Il n'avait pas retiré sa main de la taille d'Angélique ; au contraire, il inclinait encore son visage vers le sien et elle sentait contre sa joue le frôlement soyeux de sa perruque.
– Est-il absolument nécessaire que vous me serriez d'aussi près ? demanda-t-elle sèchement à voix basse, ayant décidé que, toute réflexion faite, cette nouvelle attitude de son mari ne pouvait être que suspecte.
– Absolument nécessaire. Votre méchanceté a trouvé habile de mettre le roi dans son jeu. Je ne veux pas que celui-ci doute de ma bonne volonté. Ses désirs sont des ordres.
– Ah ! c'est donc cela ? fit-elle en le regardant.
– C'est cela... Et continuez à me fixer ainsi dans les yeux quelques secondes. Personne ne doutera plus que M. et Mme du Plessis-Bellière se sont réconciliés.
– Est-ce très important ?
– Le roi le souhaite.
– Oh ! Vous êtes...
– Tenez-vous tranquille.
Son bras était devenu un véritable cercle de fer, bien que sa voix restât mesurée.
– Vous allez m'étouffer, espèce de brute !
– Voilà qui me ferait grandement plaisir. Patience, cela viendra peut-être. Mais ce n'est ni le jour ni l'heure... Tenez, voici Arnolphe qui fait lire à Agnès les onze maximes du mariage. Prêtez l'oreille, Madame, je vous prie.
*****
La pièce qui se jouait n'avait pas encore été présentée en public. Le roi en avait la primeur. On voyait en scène Arnolphe, qui sur le point de convoler en justes noces, remettait à sa jeune femme un long grimoire.
...Et voici dans ma poche un écrit important.
Qui vous enseignera l'office de la femme.
J'en ignore l'auteur ; mais c'est quelque bonne
âme Et je veux que ce soit votre unique entretien.
Voyons un peu si vous le lirez bien.
Molière jouait le rôle d'Arnolphe. Son spirituel visage savait refléter les sentiments tatillons et soupçonneux d'un bourgeois à l'esprit un peu court. La femme du comédien, Armande Béjart, était également à sa place sous les traits d'Agnès, jeune beauté soi-disant ignorante et sotte. D'une voix fraîche et docile elle lisait : Celle qu'un lien honnête
Fait entrer au lit d'autrui
Doit se mettre dans la tête
Malgré le train d'aujourd'hui
Que l'homme qui la prend ne la prend que pour lui.
– Je vous expliquerai ce que cela veut dire, répliquait Arnolphe. Mais pour l'heure présente il ne faut rien que lire.
Elle ne se doit parer
Qu'autant que peut désirer
Le mari qui la possède
C'est lui que touche seul le soin de sa beauté...
Angélique écoutait distraitement. Elle aimait bien la comédie, mais sentir Philippe si proche la troublait.
« Si cela pouvait être vrai », songeait-elle, « qu'il me tînt ainsi contre lui, sans rancune et sans souvenirs de nos dissentiments. »
Elle avait envie de se tourner vers lui et de lui dire :
– Philippe, cessons d'agir comme des enfants boudeurs et hargneux... Il y a en nous, de l'un à l'autre, beaucoup de choses qui nous permettraient de nous entendre et peut-être de nous aimer. Je le sens et je le crois. Tu fus mon grand cousin que j'admirais et dont je rêvais petite fille.
Elle lui jetait des regards furtifs, surprise que son trouble à elle ne se communiquât pas à ce corps magnifique, si viril malgré sa préciosité de mise. Les ragots avaient beau colporter des horreurs sur le compte du marquis du Plessis, il n'était pas un petit Monsieur, ni un chevalier de Lorraine : c'était le dieu Mars, le dieu de la Guerre, dur, implacable et froid comme le marbre.
Derrière le déguisement, où donc se réfugiait la chaleur vivante de cet homme qui semblait dépourvu des réactions élémentaires d'un homme ? Angélique avait la sensation qu'elle n'était pour lui qu'une statue de bois ; c'était très déprimant. Monsieur Molière, dans son enseignement de « l'École des Femmes », n'avait songé
qu'aux hommes comme tous les autres, de ceux qui, bourgeois ou gentilshommes, ragent quand ils sont trompés, se ridiculisent pour une paire de beaux yeux et changent de couleur parce qu'une jolie femme s'appuie un peu trop languissamment contre eux. Mais pour un Philippe du Plessis-Bellière, la psychologie du grand comédien resterait en défaut. Par où l'atteindre ?...
