On ne lui avait pas volé ses perles. Ses liens étaient dénoués mais la couverture la couvrait encore par-dessus sa légère chemise de nuit de soie rose. Angélique se pencha, ramassa le collier, qu'elle mit machinalement à son cou. Puis elle se ravisa et l'ôtant, le glissa sous le traversin.
Au-dehors, une cloche argentine se mit à tinter. Une autre lui répondit. Le regard d'Angélique accrocha, pendu au mur de chaux, une petite croix de bois noir garnie d'un rameau de buis.
« Un couvent ! Je suis dans un couvent... »
En écoutant avec attention elle pouvait surprendre les échos lointains d'un orgue et de voix psalmodiant des cantiques.
« Qu'est-ce que tout cela signifie ? Oh ! mon Dieu, que j'ai mal à la gorge ! »
Elle resta là un moment, prostrée, les pensées en déroute, voulant se persuader qu'elle vivait un mauvais rêve et qu'elle allait enfin se réveiller de ce cauchemar absurde. Des pas résonnant dans le couloir la firent se redresser. Des pas d'homme. Son ravisseur, peut-être ? Ah ! Ah ! Elle ne le laisserait pas quitte des explications. Elle ne craignait point les bandits. Elle lui rappellerait, si nécessaire, que le roi des argotiers, Cul-de-Bois, était de ses amis.
On s'arrêtait devant la porte. Des clefs tournèrent dans la serrure et quelqu'un entra. Angélique demeura un instant stupéfaite à la vue de celui qui se dressait devant elle.
– Philippe !
Elle était à cent lieues d'imaginer l'apparition de son mari. Ce Philippe, qui n'avait pas daigné depuis deux mois qu'elle était à Paris lui rendre la moindre visite, même de politesse, et se souvenir qu'il avait une femme.
– Philippe ! répéta-t-elle. Oh ! Philippe, quel bonheur ! Vous venez à mon secours ?...
Mais quelque chose de glacé et d'insolite dans le visage du gentilhomme arrêta l'élan qui la jetait vers lui.
Il se tenait devant la porte, campé dans ses hautes bottes de cuir blanc, magnifique dans son justaucorps de daim gris souris soutaché d'argent. Sur son col de dentelle en point de Venise, les boucles de sa perruque blonde tombaient, soigneusement disposées. Son chapeau était de velours gris à plumes blanches.
– Comment vous sentez-vous, Madame ? demanda-t-il. Votre santé est-elle bonne ?
On aurait dit qu'il la rencontrait dans un salon.
– Je... je ne sais pas ce qui m'est arrivé, Philippe, balbutia Angélique en plein désarroi. On m'a attaquée dans ma chambre... On m'a enlevée et amenée ici. Pourriez-vous m'expliquer quel est le misérable qui a commis ce forfait ?
– Très volontiers. C'est La Violette, mon premier valet de chambre.
– ... ?
– Sur mon ordre, compléta-t-il obligeamment.
Angélique bondit. La vérité éclatait. En chemise, pieds nus sur les dalles froides, elle courut jusqu'à la fenêtre, se cramponnant aux grilles de fer. Le soleil se levait sur le beau jour d'été qui verrait le roi et sa Cour chasser le cerf dans les bois de Fausse-Repose. Mais Mme du Plessis-Bellière n'y serait pas présente. Elle se retourna, hors d'elle.
– Vous avez fait cela pour m'empêcher de paraître à la chasse du roi !
– Comme vous êtes intelligente !
– Ne savez-vous pas que Sa Majesté ne me pardonnera jamais cette suprême impolitesse, qu'elle va me renvoyer en province ?
– C'est exactement le but que je veux atteindre.
– Oh ! vous êtes un homme... diabolique.
– Vraiment ? Sachez que vous n'êtes pas la première femme qui me fait ce gracieux compliment.
Philippe riait. La colère de sa femme semblait avoir raison de son caractère taciturne.
– Pas si diabolique que cela après tout, reprit-il. Je vous fais enfermer au couvent afin que vous puissiez vous régénérer dans la prière et les macérations. Dieu lui-même ne peut y trouver à redire.
– Et combien de temps devrai-je rester en pénitence ?
– Nous verrons !... nous verrons. Quelques jours pour le moins.
– Philippe, je... Je crois que je vous hais.
Il rit de plus belle, les lèvres retroussées sur ses dents blanches et parfaites dans un rictus cruel.
– Vous réagissez à merveille. Cela vaut la peine de vous contrarier.
– Me contrarier !... Vous appelez ça contrariété ? Effraction !... Enlèvement ! Et quand je pense que c'est vous que j'ai appelé à mon secours quand cette brute a essayé de m'étrangler...
