Il lui posa un doigt dur contre la tempe.
– Qu'y a-t-il là, dans votre méchante petite caboche ? Des calculs, des projets, des échafaudages périlleux d'affaires compliquées qui laissent pantois jusqu'à M. Colbert et tout marri M. Le Tellier ? Les graves bonshommes vous tirent leur calotte et les jeunes, affolés, ne savent comment garder leurs derniers sols de vos mains rapaces. Et avec cela, un visage d'ange, des yeux qui vous noient dans leur lumière, des lèvres qu'on ne peut regarder sans avoir envie de les meurtrir de baisers ! Votre cruauté atteint au raffinement. Vous vous composez des apparitions stupéfiantes de déesse... Et pour qui ? Je vous le demande ?
La violence de Lauzun démontait Angélique.
– Que voulez-vous, hasarda-t-elle, j'ai tant à faire.
– Que diable une femme peut-elle avoir à faire d'autre que l'amour ?... En vérité, vous n'êtes qu'une égoïste enfermée dans une tour que vous vous êtes construite pour vous préserver de la vie.
Angélique demeura surprise de tant de perspicacité sous cette perruque légère de courtisan.
– C'est cela et ce n'est pas tout à fait cela, Lauzun. Qui peut me comprendre ?... Vous n'avez pas été en Enfer...
Elle abandonna sa tête en arrière et ferma les yeux, prise d'une grande lassitude. Tout à l'heure elle était brûlante, mais maintenant il lui semblait éprouver la froideur de son sang dans ses veines. Quelque chose qui ressemblait à la mort où à l'approche de la vieillesse. Elle eut envie d'appeler Péguilin à son secours et en même temps sa raison lui démontra que ce sauveteur pourrait l'entraîner vers d'autres dangers ; elle décida de s'éloigner du terrain glissant. Elle se redressa et demanda d'un ton enjoué :
– Au fait, Péguilin, vous ne m'avez pas dit si vous aviez enfin obtenu votre charge de grand-maître ?
– Non, dit calmement Péguilin.
– Comment non ?
– Non, vous m'avez déjà fait le coup à plusieurs reprises, mais cette fois je ne me laisserai pas piéger. Je vous tiens et vous n'en êtes pas quitte avec moi. Pour l'heure ce n'est pas ma charge de grand-maître qui m'intéresse, mais de savoir pourquoi votre vie de femme se trouve réfugiée là, dans votre petit crâne dur, et non pas là, ajouta-t-il en posant une main précise sur la poitrine de la jeune femme.
– Péguilin ! protesta-t-elle en se levant.
Mais il la rattrapa prestement et la basculant contre son bras droit, il glissa la main gauche sous ses genoux, lui faisant perdre l'équilibre et la contraignant à se retrouver à demi étendue sur le divan, le buste appuyé contre lui.
– Taisez-vous et tenez-vous tranquille, ordonna-t-il en levant un doigt magister. Laissez la Faculté examiner le cas. Je le crois critique, mais non désespéré. Allons, un bon mouvement. Récitez-moi sans manières les noms de tous les gentils seigneurs qui tournent autour de vous et perdent le sommeil à la seule évocation de votre personne.
– Ma foi... Croyez-vous qu'il y en ait tant ?
– Je vous interdis de paraître surprise de ma question.
– Mais Péguilin, je vous assure que j'ignore à qui vous faites allusion.
– Comment, vous ne vous étiez même pas aperçue que le marquis de La Vallière s'agite comme un papillon fou lorsque vous paraissez, que Vivonne, le frère d'Athénaïs, bredouille, lui si glorieux, que Brienne fait des mots d'esprit... MM. de Saint-Aignan, et Roquelaure, et jusqu'à ce sanguin de Louvois qui n'a plus que la ressource de se faire saigner lorsqu'il vient de converser dix minutes avec vous...
Elle riait, égayée.
– Je vous défends de rire, trancha Péguilin. Si vous ne vous êtes pas aperçue de tout cela c'est que vous êtes encore plus atteinte que je ne croyais. Vous ne sentez donc pas tout ce feu, toutes ces flammes qui vous environnent ? Par Belzébuth, vous avez une peau de salamandre...
De l'index il lui effleura le cou.
– On ne dirait pas pourtant.
– Et vous, Monsieur de Lauzun, vous ne vous placez pas sur la liste des enflammés ?
– Oh non, pas moi, protesta-t-il vivement. Oh ! non, je n'oserais jamais, j'aurais trop peur.
– De moi ?
Les yeux du marquis se voilèrent.
