– Les affaires vont-elles, Binet ?
– Elles pourraient aller mieux, Madame.
– Votre esprit inventif se trouve-t-il en défaut pour créer de nouvelles merveilles sur la tête de ces dames et de ces messieurs ?
– Oh ! l'esprit inventif est encore une des denrées dont je dispose le plus facilement et qui me coûte le moins cher. Vous a-t-on parlé de ce baume à la cendre d'abeille que j'ai composé pour fortifier les cheveux rares ? Cela donne beaucoup d'espérance à bien des personnes qui n'ont pas la fortune de posséder une chevelure comme la vôtre, Madame.
D'une main experte il soulevait la masse de boucles soyeuses d'un blond bruni traversé de reflets plus clairs, comme des coulées de soleil.
– J'ai ouï dire que vous aviez eu le plus grand succès à Versailles et que vous aviez retenu longuement l'attention du roi.
– Je l'ai entendu dire aussi, fit Angélique avec un soupir résigné.
– Madame, saviez-vous que ma modeste profession risque d'être atteinte cruellement et que j'ai songé à vous pour une intervention qui nous sauverait peut-être, nous modestes artisans-perruquiers, d'un grave préjudice ?
Sans attendre il lui expliqua qu'un monsieur Du Lac avait sollicité du roi la permission d'établir « un bureau » dans Paris où toutes les perruques seraient apportées pour y être contrôlées et y être apposées d'une marque au-dedans de la coiffe avec défense d'en débiter qu'elles ne soient contrôlées, sous peine de confiscation et de cent livres d'amende. Pour le droit de contrôle, le sieur Du Lac se réservait de percevoir dix sols par perruque.
– La chose est contrariante pour vous, mais il est presque certain que le roi refusera d'y donner suite. Il ne s'occupe pas de telles sottises...
– C'est ce qui vous trompe, Madame. Le sieur Du Lac fait partie de la maison de Mlle de La Vallière, et Sa Majesté accepte tous les placets présentés de sa part. Celui dont je vous parle est déjà à l'étude au Conseil d'En Haut.
– Alors tu n'as qu'à faire présenter un placet contradictoire par les mains de quelqu'un de puissant dans l'entourage du roi.
– Par exemple vous, Madame, s'empressa de dire Binet en sortant immédiatement d'un sac une missive cachetée. Votre bonté ne refusera pas de s'entremettre pour déposer cette juste réclamation entre les mains de Sa Majesté...
Angélique balança un instant sur ce qu'il convenait de faire. Elle tenait à être bien coiffée. Une femme qui sait de quels éléments se compose sa réussite dans le monde, ne contrarie pas son coiffeur alors que s'ouvre la saison des grandes fêtes de l'hiver. Elle prit donc le placet, mais refusa de s'engager. Binet éclata de satisfaction.
– Madame vous pouvez tout, j'en suis convaincu, je vous connais depuis trop longtemps. Vous allez voir, je vais vous parer comme une déesse.
– Ne dépense pas ton génie trop tôt. Je ne t'ai rien promis et je ne sais comment diable je m'y prendrai... Que t'imagines-tu ? Je n'ai aucune place à la Cour, où je n'ai été que deux fois.
Mais l'optimiste Binet lui faisait toute confiance. Il la retint deux heures sous sa dépendance volubile et enthousiaste. Après quoi Angélique ne put s'empêcher de sourire à son miroir.
– J'ai complété ma réclamation d'une requête, expliqua encore Binet avant de la quitter. Je sollicite l'emploi de perruquier près de Sa Majesté.
– Ton ambition tombe mal. Il se trouve que nul dans le royaume n'a moins besoin de tes services que le roi. Il possède une chevelure naturelle qui vaut toutes les perruques du monde et qu'il ne sacrifierait pas sans répugnance.
– La mode est la mode, fit Binet, sentencieux. Les rois eux-mêmes doivent s'incliner devant elle. Or la mode est à la perruque. Elle donne de la majesté au visage le plus commun, de la grâce aux traits les moins engageants. Elle préserve les chauves du ridicule et les vieillards des coryzas, et elle prolonge pour tous deux l'âge des agréables conquêtes. Qui peut se passer de perruque désormais ? Tôt ou tard le roi y viendra. Et moi, François Binet, j'ai mis au point un modèle spécialement étudié pour Sa Majesté, qui lui permettra de porter perruque sans pour cela sacrifier sa chevelure ni la dissimuler entièrement.
– Vous m'intriguez, monsieur Binet.
– Madame, je ne confierai mon secret qu'au roi seul.
*****
Le lendemain, Angélique, ayant décidé qu'elle ne pouvait plus se passer de l'atmosphère de la Cour, prit le chemin de Saint-Germain-en-Laye, dont Louis XIV avait fait depuis trois années sa résidence habituelle.
Chapitre 10
Angélique mit pied à terre à l'entrée des jardins. Les abords étaient plus animés encore qu'à Versailles. Toute la petite ville participait à la vie de la Cour. Badauds, solliciteurs, fonctionnaires, domestiques allaient et venaient librement. La terrasse, longue de plus de cinq lieues, réalisée par Le Nôtre, s'allongeait dominant l'un des plus beaux panoramas de l'Ile-de-France.
