– Aux Indes ? J'y ai songé. Mais un bateau français ne saurait faire cavalier seul, et je n'ai pas les moyens d'en acheter plusieurs.
– Pourtant vers l'Amérique votre « Jean-Baptiste » va son chemin sans histoires ?
– Il n'y a pas à craindre les corsaires barbaresques. Avec ceux-ci un navire seul n'a aucune chance de dépasser le Cap Vert et s'il n'est pas arraisonné à l'aller il le sera au retour.
– Mais comment font donc les navires des Compagnies des Indes Hollandaises et Anglaises, qui sont extrêmement florissantes ?
– Ils vont en groupe. Ce sont de véritables flottes de vingt à trente navires de gros tonnage qui quittent La Haye ou Liverpool. Et il n'y a jamais plus de deux expéditions par an.
– Mais alors pourquoi les Français n'en font-ils pas autant ?
– Monsieur le ministre, si vous ne le savez pas, comment le saurais-je ? Question de caractère peut-être ? Ou d'argent ? Moi seule pouvais-je m'offrir une flotte personnelle ? Il faudrait aussi, pour les navires français, une escale de ravitaillement, coupant en deux la longue route des Indes Orientales.
– À l'Ile Dauphine4, par exemple ?
– À l'Ile Dauphine, oui, mais à condition que ce ne soient pas des militaires et surtout pas les gentilshommes qui aient le commandement suprême dans une telle entreprise.
– Et qui donc alors ?
– Mais simplement ceux qui ont l'habitude d'aborder aux terres nouvelles, de commercer et de compter, je veux dire les marchands, répondit Angélique avec force et soudain elle éclata de rire.
– Madame, nous parlons de choses sérieuses, protesta M. Colbert offusqué.
– Excusez-moi, mais j'imaginais entre autres un gentil seigneur comme le marquis de La Vallière dans le rôle de chef de débarquement chez les sauvages.
– Madame, mettriez-vous en doute le courage de ce gentilhomme ? Je sais qu'il en a donné déjà des preuves au service du roi.
– Ce n'est pas une question de courage. Comment agirait M. le marquis de La Vallière débarquant sur une plage et voyant accourir à lui une nuées de sauvages tout nus ? Il en égorgerait la moitié et transformerait les autres en esclaves.
– Les esclaves représentent une marchandise nécessaire et qui rapporte.
– Je ne le nie pas. Mais lorsqu'il s'agit d'établir des comptoirs et de faire souche dans un pays, la méthode n'est pas bonne. C'est le moins qu'on puisse dire, et qui explique l'échec des expéditions et pourquoi les Français qui demeurent sur place sont massacrés périodiquement.
M. Colbert lui jeta un regard où il y avait de l'admiration.
– Du diable si je m'attendais...
Il gratta son menton mal rasé.
– J'en ai plus appris en dix minutes qu'en plusieurs nuits blanches passées sur ces rapports malheureux.
– Monsieur le ministre, mon avis est sujet à caution. J'écoute les récriminations des marchands et des navigateurs mais...
– Cet écho n'est pas à négliger. Je vous remercie, Madame. Vous m'obligeriez considérablement si vous consentiez à m'attendre encore une demi-heure dans l'antichambre ?
– Je n'en suis plus à une demi-heure près, Monsieur le ministre...
Elle revint dans l'antichambre où le marquis de La Vallière l'informa avec une mauvaise joie que Louvois avait demandé après elle, puis était parti déjeuner. Angélique réprima un mouvement de contrariété. C'était bien sa chance. Elle attendait spécialement cette entrevue avec le jeune ministre de la Guerre pour solliciter sa charge à la Cour et maintenant, par suite de cette rencontre inopinée avec Colbert qui lui avait parlé de commerce maritime, elle avait perdu l'occasion. Or, le temps pressait. Quelle idée saugrenue pouvait germer encore dans le cerveau de Philippe ? Si elle lui résistait trop ouvertement il serait bien capable de la faire enfermer. Les maris avaient une autorité absolue sur leur femme. Il fallait qu'elle s'implante ici avant qu'il ne soit trop tard... Angélique faillit trépigner de rage et son découragement redoubla lorsque des courtisans annoncèrent que Sa Majesté remettait ses audiences au lendemain et que tout le monde pouvait s'en aller.
Au moment où elle s'acheminait vers la sortie le commis de M. Colbert l'aborda :
– Si Madame la marquise veut bien me suivre. On l'attend.