– De vous... et de tout ce qu'il y a autour de vous. Votre passé, votre avenir, votre mystère.
Angélique le regarda un peu fixement. Puis elle eut un frisson et cacha son visage contre l'habit bleu.
– Péguilin !
Péguilin-le-léger était un vieil ami. Il était lié à son drame ancien. À tous les recoins tragiques de sa vie elle l'avait vu surgir comme une marionnette de comédie. Il apparaissait, disparaissait, reparaissait.
Il était là encore ce soir, toujours semblable à lui-même.
– Non, non, non, répéta-t-il. Je n'aime pas courir de grands risques. Les tourments du cœur m'effraient. Ne comptez pas sur moi pour vous conter fleurette.
– Alors que faites-vous en ce moment ?
– Je vous console, ce n'est pas la même chose.
Son doigt descendait le long du cou satiné, dessinait quelques signes, suivant la courbe du collier de perles rosés dont l'éclat laiteux luisait contre la peau blanche.
– On vous a fait bien du mal, murmura-t-il tendrement, et vous avez ce soir un gros, gros chagrin. Mordious ! s'impatienta-t-il, cessez donc de vous raidir comme une épée. On dirait, ma parole, que jamais une main d'homme ne vous a touchée ! J'ai diablement envie de vous donner une petite leçon...
Il se pencha. Elle chercha encore à se dérober mais il la maintint avec vigueur. Ses gestes avaient l'autorité de ceux d'un homme qui n'en est plus à compter ses bonnes fortunes ; son regard luisait étrangement.
– Vous nous avez assez tenu la dragée haute, petite dame ! L'heure de la vengeance a sonné. D'ailleurs je meurs d'envie de vous cajoler et je crois que vous en avez grand besoin.
Il se mit à l'embrasser à petits coups sur les paupières, sur les tempes. Puis ses lèvres chaudes se posèrent au coin de la bouche d'Angélique.
Elle tressaillit. Le coup de fouet subit d'un désir animal la fouailla. Il s'y mêlait une sorte de curiosité un peu perverse à l'idée de connaître par expérience les talents du célèbre Don Juan de la Cour.
C'était Péguilin qui avait raison. Philippe ne comptait pas. La fête folle, le ballet doré de la Cour entraînaient Angélique. Elle savait qu'elle ne pourrait toujours vivre en marge de la ronde, seule, dans ses belles robes et ses bijoux de prix. Elle glisserait parmi les autres, semblable aux autres enfin, entraînée par le flot des intrigues, des compromissions et des adultères. C'était une boisson forte, empoisonnée et délicieuse. Il lui fallait boire à la coupe pour ne pas mourir.
Elle poussa un profond soupir. Avec la bienfaisante chaleur des caresses masculines elle retrouvait le goût de l'insouciance. Et lorsque les lèvres du marquis de Lauzun se posèrent sur les siennes elle leur répondit, d'abord hésitante puis peu à peu accordée à leur passion. L'éclat des flambeaux et des torchères que deux processions de valets apportaient et disposaient le long de la galerie les sépara un instant. Angélique ne comprenait pas comment l'obscurité était là déjà. Près du recoin un domestique disposait sur une console un flambeau à six branches.
– Hé l'ami, chuchota Péguilin penché par-dessus l'accoudoir du canapé, va donc accrocher plus loin ta lanterne.
– Je ne peux pas, Monsieur. Je risque de m'attirer des reproches de Monsieur l'officier des lumières, responsable de cette galerie.
– Alors souffle au moins trois chandelles, répliqua le marquis en lui lançant une pièce d'or.
Il se retourna et reprit la jeune femme dans ses bras.
– Tu es là ? Comme tu es belle ! Comme tu es savoureuse !
L'attente les avait exaspérés tous deux. Angélique gémit et mordit violemment l'épaulette moirée du bel habit bleu. Péguilin rit tout bas.
– Doucement, petite louve... On va vous contenter... Mais l'endroit est passant ; laissez-moi diriger la manœuvre.
Elle lui obéit, haletante et docile. Le voile doré de l'oubli voluptueux tombait sur ses peines. Elle n'était plus qu'un corps ardent, affamé de son seul plaisir, et sans souci du lieu où elle se trouvait, ni même du partenaire adroit qui la faisait vibrer.
– Mon enfant, vous avez beaucoup péché, mais vu le repentir dont vous avez fait preuve et l'ardeur avec laquelle vous avez entrepris de réparer vos fautes, je ne crois pas devoir vous refuser la bénédiction du petit dieu Eros, ni son absolution. Comme pénitence vous réciterez...