Philippe cessa de rire et fronça les sourcils. Il s'approcha d'elle pour examiner les traces bleues qui marbraient son cou.
– Bigre ! Le pendard y a été un peu fort. Mais je me doute que vous avez dû lui donner du fil à retordre et c'est un garçon qui ne connaît que la consigne. Je lui avais prescrit de mener l'opération avec le plus de discrétion possible afin de ne pas attirer l'attention de vos gens. Il s'est introduit par la porte du fond de votre orangerie. N'empêche, la prochaine fois je lui recommanderai moins de violence.
– Car vous envisagez une « prochaine fois » ?
– Tant que vous ne serez pas matée, oui. Tant que vous redresserez votre front têtu, que vous me répondrez avec insolence, que vous chercherez à me désobéir. Je suis Grand Veneur du roi. J'ai l'habitude de dresser les chiennes féroces. Elles finissent toujours par me lécher les mains.
– J'aimerais mieux mourir, dit Angélique sauvagement. Vous me tuerez plutôt.
– Non. Je préfère vous asservir.
Il plongeait son regard bleu dans le sien et elle finit par détourner les yeux, oppressée. Le duel qui les opposait promettait d'être farouche, mais elle en avait vu d'autres. Elle le brava encore :
– Vous êtes trop ambitieux, je crois, Monsieur. Vous me voyez curieuse de savoir ce que vous envisagez pour parvenir à ce but ?
– Oh ! j'ai le choix des moyens, fit-il avec une moue. Vous enfermer, par exemple. Que diriez-vous de prolonger un peu votre séjour ici ? Ou encore... Je puis vous séparer de vos fils.
– Vous ne feriez pas cela.
– Pourquoi pas ? Je peux aussi vous couper les vivres, vous réduire à la portion congrue, vous contraindre à me quêter votre pain...
– Vous dites des sottises, mon cher. Ma fortune est à moi.
– Ce sont des choses qui s'arrangent. Vous êtes ma femme. Un mari a tous les pouvoirs. Je ne suis pas si sot que je ne trouve un jour le moyen de faire passer votre argent à mon nom.
– Je me défendrai.
– Qui vous écoutera ? Vous aviez eu l'habileté, je le reconnais, de gagner l'indulgence du roi. Mais après votre impair d'aujourd'hui j'ai bien peur qu'il n'y faille plus compter. Sur ce je vous quitte et vous laisse à vos méditations car je ne dois pas manquer le départ de la meute. Je pense que vous n'avez plus rien à me dire ?
– Si, que je vous déteste de toute mon âme !
– Ce n'est rien encore. Un jour vous supplierez la mort de vous délivrer de moi.
– Qu'y gagnerez-vous ?
– Le plaisir de la vengeance. Vous m'avez humilié jusqu'au sang mais moi aussi je vous verrai pleurer, crier grâce, devenir une loque, une malheureuse à moitié folle.
Angélique haussa les épaules.
– Quel tableau ! Pourquoi pas la salle de torture pendant que vous y êtes, le fer rouge sous la plante des pieds, le chevalet, les membres brisés ?...
– Non... Je n'irai pas jusque-là. Il se trouve que j'ai un certain goût pour la beauté de votre corps.
– Vraiment ? On ne s'en douterait guère. Vous le manifestez bien peu.
Philippe, qui se trouvait déjà près de la porte, se détourna, les yeux mi-clos.
– Vous en plaindriez-vous, ma chère ? Quelle heureuse surprise ! Ainsi je vous ai manqué ? Vous trouvez que je n'ai pas assez sacrifié à l'autel de vos charmes ? N'y a-t-il donc pas encore assez d'amants pour y rendre hommages, que vous réclamiez ceux d'un mari ? J'avais pourtant eu l'impression que vous ne vous étiez pas pliée sans désagrément aux obligations de votre nuit de noces, mais je me suis peut-être mépris...
– Laissez-moi, Philippe, dit Angélique qui le regardait avancer avec appréhension.
Elle se sentait nue et désarmée dans sa fine chemise de nuit.
– Plus je vous regarde et moins j'ai envie de vous laisser, dit-il.
Il l'enlaça, la plaqua contre lui. Elle frissonnait et une envie terrible d'éclater en sanglots nerveux lui serrait la gorge.
– Laissez-moi. Oh ! Je vous supplie, laissez-moi.
– J'adore vous entendre supplier.
Il l'enleva comme un fétu de paille et la laissa retomber sur la paillasse monastique.
– Philippe, avez-vous songé que nous sommes dans un couvent ?
– Et après ? Vous imaginez-vous que deux heures de séjour dans ce pieux asile vous font bénéficier du vœu de chasteté ? D'ailleurs, qu'à cela ne tienne. J'ai toujours pris grand plaisir à violer les nonnes.