La pièce où l'on venait d'introduire Angélique était de belles dimensions, mais moins spacieuse qu'un des salons. Seul le plafond très haut s'ouvrant sur les nuées bleues et blanches d'un paysage de l'Olympe, lui donnait des proportions intimidantes. Aux deux croisées, de lourds rideaux de soie bleu foncé, brochés de fleurs de lys d'or et d'argent étaient assortis à la même soie qui habillait les fauteuils à grands dossiers et les trois tabourets rangés le long du mur. Les boiseries étaient, comme toutes celles de Versailles, ornées d'élégants travaux de stuc représentant des fruits, des pampres, des guirlandes et brillant de tout l'éclat de l'or neuf soigneusement appliqué sur chaque moulure, feuille à feuille. L'accord entre l'or et le bleu profond conférait à l'ensemble un cachet à la fois grave et somptueux. Angélique jugea cela d'un coup d'œil. C'était une pièce d'homme, créée pour un homme.
M. Colbert était debout, lui. tournant le dos. Dans le fond de la pièce il y avait une table faite d'une seule lourde plaque de marbre noir, soutenue par des pieds de lion en bronze doré. De l'autre côté de la table il y avait le roi.
Angélique en resta bouche bée...
– Ah, voici mon agent de renseignement, dit le ministre en se retournant. Je vous prie, madame, approchez et veuillez mettre Sa Majesté au courant de votre expérience de... d'armateur en somme, à la Compagnie des Indes, qui éclaire si singulièrement bien des aspects de la question.
Louis XIV, avec la courtoisie dont il honorait chaque femme, même des plus modestes, s'était levé pour la saluer. Angélique, éperdue, s'avisa qu'elle n'avait même pas fait sa révérence de Cour et plongea dans une profonde génuflexion, en maudissant M. Colbert.
– Je sais que vous n'avez pas l'habitude de plaisanter, monsieur Colbert, dit le roi, mais je ne m'attendais pas à ce que cet agent de renseignement porte-parole des navigateurs que vous m'annonciez se présentât sous les traits d'une des dames de la Cour.
– Mme du Plessis-Bellière n'en est pas moins une actionnaire très importante de la Compagnie. Elle a armé un bateau avec l'intention de commercer aux Indes et a dû y renoncer, portant son effort plutôt vers l'Amérique. Ce sont les raisons de cet abandon qu'elle va nous exposer.
Angélique se demandait quelle attitude adopter. Le roi attendait patiemment. Son regard brun observait la jeune femme, et elle y lut cette sagesse minutieuse et prudente qui devait marquer la plupart des actions de Louis XIV, qualité si étonnante chez un souverain de vingt-sept ans, que bien peu encore, parmi ses ministres, s'en étaient avisés. Sa lèvre se détendit dans une expression souriante et il dit avec gentillesse.
– Pourquoi vous troublez-vous ?
– Je sais que Votre Majesté n'aime pas les réputations excentriques. C'en est une il me semble, que d'être dame de la Cour et de s'occuper de navigation, et je crains que...
– Vous n'avez pas à craindre de nous déplaire en nous parlant ouvertement. Navigation ou autre, vous verrez qu'à la Cour on trouve de tout, et pour ma part, je ne m'étonne plus de rien. Si M. Colbert estime que vos renseignements peuvent nous éclairer, parlez donc, Madame, avec le seul souci, qui j'espère est le vôtre, de bien servir nos intérêts.
Il la laissa debout, afin de marquer qu'il la recevait au même titre que ses collaborateurs qui, quels que soient leur âge et leurs dignités, ne devaient jamais s'asseoir devant lui, à moins qu'il ne les y invitât en particulier.
Elle dut expliquer au roi pourquoi son navire avait renoncé à trafiquer avec les Indes Orientales malgré les profits qu'elle escomptait en tirer. C'était à cause du danger que représentaient les Barbaresques croisant au large du Portugal et des côtes d'Afrique, et dont la seule industrie consistait à piller les navires isolés. N'exagérait-elle pas les désavantages représentés par ces pirates ? Bien des vaisseaux français naviguant seuls, revenaient glorieusement du long périple par le cap de Bonne-Espérance. Angélique fit remarquer qu'il ne s'agissait pas de bateaux marchands, mais de corsaires comptant sur leur vitesse pour échapper aux Barbaresques, et qui revenaient les cales presque vides, se contentant du trafic de l'or, des perles et des pierres précieuses. Mais un navire de gros tonnage, bourré de marchandises, était incapable de fuir les rapides galères algériennes ou marocaines. Il était comme un gros bousier assailli par des fourmis. Les canons souvent tiraient trop loin. Il ne restait alors à l'équipage que d'avoir le dessus au moment de l'abordage. C'était ainsi, grâce aux matelots de « Saint-Jean-Baptiste », que par deux fois son navire avait pu échapper aux rapaces. Cela n'avait pas été sans de sanglants combats. L'un s'était passé au large du Golfe de Gascogne, l'autre à l'escale de l'île de Corée. Beaucoup de marins avaient été tués ou blessés. Elle avait renoncé...