– Oh ! vous êtes un affreux libertin, protesta-t-elle encore languissante, avec un petit rire de gorge.
Péguilin prit une boucle de cheveux blonds et la baisa. Il s'étonnait, en secret, de sa propre joie. Rien qui ressemblât au sentiment désabusé qui suit l'assouvissement. Pourquoi ? Quelle sorte de femme était-ce donc ?
– Angélique, mon ange, je crains d'oublier mes bonnes résolutions... Oui, je brûle d'en connaître davantage. Voulez-vous... Je t'en prie, viens chez moi, ce soir, après le coucher du roi.
– Et Mme de Roquelaure ?
– Baste !...
Angélique se détacha de l'épaule où elle s'attardait et ramena sur sa poitrine les dentelles de son corsage. Son geste demeura en suspens.
À quelques pas d'eux, se détachant en noir sur le décor incandescent de la galerie illuminée, il y avait un personnage immobile. Nul n'avait besoin de discerner ses traits pour le reconnaître : Philippe !
Péguilin de Lauzun possédait une longue expérience de ce genre de situation. D'une main preste il rectifia le désordre de ses vêtements, se dressa, et s'inclina profondément.
– Monsieur, nommez-moi vos témoins ; je suis à vous...
– Et ma femme est à tout le monde, répondit Philippe de sa voix lente. Je vous en prie, marquis, ne dérangez personne.
La jambe cambrée, il salua au moins aussi profondément que Péguilin et s'éloigna de sa démarche superbe.
Le marquis de Lauzun semblait transformé en statue de sel.
– Par le diable ! jura-t-il, jamais je n'ai rencontré un mari de cette espèce.
Tirant son épée il sauta d'un bond les trois marches de l'estrade et s'élança derrière le Grand Louvetier.
Il déboucha ainsi, tout courant, dans le Salon de Diane à l'instant même où le roi, suivi des dames de sa famille, sortait de son cabinet.
– Monsieur, cria Péguilin de sa voix claironnante, votre attitude méprisante est une insulte. Je ne la supporterai pas. Votre épée doit en répondre.
Philippe abaissa sur son rival gesticulant le regard de ses yeux froids.
– Mon épée appartient au roi, Monsieur. Je ne me suis encore jamais battu pour des putains.
Dans sa rage Lauzun retrouvait son accent méridional :
– Je vous ai fait cocu, Monsieur ! hurla-t-il, ivre de dépit, et j'exige que vous m'en demandiez réparation.
Chapitre 12
Angélique se dressa sur son lit, la tête lourde, la bouche amère. L'aube pointait, couleur de cendre.
Elle passa les doigts dans ses cheveux emmêlés. La peau de son crâne lui faisait mal. Elle voulut prendre son miroir sur la table de chevet et grimaça de douleur. Sa main était gonflée. Angélique considéra la plaie de son poignet avec hébétude. Et brusquement le souvenir lui revint : Philippe !
Elle se jeta hors de son lit, enfila ses mules en trébuchant. Il fallait au plus tôt courir aux nouvelles, savoir ce qu'étaient devenus Philippe et Lauzun. Le roi avait-il réussi à les convaincre de ne pas se battre ? Et s'ils se battaient quel sort attendait le survivant ? L'arrestation, l'emprisonnement, la disgrâce ?...
De quelque côté qu'elle tournât les yeux, elle ne voyait qu'une situation épouvantable et sans issue.
Un scandale ! Un affreux scandale !
La honte la consumait comme un brasier au seul souvenir de ce qui s'était passé à Fontainebleau.
Elle revoyait Philippe et Péguilin tirant l'épée et se mettant en garde sous l'œil même du roi, MM. de Gesvres, de Créqui et de Montausier les séparant, Montausier tenant à bras-le-corps le bouillant Gascon qui hurlait : « Je vous ai fait cocu, Monsieur ! » et tous les yeux de la Cour se tournant vers Angélique empourprée, dans sa robe somptueuse, couleur d'aurore, au désordre éloquent.
Par quel prodige de volonté avait-elle réussi à s'avancer quand même jusque devant le roi pour lui adresser, ainsi qu'à la reine, sa plus grande révérence, puis à s'éloigner, très droite, entre deux haies de regards moqueurs ou scandalisés, de murmures, de rires étouffés, et sur la fin d'un si profond et terrifiant silence qu'elle avait eu envie de saisir sa jupe à deux mains et de s'enfuir en courant.
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