*****
Sur la scène Arnolphe venait de découvrir que non seulement Agnès ne l'aimait pas mais encore n'avait de flamme que pour le blond Horace. Il éclatait en imprécations :
Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmade
Ma main de ce discours ne venge la bravade.
J'enrage quand je vois sa piquante froideur
Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.
Molière était magnifique dans sa fureur bouffonne et pourtant si humaine. On savait le comédien jaloux et torturé par la coquetterie de la trop charmante Béjart. Chose étrange d'aimer et que, pour ces traîtresses,
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
Tout le monde connaît leur imperfection
Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion
Leur esprit est méchant et leur âme fragile
Rien de plus infidèle ; et malgré tout cela
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là !...
– Ha ! Ha ! Ha ! s'exclamaient les spectateurs.
– Les imbéciles ! dit Philippe à mi-voix. Ils rient et pourtant il n'y en a pas un parmi eux qui ne soit prêt à tout faire pour ces « animaux-là ».
– Ils ont du sang dans les veines, eux au moins, riposta Angélique.
– Et de la sottise plein le cœur !
– Ah ! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux... hurlait Arnolphe.
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à l'instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à
bout, Mais un cul de couvent me vengera de tout !...
Le parterre croulait sous les rires.
– La fin me plaît assez, dit Philippe. Qu'en pensez-vous, Madame ?
– Ce Molière est un habile homme, reprit-il un peu plus tard, alors que, la représentation finie, chacun revenait vers la salle de bal en passant par les jardins. Il sait qu'il écrit en premier lieu pour le roi et la Cour. Aussi met-il en scène des bourgeois et des petites gens. Mais comme il peint l'homme éternel chacun se reconnaît quand même sans se sentir atteint.
« Après tout ce Philippe n'est pas si sot », pensa Angélique avec surprise. Il lui avait pris le bras, familiarité qu'elle ne considérait pas sans appréhension.
– Ne craignez donc pas que je vous brûle, dit Philippe. Il est entendu que je ne vous causerai aucun dommage en public. C'est un principe de vénerie. Le dressage doit se mener à huis clos et en tête à tête. Ça, faisons le point de nos affaires, voulez-vous ? Première partie. Vous gagnez la première manche en me contraignant à vous épouser. Je gagne la seconde en vous infligeant une petite correction méritée. La « belle » vous reste, puisque malgré mes interdictions vous vous présentez à Versailles et y êtes reçue. Je m'incline et nous entamons la seconde partie. Je gagne la première manche en vous enlevant, vous gagnez la seconde en vous évadant. Je serais d'ailleurs curieux de savoir comment. Bref, nous en sommes à la « belle ». À qui restera-t-elle cette fois ?
– Le sort en décidera.
– Et la valeur de nos armes. Il se peut que vous soyez encore triomphante. Vos chances sont grandes. Mais attention ! Je veux vous prévenir d'une chose : la fin du tournoi sera pour moi. J'ai la réputation d'être tenace dans mes projets et de m'accrocher à mes positions. Combien pariez-vous qu'un jour vous vous trouverez, par mes soins, au fond d'un couvent de province à filer la quenouille, sans espoir d'en jamais sortir ?
– Combien pariez-vous qu'un jour vous serez follement amoureux de moi ?
Philippe s'immobilisa et respira profondément, comme si cette seule supposition le bouleversait d'indignation.
– Eh bien, parions, puisque vous le proposez, reprit Angélique en riant. Si vous gagnez je vous abandonne toute ma fortune, mon commerce, mes bateaux. Quelle importance pour moi, n'est-ce pas, de posséder tout cela puisque je serai cloîtrée, défigurée, décharnée, devenue idiote sous le poids des tourments ?
– Vous riez, dit-il, en la regardant, vous riez, répéta-t-il, menaçant.