– Vous êtes le plus ignoble personnage que je connaisse !
– Votre vocabulaire amoureux n'est pas des plus tendres, fit-il en dégrafant son baudrier. Vous gagneriez à fréquenter le salon de la belle Ninon. Trêve de simagrées, Madame. Vous m'avez rappelé, fort heureusement, que j'avais des devoirs à remplir envers vous et je les remplirai.
Angélique ferma les yeux. Elle avait cessé de résister, sachant par expérience ce qu'il pouvait lui en coûter. Passive et dédaigneuse elle subit l'étreinte pénible qu'il lui infligeait comme une punition. Elle n'avait qu'à imiter, songeait-elle, les épouses mal mariées – et Dieu sait qu'elles étaient légion – qui se font une raison, pensent à leurs amants ou disent leur chapelet, en acceptant les hommages du quinquagénaire ventripotent auquel les a liées la volonté d'un père intéressé. Ce n'était pas, évidemment, tout à fait le cas de Philippe. Il n'était ni quinquagénaire ni ventripotent, et c'était elle, Angélique, qui avait voulu l'épouser. Elle pouvait bien s'en mordre les doigts aujourd'hui. C'était trop tard. Elle devait apprendre à connaître le maître qu'elle s'était donné. Une brute, pour qui la femme n'était qu'un objet à travers lequel il poursuivait, sans nuances, la recherche d'un assouvissement physique. Mais c'était une brute solide et souple et dans ses bras il était difficile d'égarer sa pensée ou de dire des patenôtres. Il menait l'aventure au galop, en guerrier que commande le désir et qui a perdu l'habitude, dans les exaltations et les violences des soirs de bataille, de faire la place au sentiment.
Cependant au moment de la lâcher il eut un geste léger, qu'elle crut plus tard avoir rêvé : il posa sa main sur le cou renversé de la jeune femme, à l'endroit où les doigts grossiers du valet avaient laissé leurs marques bleuies et il s'y attarda un instant comme pour une imperceptible caresse.
Déjà il était debout, la couvant d'un œil méchant et goguenard.
– Eh bien, ma belle, vous voilà plus sage il me semble. Je vous l'ai dit. Bientôt, vous ramperez. En attendant, je vous souhaite un agréable séjour dans ces lieux aux murs épais. Vous pourrez y pleurer, hurler et maudire à loisir. Personne ne vous entendra. Les religieuses ont ordre de vous donner à manger mais de ne pas vous laisser mettre un pied dehors. Or, elles ont la réputation de s'acquitter fort bien de leur rôle de geôlières. Vous n'êtes pas la seule pensionnaire forcée de ce couvent. Bon plaisir, Madame ! Il se peut qu'au soir vous entendiez passer les cors de la chasse du roi. Je ferai sonner une fanfare à votre intention.
Il sortit sur un éclat de rire moqueur. Son rire était détestable. Il ne savait rire que dans la vengeance.
*****
Après son départ Angélique resta longtemps immobile, enveloppée dans la grossière couverture, où s'attardait un parfum d'homme composé d'essence de jasmin et de cuir neuf. Elle se sentait lasse et découragée. Les angoisses de la nuit jointes à l'irritation de la dispute l'avaient livrée à bout de nerfs aux exigences de son mari. Violentée, elle n'avait plus de forces et son corps plongeait dans un engourdissement proche du bien-être. Une nausée aussi subite qu'imprévisible lui monta aux lèvres et elle lutta un moment, la sueur aux tempes, contre un incoercible malaise. Retombée sur sa paillasse elle se sentit plus déprimée que jamais. Cette défaillance confirmait des symptômes qu'elle avait voulu méconnaître depuis un mois. Mais maintenant il lui fallait se rendre à l'évidence. La terrible nuit de noces qu'elle avait vécue au Plessis-Bellière et dont elle ne pouvait se souvenir sans rougir de honte avait porté ses fruits. Elle était enceinte. Elle attendait un enfant de Philippe, de cet homme qui la haïssait et qui avait juré de se venger d'elle et de la tourmenter jusqu'à la rendre folle. Un moment Angélique se sentit accablée et eut la tentation de se laisser aller et de renoncer à la lutte. Le sommeil la gagna. Dormir ! Après elle reprendrait courage. Mais ce n'était pas le moment de dormir. Après il serait trop tard. Elle aurait provoqué la colère du roi et serait bannie à jamais de Versailles et même de Paris. Elle se leva, courut jusqu'à la porte de gros bois qu'elle martela de ses poings jusqu'à s'écorcher, criant, hurlant :
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