À l'instant même le roi arriva dans son carrosse tiré par six chevaux isabelle blancs somptueusement harnachés, entouré de quatre cents seigneurs tous à cheval et le chapeau à la main. L'extraordinaire assemblée se détachait en multiples coloris sur les frondaisons rousses de la forêt, tandis qu'au loin s'apercevait la plaine aux tons bleu doux et vert cendré où brillait le cours ondoyant de la Seine.
Le marquis de La Vallière, l'un des premiers offrit à Angélique d'être son cavalier, puis le marquis de Roquelaure, Brienne, Lauzun, s'arrêtèrent. Ces messieurs étaient fort excités, discutant la dernière nouvelle à l'ordre du jour. Le roi avait fait venir son tailleur afin de lui donner des directives au sujet des fameux justaucorps bleus dont il voulait créer l'ordre très peu monastique, sinon très honorifique. Soixante gentilshommes seraient élus. Ils pourraient suivre le roi dans ses petits voyages de plaisir sans en demander la permission. Ils revêtiraient à cet effet l'uniforme qui serait aux yeux de tous l'éclatant témoignage de l'amitié que le souverain leur portait ; casaque de moire bleue, disait-on, doublée de rouge, brodée d'un dessin d'or et d'un peu d'argent, avec les parements et la veste rouges.
– Notre ami Andijos nous doit une agréable surprise, dit Lauzun. Je crois que sa faveur est au plus haut point et que nous pouvons nous promener ensemble sans scrupules. Connaissez-vous les grottes de Saint-Germain, ma beauté ?
Sur sa réponse négative il lui prit le bras et l'enlevant d'autorité à ses autres admirateurs, l'emmena voir ces curieuses grottes animées ou parlantes, qui dataient du bon roi Henri. Des artistes italiens, les Francinet, établis en 1590 comme « maîtres dans l'art d'utiliser les eaux pour l'embellissement des parcs et des jardins », les avaient peuplées de toute une mythologie mécanique que l'eau faisait comme vivre et parler. La première grotte était habitée par Orphée, qui jouait de la harpe. Des animaux paraissaient tour à tour, chacun poussant le cri de son espèce. La deuxième abritait un berger qui chantait, accompagné d'un chœur d'oiseaux. Dans la troisième, où l'on pouvait voir un Persée automate délivrant Andromède tandis que des tritons soufflaient dans leurs conques, Lauzun et sa compagne rencontrèrent Mlle de La Vallière et quelques-unes de ses suivantes. Elle était assise au bord d'un des bassins, laissant tremper ses doigts fins dans l'eau murmurante.
Le marquis de Lauzun lui fit sa cour et la jeune femme lui répondit avec enjouement. Rompue depuis sa jeunesse aux règles de la conversation, une longue habitude du monde avait eu raison de sa timidité et de la honte qu'elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver depuis qu'elle était devenue au su de tous la maîtresse du roi. Elle souffrait de paraître, mais demeurait aisée et gracieuse. Son regard glissa vers Angélique avec intérêt.
– Mlle de La Vallière attire l'affection mais pas le dévouement, fit remarquer celle-ci, tandis qu'elle continuait sa promenade sous le couvert des galeries de verdure. Lauzun ne releva pas ses paroles.
Il l'examinait du coin de l'œil. Elle poursuivit son raisonnement :
– Ces valets et ces pique-assiette qu'elle entretient sans le savoir et presque sans le vouloir, sont prêts à l'abandonner au moindre mauvais vent. Il n'y a certainement pas eu dans l'Histoire de favorite moins exigeante pour elle-même et qui cependant donne autant l'impression de piller le Trésor Royal. Les protégés de Mlle de La Vallière représentent un fléau. On les retrouve partout, les dents longues, tendant la main et insatiables.
– Vos petites idées sur les petites coteries de la Cour me semblent déjà assez claires pour votre petite expérience, dit Lauzun. Attendez ! fit-il en s'arrêtant, et levez les yeux vers les arbres, s'il vous plaît.
Angélique s'exécuta sans comprendre.
– Admirable ! soupira Lauzun. Vos yeux deviennent alors verts et liquides comme une eau de source. On s'y rafraîchirait.
Il lui baisa les paupières. Elle l'écarta d'un léger coup d'éventail.
– Ne vous croyez pas obligé de jouer au satyre parce que nous sommes en forêt.
– Il y a pourtant longtemps que je vous adore.
– Votre adoration est de celles dont on fait les bonnes amitiés. Je voudrais que vous la mettiez à mon service pour me permettre d'acquérir une charge à la Cour.
– Angélique, vous êtes une enfant beaucoup trop sérieuse. On vous montre de beaux joujoux mécaniques et vous les regardez distraitement en songeant à vos devoirs d'école. On vante vos beaux yeux et vous parlez charges et emplois.
– Qui n'en parle pas ici ?
– On parle aussi des beaux yeux !... Et de l'amour, dit Lauzun en passant un bras câlin autour de sa taille.