– Que voulez-vous, on ne peut pas toujours pleurer.
Mais des larmes soudaines emplirent ses yeux et comme elle levait la tête pour le regarder il vit à la racine de son cou gracile, sous le collier qu'elle avait loué pour les dissimuler, les meurtrissures qu'elle lui devait.
– Si je gagne, Philippe, murmura-t-elle, je vous demanderai de me donner ce pendentif d'or que votre famille tient depuis les temps lointains des premiers rois et que chaque aîné doit accrocher au cou de sa fiancée. Je ne me souviens plus très bien de la légende qui est attachée à ce collier, mais je sais qu'on racontait dans le pays qu'il avait le pouvoir magique de donner aux femmes de la famille du Plessis-Bellière la vertu de courage. Pour moi vous avez dédaigné la tradition.
– Vous n'en aviez pas besoin, riposta Philippe brusquement.
Et la plantant là, il marcha à grands pas vers le palais. Le lendemain à l'aube toute la Cour, à cheval, dévalait vers la forêt. La chasse fut très réussie. À midi, un cerf splendide couronné de dix cors, s'effondrait sur la mousse.
Le retour pour Saint-Germain fut décidé aussitôt après la curée. Angélique, elle, rentrait sur Paris dans un carrosse prêté par Mme de Montespan. Au moment du départ, elle vit le prince de Condé qui lui adressait de loin des moulinets amicaux avec sa canne. Elle s'en fut lui faire sa révérence.
– Monseigneur, lui dit-elle, la Cour est un lieu bien surprenant. Vous qui avez une grande expérience de ce monde, pourriez-vous me donner des conseils ?
– Mon petit, lui répondit-il, à la Cour vous n'aurez que trois choses à faire : dire du bien de tout le monde, demander tout ce qui vaquera, et vous asseoir où vous pourrez !
Chapitre 9
Angélique retournait de Versailles à Paris en fiacre.
Le trajet lui parut court tant ses pensées s'entremêlaient dans sa tête. Elle avait du mal à imaginer que trois jours à peine s'étaient écoulés. Toute cette vie nouvelle à la Cour l'intriguait, l'inquiétait, la ravissait aussi. Elle était loin d'en démêler les fils complexes. Le faste et les réjouissances l'avaient moins subjuguée cette fois que la vie bouillonnante de ce monde fermé, réglée comme un ballet et explosive comme un volcan. Le calme de son hôtel de la rue du Beautreillis lui ferait du bien. Elle était pétrie de courbatures, particulièrement aux genoux, conséquence des multiples révérences distribuées. Elle songea que l'état de courtisan devait aider à entretenir la souplesse des muscles jusqu'à un âge avancé. Pour sa part elle manquait encore d'entraînement.
« Un bain chaud, un petit souper, et au lit ! Philippe ne me fera pas enfermer au couvent d'ici demain. Et, qui sait, la semonce du roi le maintiendra peut-être en respect pendant un moment. »
Déjà son optimisme reprenait le dessus. Elle regarda Paris, le trouva bien gris dans le soir à côté des perspectives dorées de Versailles, mais reposant. Le portail donnant sur la grande cour d'entrée de son hôtel était ouvert à deux battants.
« Je vais réprimander vertement le portier de ce désordre », se dit-elle en sautant à terre, profitant de l'arrêt momentané du véhicule de louage devant la loge du suisse. Flipot, dont la vivacité était toujours devancée par celle de sa maîtresse, fit un saut pour venir soutenir la queue de son manteau.
– Pardon, excuse, Marquise, bredouilla-t-il.
Angélique ne le reprit même pas, tellement le spectacle qu'elle voyait l'absorbait.
– Mais c'est une véritable foire de village dans mon propre hôtel, ma parole !
La cour, qu'elle avait laissée particulièrement vide trois jours auparavant, était maintenant encombrée d'un amoncellement de calèches, fiacres de louage, chaises à porteurs et jusqu'à trois carrosses, plutôt modestes il est vrai, mais fort envahissants.
– M'est avis, Marquise, qu'il y a chez vous comme qui dirait une descente de la ville. C'est-y qu'on prend votre turne pour la bonne auberge... sauf vot' respect ?
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