Mais elle avait tenu bon jusqu'au bout, elle était sortie sans avoir hâté le pas, puis était allée s'effondrer plus morte que vive sur une banquette de palier dans un endroit désert et mal éclairé.

C'est là que Mme de Choisy l'avait rejointe peu après. Avalant sa salive avec des mines de pigeon scandalisé, la noble dame avait informé la marquise du Plessis-Bellière que Sa Majesté était en train de sermonner M. de Lauzun en tête à tête, que M. le Prince s'était chargé de l'époux offensé et qu'on espérait que cette désagréable querelle en resterait là. Cependant Mme du Plessis comprendrait que sa présence à la Cour devenait indésirable et Mme de Choisy avait été chargée par le roi de lui signifier d'avoir à quitter Fontainebleau dans l'heure même.

Angélique avait accueilli le verdict presque avec soulagement. Elle s'était jetée dans son carrosse et avait roulé toute la nuit malgré les grognements du cocher et des laquais, qui craignaient de se faire assaillir par des bandits en traversant la forêt.

« Voilà bien ma chance ! se dit-elle en contemplant avec amertume son image aux paupières bleuies de fatigue dans la haute psyché de son cabinet de toilette. Il y a chaque jour et chaque nuit à la Cour un nombre incalculable de femmes qui trompent leur mari avec la plus grande aisance du monde, et pour une fois que cela m'arrive, le feu du Ciel tombe sur la terre. Pas de chance, vraiment ! »

Elle était au bord des larmes. Elle commença à agiter toutes ses sonnettes. Javotte et Thérèse parurent, bâillantes et ensommeillées. Elle leur ordonna de l'aider à s'habiller, puis envoya quérir Flipot et lui dit de courir jusqu'à l'hôtel du marquis du Plessis, rue du Faubourg Saint-Antoine et de rapporter tout ce qu'il pourrait comme nouvelles. Elle achevait de s'habiller lorsque le bruit d'un carrosse pénétrant lentement dans la cour de son hôtel la figea, le cœur battant. Pourquoi venait-on chez elle à 6 heures du matin ? Qui ?... Elle se rua dans le vestibule, descendit quelques marches d'un pas défaillant et se pencha par-dessus la rampe.

Elle aperçut Philippe, suivi de La Violette qui tenait deux épées et de l'aumônier particulier du marquis.

Le marquis du Plessis leva la tête.

– Je viens de tuer M. de Lauzun, dit-il.

Angélique se cramponna pour ne pas tomber. Son cœur se remettait à battre. Philippe !

Il était vivant !

Elle descendit rapidement et vit en s'approchant que le plastron et le gilet de son mari étaient maculés de sang. Pour une fois il portait son manteau sans élégance, car il retenait son bras droit de l'autre main.

– Vous êtes blessé ! fit-elle d'une voix blanche. Est-ce grave ? Oh ! Philippe, il faut vous panser. Venez, je vous en prie !

Elle le guida, en le soutenant presque, jusqu'à sa chambre, et sans doute était-il fort étourdi car il la suivit sans commentaire. Il se laissa choir lourdement dans un fauteuil et ferma les yeux. Il était blanc comme sa collerette.

Angélique, les mains fébriles, saisit sa trousse d'accessoires de couture, prit des ciseaux et commença à découper l'étoffe raidie de sang tout en ordonnant aux servantes d'aller chercher de l'eau, de la charpie, de la poudre, des baumes et de la liqueur de la reine de Hongrie.

– Buvez cela, fit-elle dès que Philippe se ranima un peu.

La blessure ne paraissait pas grave. Une longue estafilade partait de l'épaule droite jusqu'au sein gauche mais n'avait entamé que la surface des chairs. Angélique la lava, y appliqua de la moutarde de Maille et de la poudre d'écrevisse. Philippe subit tous ces soins sans sourciller, même au contact de la moutarde. Il paraissait réfléchir profondément.

– Je me demande comment l'on va pouvoir régler cette question d'étiquette ? dit-il enfin.

– Quelle étiquette ?

– Pour l'arrestation. En principe, c'est le capitaine des gardes du corps du roi qui procède à l'arrestation des duellistes. Mais l'actuel capitaine des gardes n'est autre que le marquis de Lauzun. Alors ? Il ne peut s'arrêter lui-même, n'est-ce pas ?

– Il le peut d'autant moins qu'il est mort, fit remarquer Angélique avec un rire nerveux.

– Lui ?... Il n'a pas une égratignure !

La jeune femme demeura en suspens, sa bande de toile à la main.