Elle ne voulut pas l'entendre et le précéda pour entrer dans la quatrième grotte, où Vulcain et Vénus voguaient ensemble sur une coquille argentine. Il y avait foule, et comme elle s'approchait elle reconnut le roi.
– Ah ! voici la charmante bagatelle, fit celui-ci en l'apercevant.
Angélique exécuta sa première grande révérence de la journée. Elle la renouvela pour Monsieur et Madame, qui étaient également présents.
Le roi s'étant mis à parler avec le marquis de Lauzun elle se mêla au groupe des dames et des courtisans et les suivit pendant la promenade à travers les jardins. Peu après Péguilin revint, la prit par la main et la conduisit près du roi.
– Sa Majesté a deux mots à vous dire...
Angélique fit une nouvelle révérence et resta à hauteur de Sa Majesté tandis que le gros de la suite se maintenait à quelque distance.
« Encore deux apartés de ce genre et je vais voir doubler le nombre des solliciteurs à mes portes », pensa-t-elle.
– Madame, dit le roi, depuis notre dernière entrevue à Versailles nous avons eu maintes fois l'occasion de nous féliciter des vues très justes, très sages et très nouvelles que vous nous aviez exposées. Et nous avons pensé que nous vous en avions bien mal remerciée. Si vous avez quelque faveur à nous demander c'est avec le plus grand plaisir que nous y soucrirons.
– Sire, Votre Majesté a déjà eu la bonté de s'intéresser à l'avenir de mes fils.
– Cela va de soi ! Mais n'auriez-vous pas une requête plus précise à m'adresser ?
Angélique pensa aussitôt à la demande de Binet et tira de son corsage le placet violemment parfumé aux essences de Provence du perruquier-coiffeur.
– Un coiffeur ? dit le roi surpris. Je vous parlais d'une requête de plus d'importance.
– Mais un coiffeur est quelqu'un de très important, affirma Angélique, sérieuse. Et, à mes yeux, celui-ci l'est plus que tous les autres coiffeurs de Paris car c'est le mien. En outre il affirme posséder un secret qui permettrait à Votre Majesté de porter perruque sans pour cela sacrifier ni même cacher ses cheveux, qu'elle a fort beaux.
– Vraiment ? s'exclama le roi en s'arrêtant au milieu de l'allée. Comment cela est-il possible ?
– Le sieur François Binet m'a dit qu'il ne confierait son secret qu'à Votre Majesté, seul à seul.
– Le diable m'emporte si j'ai la patience d'attendre jusqu'à demain pour connaître la solution du problème ! Je suis sans cesse à me poser la question : Couperai-je ? Ne couperai-je pas ? Mais, si cet artiste – dont j'ai entendu dire grand bien d'ailleurs – a trouvé vraiment le moyen de concilier ces deux extrêmes, ma parole, je le ferai duc !...
Riant, avec cet entrain auquel il se laissait aller dans ses moments de détente, Louis XIV fit signe à son premier gentilhomme, lui remit le placet de Binet et lui donna des ordres pour qu'on fît venir le perruquier à Saint-Germain.
*****
En regagnant, vers le soir, son logis parisien Angélique éprouvait une joie puérile d'avoir ainsi obtenu si rapidement sa première requête. Elle se sentait presque toute-puissante, tout en devant s'avouer que ses propres affaires n'étaient guère avancées. Elle avait pris part à une collation suivie d'un petit bal, parlé avec une infinité de gens, exécuté un nombre incalculable de révérences et perdu 100 livres au cours d'une petite partie – assise – de lansquenet. Néanmoins, le lendemain et les jours suivants elle reprenait le chemin de la Cour. Elle ne voyait plus Philippe nulle part. Les échos lui avaient appris qu'il avait été envoyé pour une inspection de quelques jours en Picardie. Était-il en disgrâce ? Non, car le Grand Louvetier avait revêtu l'un des premiers la fameuse casaque bleue tant briguée. Angélique avait vu aussi le marquis de Louvois. À ses demandes d'échanges d'affaires, le ministre avait levé les yeux au ciel et commencé à exposer la situation ridicule et désastreuse dans laquelle il se trouvait. Certes il était propriétaire, et depuis longtemps, des bénéfices des transports entre Lyon et Paris. Mais ne voilà-t-il pas qu'un fieffé coquin, un nommé Collin, avait eu l'audace de demander ce même privilège et que le roi le lui avait accordé. Il se trouvait maintenant dans l'obligation de traiter avec un damné valet de bas étage, soit pour se faire rendre ses droits en accordant audit Collin un substantiel dédommagement, soit en partageant avec lui, soit en abandonnant tout. Naturellement ce Collin appartenait à la maison de Mlle de La Vallière, ce qui rendait la situation épineuse vis-à-vis du roi. Louvois s'étendit longuement et avec maussaderie sur cette désagréable affaire et en oublia les compliments qu'il avait préparés pour la ravissante marquise dont la beauté, l'air à la fois sagace et ingénu, commençaient à hanter ses rêves.
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