– Déjà il refusait de m'embrasser, soupira-t-elle, et il agitait son mouchoir de dentelle avec horreur autour de lui lorsque nous l'approchions, mes petites sœurs et moi.
Elle se mit à rire.
Le roi la fixait. Il la savait très belle mais pour la première fois il lui semblait la voir très proche. Il voyait le grain de sa peau, la fraîcheur duvetée de ses joues et la pulpe de ses lèvres. Il perçut son parfum à un mouvement qu'elle fit pour écarter une mèche blonde sur sa tempe. Elle dégageait une impression de vie chaleureuse. Brusquement il tendit les mains vers cet objet attirant et s'en saisit. Il la trouva merveilleusement souple. Il se pencha vers cette bouche qui souriait. Elle était savoureuse et tiède à souhait. Il l'entrouvrit, trouva les dents, lisses et dures comme de petites perles...
La stupeur d'Angélique était si grande qu'elle demeura sans réaction, la tête renversée sous la pression du baiser jusqu'à ce que la chaleur de cette bouche la pénétrât et la fît tressaillir violemment. Alors ses deux mains se crispèrent sur les épaules du roi. Il rompit d'un pas et dit, très calme et souriant :
– Ne craignez rien. Je voulais seulement départager les responsabilités et me rendre compte s'il n'y avait pas, de votre chef, quelque défaut de froideur, de réticence, susceptible de paralyser les élans légitimes d'un époux.
Angélique ne fut pas entièrement dupe de l'excuse. Elle avait assez d'expérience pour avoir senti que le roi venait de se trouver devant elle en proie à un désir irrésistible.
– Je crois que Votre Majesté apporte à l'étude de cette question plus de conscience que le sujet n'en mérite, dit-elle avec un sourire.
– Vraiment ?
– Vraiment.
Le roi recula encore et retourna s'asseoir derrière sa table de travail. Cependant il souriait et ne paraissait pas fâché.
– Qu'importe ! Je ne regrette pas d'avoir poussé trop loin la procédure. Mon opinion est faite désormais... M. du Plessis est le dernier des imbéciles. Il a mérité cent fois sa mésaventure et j'aurai soin de le lui faire remarquer moi-même. J'espère qu'il tiendra compte, cette fois, de mes avis. Je veux aussi l'envoyer à l'armée, en Picardie, quelque temps pour la leçon. Mais ne pleurez plus, Bagatelle, on vous rendra bientôt votre grand cousin.
Sous les fenêtres, dans la cour de marbre, descendait du carrosse orangé M. de Solignac, grand chambellan de la reine.
Chapitre 14
Mme du Plessis-Bellière revint chez elle la tête en feu. Cette fois elle trouva la cour de son hôtel encombrée d'une malle de poste déjà dételée et de laquelle on déchargeait force bagages.
Sur les marches du perron, deux petits garçons aux joues rouges l'attendaient en se donnant la main.
Angélique tomba de son haut.
– Florimond ! Cantor !
Elle avait complètement oublié la lettre expédiée en Poitou réclamant leur venue. Cette arrivée était-elle opportune ou non ?
La joie de les revoir l'emporta sur ses inquiétudes. Elle les embrassa de bon cœur. Ils étaient aussi empruntés, taciturnes et sots que de gros campagnards venant pour la première fois à la ville. Chaussés de souliers à clous, leurs bas de laine en tire-bouchon, leurs vêtements puant le fumier. Mais Angélique demeura stupéfaite de la taille de Cantor, qui à sept ans était aussi grand que son aîné, lui-même déjà bien élancé. Il n'y avait aucun point commun entre les deux frères, à part leur chevelure abondante et frisée, noire chez Florimond, châtain clair chez Cantor. Florimond était un enfant du Sud, au regard chaud et vif. Les yeux verts de Cantor ressemblaient à la plante d'angélique qui luit dans la pénombre liquide des marais poitevins. Leur limpidité avait quelque chose d'impénétrable et ne livrait rien. Barbe, la servante qui les avait élevés, dégela l'atmosphère en apparaissant. Elle était ravie de se retrouver à Paris. Elle se voyait mal, disait-elle, entamant l'hiver au fond d'un château de province entre des paysans obtus et deux méchants gamins que le grand air avait déchaînés. On ne pouvait plus rien en faire. Et Monsieur le baron, leur grand-père, leur passait toutes leurs volontés ainsi que la vieille nourrice. Il n'était que temps qu'on les mît entre les mains d'un bon maître qui leur enseignerait l'alphabet sans ménager les coups de verge.
– Ils vont aller à la Cour, lui confia Angélique à voix basse, pour être compagnons de Monseigneur le Dauphin.