– Mais ne venez-vous pas de me dire...

– Je voulais savoir si vous alliez vous évanouir.

– Je n'allais tout de même pas m'évanouir pour un Péguilin de Lauzun... J'étais navrée, bien sûr... Mais alors, c'est vous, Philippe, qui avez été battu ?

– Il fallait bien se dévouer pour arrêter cette stupidité. Et je n'allais pas trancher une amitié militaire de vingt années avec Péguilin pour une... bagatelle.

Son teint blanchissait, son regard se voilait sous une défaillance.

– Le roi vous appelle ainsi je crois : Bagatelle.

Les yeux d'Angélique se remplirent à nouveau de larmes. Elle posa la main sur son front. Comme il avait l'air faible, lui si dur !

– Oh ! Philippe, murmura-t-elle, quel gâchis ! Et vous veniez de me sauver la vie !... Oh ! Pourquoi les choses n'ont-elles pas tourné autrement ?... J'aurais tellement aimé... pouvoir vous aimer.

Le marquis leva la main d'un geste impératif qui imposait silence.

– Je crois que les voici, dit-il.

On entendit dans l'escalier de marbre résonner des éperons et des sabres. Puis la porte s'ouvrit avec lenteur et le comte de Cavois passa un visage effaré.

– Cavois ! dit Philippe. Tu viens m'arrêter ?

Le comte approuva d'un hochement de tête navré.

– Le choix est bon. Tu es colonel des mousquetaires, et après le capitaine des gardes du roi, c'est bien à toi en effet que doit revenir la fonction. Que devient Péguilin ?

– Il est déjà à la Bastille.

Philippe se redressa péniblement.

– Je te suis. Madame, veuillez avoir l'obligeance de me poser mon pourpoint sur les épaules.

Mais depuis qu'elle avait entendu prononcer le nom de la Bastille, un vertige s'était emparé d'Angélique. Tout recommençait !... Une fois de plus on venait de lui arracher son mari pour l'enfermer à la Bastille. Pâle jusqu'aux lèvres elle joignit les mains.

– Monsieur de Cavois, oh ! je vous en supplie, pas à la Bastille.

– Madame, je suis au regret, mais ce sont les ordres du roi. Vous n'ignorez pas que M. du Plessis y a gravement contrevenu en se battant en duel malgré les édits sévères qui l'interdisent. Cependant ne vous tourmentez pas. Il sera bien traité, bien soigné et son valet a reçu l'autorisation de l'accompagner.

Il tendit le bras à Philippe pour que celui-ci pût s'y appuyer. Angélique eut un cri de bête blessée :

– Pas à la Bastille !... Enfermez-le où vous voudrez, mais pas à la Bastille !

Les deux gentilshommes, qui gagnaient la porte, tournèrent vers elle le même regard d'incompréhension offusquée.

– Et où voudriez-vous donc qu'il m'enfermât ? dit Philippe, outré. Au Châtelet peut-être ? Avec les croquants !

*****

Tout recommençait ! L'attente, le silence, l'impossibilité d'agir, la catastrophe irrémédiable. Elle se voyait à nouveau parcourant la route, trébuchante, et déjà l'angoisse l'étouffait comme en ces cauchemars où l'on cherche en vain à s'enfuir, cloué au sol par des pieds de plomb. Elle crut pendant quelques heures qu'elle allait perdre la raison. Ses servantes, bouleversées de voir en cet état leur maîtresse qu'elles connaissaient sous un jour plus énergique, entrevirent enfin une solution pour la calmer.

– Il faut aller voir Mlle de Lenclos, Madame. Mlle de Lenclos.

Elles la mirent presque de force dans sa chaise à porteurs. Le conseil était bon. Seule Ninon avec son équilibre, son expérience, sa compréhension humaine, son cœur exquis, pouvait écouter Angélique sans la prendre pour une folle ou se scandaliser.

Elle berça la jeune femme dans ses bras, l'appela « mon doux cœur » et lorsque sa panique parut décroître un peu elle entreprit de lui démontrer combien l'incident était de peu d'importance. Maints exemples étaient là pour en témoigner. C'était chaque jour qu'on voyait des maris se battre en duel pour venger leur honneur outragé.

– Mais... la Bastille !

Le nom abhorré s'inscrivait en lettres rouges devant les yeux d'Angélique.

– La Bastille ! Mais l'on en sort, ma chérie.

– Oui, pour être jeté au bûcher !

Ninon lui caressa le front.

