Le visage du vieux monsieur se rembrunit d'une peine qui le fit ressembler à un bébé malheureux. Il poursuivit, en geignant :

– Hélas ! j'aurais bien voulu l'être ! Et je ne m'en serais pas plus mal acquitté qu'un autre. Le persan, le turc, l'arabe et l'hébreu sont des langues que je pratique et écris couramment. J'ai été quinze ans esclave d'abord chez le Grand Turc à Constantinople, puis en Égypte et j'allais être acheté par le sultan du Maroc, qui avait entendu parler de mes connaissances médicales lorsque, par l'entremise des Pères de la Mercy, un mien parent a obtenu mon rachat. Mais la question n'est pas là. Ce que je veux, c'est que, dans l'intérêt de votre roi ainsi que dans le vôtre et celui de la Science, vous parveniez à vous procurer un faible échantillon d'une denrée rarissime que l'ambassadeur de Perse va certainement apporter à notre monarque. Il s'agit d'un liquide minéral appelé « moumie », faute de mieux. Les Persans le possèdent à l'état pur, tandis que moi je n'ai pu en obtenir que des échantillons prélevés dans les tombeaux égyptiens sur les momies précisément, qu'il servait à embaumer.

– Et c'est cette saleté que vous venez de me faire avaler ? s'exclama Angélique.

– Ne vous sentez-vous pas mieux ?

Surprise elle s'aperçut que sa migraine avait disparu.

– Vous êtes un magicien ! observa-t-elle avec un sourire non voulu.

– Un chercheur scientifique tout au plus, Madame. Et si vous pouviez me procurer un échantillon de cette liqueur je vous bénirais, car cela m'aiderait dans les travaux auxquels j'ai consacré toute ma vie. Je n'ai jamais pu en obtenir une goutte. Je l'ai seulement vue dans un flacon qui était gardé par trois mameluks. Vue et humée. Cela pue à cent toises à la ronde. Odeur épouvantable autant que délicieuse. Cela tient du cadavre et du musc... C'est merveilleux ! exulta-t-il.

Elle commençait à soupçonner qu'elle avait peut-être affaire à un fou ou à un bonhomme atteint de sénilité précoce. « D'abord ne pas le contrarier », se dit-elle. Elle essaya de se débarrasser de son visiteur en reconduisant avec douceur. Elle promit de faire son possible. Encore qu'elle doutât qu'elle pût avoir accès à ce cadeau, surtout si précieux.

– Vous pouvez tout ! affirma-t-il avec force. Il faut absolument vous trouver là lorsque l'ambassadeur viendra remettre son présent. Et si jamais l'entourage du roi et surtout ses médecins ignares méprisaient la valeur de cet objet et commettaient le blasphème de vouloir le jeter, promettez-moi d'en recueillir la moindre goutte. O, surtout, SAUVEZ MA MOUMIE MINÉRALE !

Angélique promit tout ce qu'il voulut.

– Merci ! Merci mille fois, ô belle Madame ! Vous me rendez l'espoir. Avec une souplesse surprenante il s'agenouilla devant elle et toucha plusieurs fois le tapis de son front chenu.

Puis il se releva en s'excusant de cette habitude orientale qu'il avait conservée de sa longue captivité chez les Barbaresques.

Angélique renouvela ses promesses tout en le poussant insensiblement vers la sortie. Elle ne put se retenir de lui demander pourtant ce qui lui valait cette invasion subite de solliciteurs.

Le vieillard se redressa, dégrisé et paraissant très maître de lui et très lucide. Il dit qu'ayant aperçu Angélique il avait compris qu'elle était créée pour prendre la première place partout où elle passait.

– Mais où donc m'avez-vous aperçue ?

– À la Cour.

– À la Cour ? Vous ?

– Ne vous ai-je pas dit que j'étais attaché aux échevins du Commerce de Marseille ?

Sans s'expliquer davantage, il continua :

– Je ne peux ignorer votre fortune montante auprès du roi, pour les raisons que vous ont exposées ce tantôt ces messieurs de l'Académie. Mais ce qui vous met en valeur c'est aussi le discrédit de Mme de La Vallière qui va en augmentant à la Cour.

– Le discrédit ? Je la croyais à l'apogée de sa faveur.

– Elle l'est, madame ; mais un savant comme moi peut inférer que déjà, rien que de ce fait, sa chute ne saurait qu'être proche puisque, à un sommet de courbe, un « maximum » comme l'eût dit Descartes, correspond fatalement une retombée appelée « minimum ». Mais à ces prévisions, en quelque sorte mathématiques, j'en vois d'autres ; naturelles et de l'ordre instinctif, des phénomènes qui font que les rats quittent le bateau en péril. Les habitués ordinaires de Madame de La Vallière, et jusqu'à son premier valet de chambre, ont déserté pour venir chez vous. Cela signifie que dans la course qui se pose : à savoir qui sera la prochaine favorite de Sa Majesté vous partez bonne gagnante.