Barbe ouvrit les yeux tout ronds d'extase, joignit les mains et contempla ses deux bandits avec un respect accru.
– Faudrait voir à leur apprendre quelques manières !
– Et à porter l'épée et le plumet.
– Et à faire la révérence.
– Et à se moucher, à ne pas cracher, à ne pas p... partout.
– À parler et à répondre aux dames autrement que par des grognements de porc...
L'éducation complète et rapide des deux jeunes futurs courtisans posait évidemment un problème. Mme de Choisy se chargea de le résoudre. On la vit se présenter dès le lendemain à l'hôtel de Beautreillis, flanquée d'un petit abbé mince comme une fille dans son justaucorps noir et qui ouvrait des yeux de biche sous les bouclettes de sa perruque poudrée. Elle le présenta comme appartenant à la branche cadette des Lesdiguières du pays de Chartres, ce qui lui donnait une famille de qualité et de bon renom, mais de peu de biens. Elle avait été chargée par ces gens, auxquels elle était apparentée, de pousser le jeune Maurice dans le monde. Elle ne pouvait mieux faire, à son sens, qu'en le recommandant à Mme du Plessis-Bellière afin que celle-ci lui confiât l'éducation de ses deux fils. Il avait fait de bonnes études et avait servi comme page chez l'archevêque de Sens. Mme de Choisy ajouta qu'un précepteur devait lui être adjoint, ainsi qu'un maître à danser, un écuyer d'écurie et un maître d'épée. Elle avait trois garçons sous la main qui feraient l'affaire. Un nommé Racan de la maison de Bueil. Il avait étudié le droit mais s'étant trouvé trop pauvre pour racheter une charge d'avocat, il voulait se mettre en service. Le maître à danser était un petit-fils du marquis de Lesbourg, vieux seigneur de Flandres, qui, comme on sait, a toujours eu des chevaliers de la Toison d'Or dans sa maison. Le troisième était d'une autre sorte, car il appartenait exceptionnellement à une famille très riche dont il aurait pu être l'unique héritier, mais il lui avait pris l'idée de se faire valet gladiateur, de sorte qu'il avait perdu son héritage. Il savait manier toutes les armes connues, y compris l'estocade et l'arquebuse, et il apprendrait aux enfants l'art du carrousel, de la course de bague et tout ce qu'on voudrait. En bref, c'était un vaillant goguenard. Madame de Choisy recommandait également deux demoiselles de Gilandon, du pays de Chambord. Leur grand-mère était de la maison de Joyeuse, leur sœur avait épousé le comte des Roches. Elles n'étaient point sottes, mais sans beauté et se contenteraient de fort peu comme gages, leur père les ayant ruinées parce qu'il avait trouvé leur mère enceinte à son retour d'Espagne.
– Mais que ferai-je de ces demoiselles ? demanda Angélique.
– Vous les prendrez dans votre suite. On ne vous voit qu'accompagnée de servantes à bonnet. Cela ne sied pas à une grande dame de votre renom, qui se doit d'aller en avançant à la Cour.
Elle expliqua à Angélique que dans une maison bien conditionnée on devait trouver parmi les domestiques, tous les ordres de l'état : le clergé, dans la personne des aumôniers et des précepteurs, la noblesse avec le gentilhomme, l'écuyer, les pages ou suivantes, la bourgeoisie avec l'intendant, le maître d'hôtel, les valets de chambre, le chef cuisinier, enfin le peuple : foule de laquais et servantes, garçons d'office et de cuisine, postillons et palefreniers. Mme du Plessis ne possédait pas un train digne de sa réputation et de son rang. Mme de Choisy ne demandait qu'à l'aider. Elle espérait que la jeune marquise avait assez de sérieux pour ne pas oublier de veiller à ce que ses gens de maison fassent leurs prières matin et soir et reçoivent régulièrement les sacrements.
Angélique n'avait pas encore réussi à démêler le rôle joué par Mme de Choisy à Fontainebleau. Celle-ci avait-elle fait du zèle en interprétant à tort les ordres du roi ? Alors qu'elle paraissait indignée, voici qu'aujourd'hui elle débordait d'obligeance. C'était une dame qui avait dépassé la quarantaine, mais dont les yeux avaient encore « du feu » et le sourire du charme. Il y avait cependant en elle quelque chose qui refroidissait l'amitié. La valetaille racontait volontiers que sa maison était une espèce de conciergerie. Dès qu'une fille était entrée chez elle, elle n'en pouvait plus sortir ; elle les faisait travailler et les châtiait rudement. Son suisse n'osait ouvrir la porte sans son ordre, et pour avoir enfreint la consigne une fois il avait été fouetté. Elle avait fait donner les étrivières à une servante, qui avait failli en mourir. On disait aussi qu'elle avait fait donner le fouet à son propre mari, mais qu'elle en avait eu un tel repentir que, pour faire pénitence, elle était allée se mettre jusqu'au cou dans un marais.