– Je ne sais à quoi vous faites allusion. Sans doute y a-t-il dans vos souvenirs un événement atroce qui s'y rattache et vous fait perdre votre sang-froid. Mais lorsque vous aurez retrouvé un peu votre saine raison habituelle vous considérerez, comme moi, que le renom de la Bastille, s'il impressionne, n'effraie pas. C'est le cabinet noir du roi. Pouvons-nous compter un seul de nos beaux seigneurs qui n'y ait séjourné quelque temps pour payer une insolence ou une indiscipline auxquelles leur caractère bouillant les entraîne trop souvent ? Lauzun lui-même y retourne pour la troisième fois, si ce n'est la quatrième. Et son exemple prouve bien que l'on sort de la Bastille et pour se retrouver parfois plus honoré qu'avant. Laissez donc au roi le temps et le droit de faire sentir sa férule à ce troupeau indiscipliné. Il sera le premier à soupirer après le retour de ce méchant lutin de Lauzun ou de son Grand Louvetier...

À force de bonnes paroles elle réussit à ramener le calme dans l'esprit d'Angélique, qui convint que son effroi était ridicule et mal fondé.

Ninon lui recommanda de ne rien tenter sur-le-champ afin de laisser les remous s'effacer :

– Un scandale chasse l'autre ! La Cour en est fertile ! Patience. Je gage que d'ici huit jours un autre nom remplacera le vôtre sur les lèvres des cancaniers.

Sur ses conseils Angélique prit la résolution d'aller faire retraite au couvent des Carmélites où sa jeune sœur Marie-Agnès était novice. C'était la meilleure solution pour s'isoler des mondains à l'affût, tout en demeurant sur place.

*****

Sous son béguin de nonne la jeune Marie-Agnès de Sancé, avec ses yeux verts et son visage aigu au sourire rusé, ressemblait à un de ces anges un peu inquiétants par leur grâce qui vous accueillent aux porches des vieilles cathédrales. Angélique s'étonnait de la voir persister dans sa décision de prendre le voile alors qu'elle atteignait à peine vingt et un ans. Une vie de privations et de prières semblait si peu en accord avec le tempérament de sa cadette, dont on disait déjà à douze ans qu'elle avait le diable au corps, et dont la brève carrière parmi les filles de la reine n'avait été qu'un feu brûlant de courtes et libertines aventures. Angélique gardait l'impression que sur le chapitre de l'amour Marie-Agnès avait beaucoup plus d'expérience qu'elle. Cela semblait également l'avis de la jeune religieuse qui, après avoir écouté sa confession avec une moue indulgente, soupira :

– Que tu es jeune encore ! Pourquoi te mettre à l'envers pour une histoire aussi banale ?

– Banale ! Marie-Agnès. Je viens de t'expliquer que j'ai trompé mon mari. C'est un péché, il me semble ?

– Rien n'est plus banal que le péché. C'est la vertu qui est rare. Si rare de nos jours qu'elle en devient originale.

– Ce que je ne comprends pas, c'est comment cela est arrivé. Je ne voulais pas, mais...

– Écoute, dit Marie-Agnès de ce ton tranchant qui était commun à la famille, ces choses-là on les veut ou on ne les veut pas. Et si on ne les veut pas on n'a qu'à ne pas vivre à la Cour.

C'était là peut-être l'explication de sa rupture totale avec le monde. Dans le silence ouaté de la sainte demeure, où venaient mourir les bruits de la ville, Angélique envisagea un instant de faire pénitence. La visite de Mme de Montespan suspendit ses élans vers le Ciel et la ramena aux complexes problèmes de la terre.

– Je ne sais si ma démarche est sage, lui dit la belle Athénaïs, mais tout compte fait il m'a paru utile de vous avertir. Vous agirez comme vous voudrez, et surtout ne me mettez pas en avant. Solignac a pris à son compte cette histoire de duel. C'est dire que les affaires de votre mari tournent mal.

– Le marquis de Solignac ? Mais de quoi se mêle-t-il ?

– Comme toujours, de la défense de Dieu et de ses droits sacrés. Je vous ai prévenue que c'est une créature chagrine et contre-disante. Il s'est mis en tête que le duel était un des pivots de l'hérésie et de l'athéisme, et, saisissant l'occasion de celui de Lauzun et de votre mari, il presse le roi de se montrer sévère afin, dit-il, « de faire un exemple ». À l'entendre il faudrait allumer les flammes d'un bûcher.

Voyant Angélique pâlir, l'étourdie marquise lui donna un coup d'éventail amical.