Le roi l'écoutait songeur.
– C'est donc une question d'escorte ?
– En partie, Sire. Les Anglais et les Hollandais partent en groupe, escortés par des navires de guerre, et parviennent ainsi à maintenir leur commerce.
– Je n'aime pas beaucoup ces marchands de harengs salés, mais il serait sot de ne pas prendre à nos ennemis leurs méthodes en ce qu'elles ont de bon. Vous allez mettre cela sur pied, Colbert. Départs importants de gros navires marchands, escortés par des navires de guerre...
Le roi et le ministre discutèrent un long moment sur les détails de ce projet, puis le souverain se tournant vers Angélique lui demanda brusquement pourquoi elle se montrait sceptique sur sa réalisation. Elle dut avouer que les voyages collectifs ne plaisaient pas au caractère français. Chacun aime mener son affaire à sa façon. Certains armateurs se trouveraient prêts à prendre la mer alors que d'autres manqueraient d'argent pour armer. On avait déjà cherché à faire l'union nécessaire pour former d'importants convois, et jamais on n'y était parvenu.
La main de Louis XIV se posa sur la table et s'y appuya avec force.
– Cette fois ils agiront sur l'ordre du Roi, dit-il.
Angélique regardait cette main où se trahissait le poids d'une volonté souveraine. Il y avait plus d'une heure qu'ils se trouvaient dans ce bureau, et elle avait la sensation que le roi ne la laisserait pas aller, qu'elle ne lui eût livré entièrement le fruit de ses expériences heureuses ou malheureuses d'armatrice. Il avait le don de poser les questions, d'obliger ses interlocuteurs à faire le point. Quelles étaient les autres raisons d'échec pour la navigation vers les Indes Orientales ? La longueur du voyage, le manque d'escale française sur la route... Il y avait déjà songé. N'avait-elle pas entendu dire que deux ans plus tôt, une expédition était partie pour s'assurer la possession de l'Ile Dauphine ? Oui, elle ne l'ignorait pas, mais personne ne comptait trop là-dessus car cette expédition était vouée à l'échec. Le roi sursauta et serra les dents.
– Comment savez-vous déjà cela ? Je viens de recevoir l'envoyé de M. de Montevergue, le chef de l'expédition. Son second a touché Bordeaux il y a quelques jours. Il était à Versailles ce matin et avait ordre de ne rien communiquer à quiconque avant de m'avoir vu. Je l'ai reçu toutes affaires cessantes, et il vient de sortir de mon cabinet. Se serait-il permis de bavarder ?
Il fallait tout dire. Comment les gens de mer étaient depuis longtemps au courant des difficultés de l'expédition de l'île Dauphine, certains navires ayant pris à leur bord des malades ravagés par le scorbut ou blessés par les sauvages... Comment les armateurs se trouvaient renseignés plus vite que le roi grâce au système des assurances payées entre navires de différentes nations et qui se chargeaient du courrier... Pourquoi l'expédition était vouée à l'échec, n'étant que militaire alors qu'il aurait fallu des marchands, etc... Elle parlait avec assurance de ces choses de la mer, car, ainsi que ceux qui possèdent une imagination vive, chaque mot pour elle créait un tableau précis, et l'attention soutenue du roi l'encourageait.
Aux portes de ce bureau s'arrêtaient les rumeurs frivoles, les papotages incoercibles de la Cour, et le sort du monde pouvait s'y jouer alors qu'au-dehors tournait la fête. Ainsi travaillait le roi, capable de s'isoler de tout pour ne poursuivre, à chaque moment, qu'un seul but. Lorsqu'il se leva, Angélique s'aperçut seulement qu'elle était fatiguée, qu'elle avait très faim et qu'elle venait de s'entretenir deux heures avec le roi comme avec un ami de longue date. M. Colbert se retira. Angélique allait l'imiter quand le roi la retint.
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