Angélique pensait que les gens grossissaient les ragots, et n'ajoutait pas foi à ces extravagances. Mais la propension de Mme de Choisy à s'occuper des affaires des autres ne laissait pas d'être embarrassante. Dans la crainte de lui voir encore avancer de nouveaux protégés, Angélique, un peu submergée par les Racan, Lesdiguières et Gilandon, prit le tout y compris les demoiselles.
D'ailleurs il devenait urgent de remettre Florimond et Cantor entre des mains préposées à leur dressage. Ils en étaient à l'âge où l'on monte à cheval sur tout ce qui peut s'enfourcher. À défaut des mulets de leur grand-père, ils se contentaient de la rampe en bois précieux du grand escalier et le premier moment de timidité passé, l'hôtel du Beautreillis retentissait du bruit des batailles et des galopades.
Ces tracas domestiques ayant gagné quelques journées, ce fut par la rumeur publique qu'Angélique apprit la libération de Philippe. Il ne vint pas la voir. Elle hésitait sur ce qu'il convenait de faire. Mme de Montespan insista pour qu'elle reparût à la Cour la tête haute.
– Le roi vous a pardonné. Chacun sait qu'il vous a reçue longuement. Il a tancé en privé M. du Plessis, mais le soir même celui-ci a eu l'honneur de « présenter la chemise » au coucher du roi à Saint-Germain. Tout le monde a compris en quelle amitié Sa Majesté vous tenait l'un et l'autre.
Mme de Choisy appuya ces paroles. Le roi ayant émis le souhait de voir Mme du Plessis présenter ses fils, elle devait obtempérer sans attendre que ces bonnes dispositions se soient évaporées de la pensée royale. Mme de Choisy avait vu Mme de Montausier, femme du futur précepteur du Dauphin et l'actuelle gouvernante des enfants de France. On convint d'un jour. C'est ainsi que Florimond et Cantor furent présentés à la Cour, lors d'un passage à Versailles. Tous deux vêtus de satin bleu canard avec le nombre qu'il fallait de rosettes et de rubans, avec bas blancs à baguette d'or, hauts talons, une petite épée d'argent guilloché au côté. Sur leur toison frisée ils portaient des chapeaux ronds de feutre noir avec une plume rouge non pas en panache, mais débordant sur le revers, selon la mode toute nouvelle qui commençait à s'imposer. Comme il faisait froid et qu'il avait neigé ils portaient un manteau de velours noir sou-tache d'or. L'abbé de Lesdiguières disait que Florimond savait tout naturellement « porter le manteau », ce qui est un art qui s'acquiert de naissance. Certaines personnes du commun n'y parviennent jamais.
Cantor était plus gauche. La petite suite de ces messieurs avouait être à peu près tranquille sur la façon dont se comporterait Florimond, qui avait assimilé rapidement courbettes et ronds de jambe. On ne savait trop qu'espérer de Cantor, qui pouvait très bien réussir quand il voulait. Il n'y avait qu'à prier le Ciel de l'inspirer dans le bon sens. L'appartement réservé aux enfants royaux avait un cachet intime peu habituel à la résidence versaillaise. Il y faisait chaud. Dans un coin il y avait une volière et les deux berceuses de la petite Madame portaient les coiffes de leurs campagnes d'origine, un délicat édifice de dentelles d'un grand prix. Avec celle de Mme Hamelin, la vieille nourrice du roi, qui venait souvent là filer sa quenouille, cela faisait des battements d'ailes blanches apportant de la gaîté. Mme de Montausier, qui était une bonne femme, n'avait pas élevé son royal pupille trop à la dure. Le temps viendrait assez tôt pour lui de s'incliner sous la férule des précepteurs et de se plier aux règles de l'étiquette qui entraverait chacun de ses pas d'enfant. C'était un gros petit garçon, la bouche toujours un peu entrouverte car il avait le nez « facilement gâté », disait sa gouvernante. D'intelligence moyenne il semblait déjà, à six ans et demi, mal à l'aise dans son rôle difficile de fils de Louis XIV. Attitude qu'il devait garder toute sa vie. Il avait grandi en enfant unique, deux petites princesses étant mortes dès leur naissance et dont l'une était noire comme une Mauresque, disait-on, « car la reine avait bu trop de chocolat en l'attendant ».
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