– Absurde ! fit Angélique avec un haussement d'épaules. Maître Savary, vous avez beaucoup trop d'imagination pour votre âge.

– Vous verrez ! Vous verrez ! dit le petit vieux, dont les yeux pétillèrent derrière les verres de son gros lorgnon.

Il s'éclipsa enfin.

*****

Restée seule, Angélique enregistra alors que quelque chose avait changé dans la maison. C'était le silence subit et total.

Elle agita une sonnette, n'osant se risquer dans l'antichambre. Au bout d'un moment elle entendit le pas de Roger, son maître d'hôtel, qui parut.

– Madame, votre souper est servi.

– Il est bien temps ! Mais où sont tous les solliciteurs ?

– J'ai fait courir le bruit que vous étiez repartie secrètement pour Saint-Germain. Et tous ces abrutis ont aussitôt quitté l'hôtel, à votre poursuite. Que Mme la marquise m'excuse, mais nous ne savions comment faire face à une telle affluence.

– Vous devriez le savoir, maître Roger, sinon je me priverai de vos services, dit-elle d'un ton cassant.

Le jeune maître d'hôtel se plia en deux en affirmant que désormais il trierait avec le plus grand soin tous les visiteurs.

Angélique soupa légèrement d'un potage, d'un salmis d'œufs de carpes, d'un orge mondé et d'une salade de surgeon de choux qu'on appelait alors brocoli. Elle se mit au lit et dormit d'un trait.

Le lendemain, avant toutes choses, elle s'installa à son écritoire et rédigea une missive à l'adresse de son père en Poitou. Elle lui mandait d'expédier au plus tôt sur Paris, avec leurs domestiques, ses deux fils Florimond et Cantor, dont il avait la charge depuis plusieurs mois. Quand elle sonna pour faire venir le « galopeur » attitré de sa maison, le maître d'hôtel lui rappela que l'homme en question avait disparu depuis quelques jours avec les chevaux, ainsi d'ailleurs que tout le personnel attaché aux écuries. Mme la marquise n'ignorait pas que ses écuries étaient vides de véhicules, de bêtes et d'hommes, à part deux chaises à porteurs oubliées.

Angélique eut toutes les peines du monde à se contenir devant le subalterne. Elle dit à Roger que lorsque ces sacripants de valets se présenteraient il devrait les faire jeter dehors à coups de bâton, et leur retenir leurs derniers gages. Maître Roger, toujours calme, fit remarquer qu'il y avait peu de chances de les voir se présenter, car ils avaient déjà été engagés au service de M. le marquis du Plessis-Bellière. D'ailleurs, ajouta l'homme, la plupart de ces garçons n'avaient pas vu malice au fait de transporter les chevaux et les carrosses de Mme la marquise dans les communs de M. le marquis.

– Vous ne devez obéir qu'à moi ici ! fit Angélique.

Elle se reprit, dit à maître Roger qu'il devait se rendre au plus vite à la place de Gresve, où l'on pouvait embaucher des valets. Ensuite à la foire de St-Denis, pour les chevaux. Un attelage de quatre bêtes, plus deux coursiers de rechange suffiraient. Enfin il faudrait faire venir le carrossier de la rue qui, à l'enseigne de la « Roue dorée », lui avait déjà fourni ses voitures. Cela s'appelait de l'argent jeté par les fenêtres, et de la part de Philippe c'était du vol, ni plus ni moins. Pourrait-elle le dénoncer aux sergents du guet ou en justice ? Non, elle ne pouvait rien que subir. Et c'était bien l'attitude la plus contraire à son tempérament.

– Et pour la lettre que Madame la marquise voulait envoyer en Poitou ? s'enquit le maître d'hôtel.

– Faites-la expédier par la poste publique.

– Le départ de la poste n'a lieu que le mercredi.

– Qu'importe ! La lettre attendra.

Pour se calmer les nerfs Mme du Plessis-Bellière se fit porter en chaise Quai de la Mégisserie, où elle avait son entrepôt d'oiseaux des îles. Elle y choisit un perroquet multicolore qui sacrait comme un boucanier de Saint-Christophe, mais ce détail n'était pas pour offusquer les oreilles de la belle Athénaïs, au contraire.

