferai, vous pouvez l'en assurer, monsieur de Louvois. C'est bien vous, n'est-ce pas ?
– En effet.
– Je voudrais vous parler. Serait-ce possible ?
Louvois parut étonné et dit que si Mme du Plessis demeurait dans la galerie il pourrait peut-être la joindre au moment où le roi gagnerait son cabinet de travail après la remise des placets.
– Je vous attendrai. Et veuillez confirmer à Sa Majesté ma présence demain à la chasse.
– Non, vous n'irez pas, dit la voix de Philippe à son oreille. Madame, la femme doit obéissance à son mari. Je ne vous ai jamais donné l'autorisation de paraître à la Cour et vous vous y êtes introduite contre ma volonté. Je vous donne l'ordre de vous en aller et de regagner Paris.
– Philippe, vous êtes absurde, répondit Angélique du même ton bas, absurde et maladroit par-dessus le marché. Vous avez tout avantage à ce que je paraisse à la Cour. De quel droit me tracassez-vous ainsi ?
– Du droit que vous avez pris de me tracasser la première.
– Vous êtes puéril. Laissez-moi donc tranquille.
– À condition que vous quittiez immédiatement Versailles.
– Non.
– Vous n'irez pas demain à cette chasse.
– J'irai !
Louvois n'était pas témoin de leur discussion, car il s'était éloigné pour rejoindre la suite du roi. Leurs voisins les regardaient d'un air goguenard. Les scènes de ménage des Plessis-Bellière étaient en passe de devenir célèbres !
Le plus proche d'eux, faisant mine de regarder ailleurs, était le jeune marquis de La Vallière avec son profil d'oiseau moqueur.
Angélique rompit pour échapper au ridicule.
– C'est bon, Philippe. Je m'en vais. N'en parlons plus.
Elle le quitta et se contenta de traverser la galerie et de se réfugier dans un des grands salons où il y avait moins de monde.
« Si j'avais une charge officielle à la Cour, je dépendrais du roi et non de l'humeur de cet extravagant », se répétait-elle.
Comment se faire octroyer une telle charge, et surtout rapidement ? C'est pourquoi elle avait pensé brusquement à Louvois tandis qu'il lui parlait. Son imagination commerciale travaillait déjà. Elle s'était souvenue que du temps où elle avait monté son affaire des carrosses à cinq sous dans Paris, Audiger lui avait parlé de ce Louvois grand courtisan et homme politique, mais également propriétaire d'un privilège sur les diligences et les transports entre Lyon et Grenoble.
C'était certainement du même Louvois qu'il s'agissait. Elle ne le savait pas si jeune, mais il ne fallait pas oublier qu'il était fils de Le Tellier, Secrétaire d'État et Chancelier du Roi pour le Conseil d'En Haut.
Elle allait lui proposer un échange d'affaires, essayer d'obtenir son appui et celui de son père... Le marquis de La Vallière louvoyant de groupe en groupe cherchait à la rejoindre. Son premier mouvement fut de s'éclipser, puis elle se ravisa. On lui avait parlé de ce marquis de La Vallière, très à l'affût d'un tas de combinaisons pouvant lui rapporter. Il « savait la Cour » mieux qu'aucun autre. Elle pourrait se renseigner auprès de lui.
– Je crois que le roi ne vous a pas tenu rigueur de votre retard d'hier à la chasse, lui dit-il en l'abordant.
« Et voilà pourquoi vous osez poursuivre votre petite intrigue avec moi », pensa-t-elle. Mais elle s'obligea à lui faire bonne figure. Lorsqu'elle lui parla d'une charge à la Cour, il rit de pitié.
– Ma pauvre petite,... vous déraisonnez ! Ce n'est pas une mais dix personnes qu'il faudrait tuer pour mettre en vacation le moindre petit emploi. Songez donc que tous les offices de la chambre du roi et de la reine ne se vendent... que par quartiers.
– C'est-à-dire ?...
– Qu'on ne peut les acquérir que pour trois mois. Après quoi ils sont remis aux enchères. Le roi lui-même en est agacé, car il voit tout le temps des visages nouveaux dans des emplois où il aimerait bien conserver ses habitudes. Comme il ne veut à aucun prix se séparer de Bontemps, son premier valet de chambre, il doit sans cesse aider celui-ci non seulement à racheter sa charge mais encore à payer le droit de pouvoir la racheter. Et cela fait des mécontents.
– Seigneur, que de complications ! Le roi ne peut-il imposer sa volonté et interdire ces transactions bizarres ?
– Il faut bien essayer de contenter tout le monde, fit le marquis de La Vallière avec un geste qui montrait que, pour lui, ces mœurs étranges étaient aussi inéluctables que le retour des saisons.
– Mais vous-même, comment vous arrangez-vous ? On m'a dit que vous étiez très bien pourvu ?
– On exagère. Je possède la charge de lieutenant du roi, des plus modiques quant à la solde. Avec quatre compagnies à équiper et entretenir, mon rang à soutenir à la Cour, je n'en verrais pas le bout si je n'avais quelques idées personnelles qui...
Il s'interrompit pour arrêter par le bras quelqu'un qui passait.
– Ont-ils été condamnés ? interrogea-t-il avec anxiété.
– Oui.
– À la roue ?
– À la roue, avec décollation.
– Parfait, dit le jeune marquis avec satisfaction. C'est précisément une de mes spécialités, expliqua-t-il à Angélique dont l'étonnement naïf le flattait. Je m'occupe surtout des « biens en déshérence ». Vous ne savez pas ce que c'est, je parie.
– Je me suis occupée de beaucoup de choses, ma foi, j'avoue que...
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