Angélique y joignit un négrillon, revêtu aux couleurs de l'oiseau : turban orange, justaucorps vert, culotte rouge, bas rouges brodés d'or. Avec des souliers de laque noire aussi reluisants que sa frimousse, le petit Maure ressemblait à ces porte-torchères vénitiens de bois peint, dont la mode commençait à se répandre.

C'était un cadeau princier. Angélique savait que Mme de Montespan l'apprécierait et à ses yeux, le sacrifice était bien placé. Alors que des imbéciles, sur des indices mal fondés, s'empressaient de voir en elle une future favorite, elle serait presque la seule à faire sa cour dans la bonne direction. Elle ne put s'empêcher de rire à cette pensée que l'humanité était donc stupide !

*****

En attendant, son « affaire de Cour » à elle n'était pas résolue. Et dorénavant il faudrait ajouter aux désagréments de démarches innombrables et stériles, celles qui égareraient dans son antichambre les solliciteurs de tous poils, importuns et mauvais comme des taons en plein mois d'août !

Trois d'entre eux l'attendaient déjà d'un pied ferme lorsqu'elle rentra rue du Beautreillis. Elle vit rouge et faillit les saisir au collet pour les jeter dehors.

– Bonjour Angélique, firent-ils d'une même voix.

La pénombre ne lui avait pas permis de reconnaître sur-le-champ ses trois derniers frères : Denis, Albert et Jean-Marie.

Elle les voyait périodiquement et quand ils avaient besoin de subsides. Denis, qui était devenu un énorme gaillard de vingt-trois ans, servait aux armées, dans le régiment de Touraine. Toute sa maigre solde d'officier était engloutie dans ses dettes de jeu. Il allait jusqu'à vendre son cheval, louer son valet. Albert et Jean-Marie, qui avaient dix-sept et quinze ans, étaient encore pages, l'un chez M. de Saint-Roman l'autre chez le duc de Mazarin. Angélique ne perdit pas son temps à leur demander ce qu'ils voulaient. De l'argent, comme d'habitude. Elle alla à sa cassette et leur compta quelques écus en se dispensant aujourd'hui de leur faire la leçon. Denis et Jean-Marie se retirèrent satisfaits. Mais le jeune Albert la suivit jusque dans sa chambre.

– Maintenant que tu es en bonne place, Angélique, il va falloir que tu m'obtiennes un bénéfice ecclésiastique !

– Combien possèdes-tu pour l'acquérir ?

– Tu m'aideras. J'ai entendu dire que l'abbaye de Nieul allait tomber en vacation. Angélique, qui commençait à dégrafer son corsage devant la psyché, se retourna :

– Tu n'es pas fou ?...

– L'abbaye de Nieul est située sur vos terres du Plessis...

– Point du tout ! C'est un énorme domaine indépendant, une véritable seigneurie. Il y a d'ailleurs plusieurs bénéficiaires qui en dépendent. L'abbé est le principal, mais il doit aussi avoir reçu les ordres et résider.

– Par l'intermédiaire de Raymond notre frère jésuite, je pourrais obtenir des dispenses...

– Tu as reçu un coup d'estoc, ce n'est pas possible, mon pauvre ami ! lui dit sa sœur en le regardant avec mépris.

Elle ne l'aimait guère. Il avait une beauté pâle assez proche de celle de Marie-Agnès, mais elle ne reconnaissait pas dans son long corps dégingandé la robustesse des garçons de Sancé. Elle lui trouvait des manières sournoises qui n'étaient pas dans le genre de la plupart des membres de sa famille. En somme, il ressemblait à Hortense.

– Un petit débauché comme toi, abbé de Nieul ! Tout de même, il y a des limites ! Je sais la vie que tu mènes. Il n'y a pas si longtemps tu te faisais soigner par un empirique du Pont-Neuf pour une maladie de garçon que tu avais attrapée le diable sait où. Tu vois, je suis bien renseignée...

Le jeune page avala sa salive d'un air offusqué.

– Je ne te savais pas si bégueule. Cela te va d'ailleurs fort mal. Tant pis ! Je me passerai de tes services.

Il s'éloigna d'un pas hautain, mais lui jeta avant de refermer la porte :

– J'arriverai quand même à mes fins. J'arrive toujours à obtenir ce que je veux.

En cette dernière boutade, il était bien un Sancé.

L'instant d'après elle ne songeait déjà plus à lui. On venait d'annoncer le sieur Binet, son coiffeur. Elle goûta un moment de détente à se remettre entre les mains de l'homme de l'art et à le voir disposer avec soin ses peignes, ses fers, son petit réchaud de vermeil, ses flacons, ses boîtes d'onguent.