Angélique songea à part elle que ses fils avaient, malgré un dégrossissement hâtif, plus de grâce, d'aisance, et pour tout dire de prestance, que l'héritier de la couronne. Elle les regarda avec admiration lorsqu'ils saluèrent avec un ensemble parfait, le pied cambré, le chapeau bas, et qu'ils s'avancèrent l'un après l'autre pour baiser la main que le Dauphin leur tendait avec appréhension en guettant du regard l'encouragement de Mme de Montausier. Et elle éclata d'orgueil lorsque Florimond dit d'une voix naturelle et gentille, quoique respectueuse :

– Monseigneur, vous avez là un bien joli coquillage.

Il se trouvait que ce coquillage était une décoration personnelle du Dauphin, un joyau sans pareil qu'il avait trouvé le matin même dans le sable du parterre, et dont il n'avait plus voulu se défaire, exigeant qu'on l'accrochât sur son habit entre la croix de Saint-Louis et celle de grand amiral de la flotte, caprice auquel les dames d'honneur avaient fini par céder. La réflexion de Florimond ramena l'intérêt du Dauphin sur son trésor, qu'il voulut aussitôt montrer en détail à ses nouveaux amis. Puis, sa timidité enfuie il les entraîna admirer sa collection de marmousets de poterie, son petit canon et son plus beau tambour, qui avait des ailes de toile d'argent.

Tant d'intuition de la part de Florimond dans l'emploi de la flatterie et dans le commerce des grands combla d'aise ses éducateurs. Le petit abbé et le précepteur Racan se jetaient des regards entendus et Angélique, très satisfaite, se promit de leur bailler le soir une gratification de trente écus.

Sur ces entrefaites et selon le protocole prévu, la reine, une dizaine de ses suivantes et quelques gentilshommes se présentèrent.

Après échanges de révérences Cantor fut convié à chanter devant la souveraine. Là il y eut un léger accroc dans le parfait déroulement de la présentation, car l'enfant ayant mis un genou à terre, préluda par les premières notes de sa chanson préférée :

Le roi a fait battre tambour


Pour voir toutes ses dames...

L'abbé se précipita et dit que le luth était mal accordé. Tandis qu'il resserrait les clés de l'instrument il parla à voix basse à son pupille, qui de la meilleure grâce du monde entama ensuite une autre chanson. L'incident fut à peine remarqué, en particulier de la reine, qui, Espagnole, n'avait aucune idée du folklore français. Angélique se souvint vaguement que la première chanson, composée au siècle dernier, avait trait aux amours illégitimes du roi Henri IV. Elle fut reconnaissante à l'abbé d'avoir écarté à temps la bévue. Décidément, elle remercierait encore Mme de Choisy du bon choix de ses recrues. La voix de Cantor ne pouvait être comparée qu'à celle d'un ange. Elle était d'une pureté indicible, et pourtant ferme, bien soutenue avec des notes longues qui ne fléchissaient pas. Elle était claire et cristalline, mais sans la fadeur un peu niaise des voix enfantines. Les dames, qui s'étaient préparées à écouter avec politesse l'enfant prodige, furent bientôt au comble du ravissement. Florimond, qui avait tout d'abord retenu l'attention, passait au second plan. On s'avisait de la bonne mine du petit chanteur, moins beau que son frère, mais avec des yeux d'une nuance rare, qui s'emplissaient de lumière quand il chantait. M. de Vivonne était le plus enthousiaste de tous, et le désir de flatter Angélique n'était pour rien dans ses compliments dithyrambiques. Ainsi que beaucoup de joyeux viveurs de la Cour il possédait quelques talents secrets, pratiqués en amateur et comme pour se jouer. Vivonne, frère de Mme de Montespan, tout en étant capitaine des galères et lieutenant général des mers, versifiait, composait, jouait de plusieurs instruments de musique. À maintes reprises on lui avait confié l'arrangement des ballets de la Cour. Il s'en tirait fort bien. Il demanda à Cantor d'interpréter quelques-unes de ses chansonnettes en les choisissant parmi les moins lestes de son répertoire. Il y avait même une ariette pour messe de Noël, pleine de grâce gentille, qui transporta toute l'assemblée. La reine voulut absolument qu'on allât quérir M. Lulli sur-le-champ. Le surintendant de la musique du roi faisait répéter ses choristes à la chapelle. Il se présenta de mauvaise grâce, mais son visage bougon et enluminé se détendit lorsqu'il eut écouté l'enfant. Une voix de cette finesse était rare, dit-il. Il ne voulut pas croire que Cantor atteignait à peine ses huit années ; il avait un « coffre » de onze ans. D'ailleurs le musicien se rembrunit aussitôt et fit la lippe. La carrière du petit phénomène était destinée à être brève, sa voix étant de celles que la mue détruit presque à coup sûr. À moins qu'on n'en fit une voix « à castre » en le privant de sa virilité vers dix ou onze ans. De telles voix étaient très recherchées. Les jeunes éphèbes au visage imberbe et au timbre séraphique demeuraient le plus bel ornement des chapelles princières d'Europe. On les recrutait surtout parmi les fils de musiciens pauvres ou baladins, désireux d'assurer à leurs enfants une carrière, à défaut d'une vie normale mais vouée à la médiocrité.

Angélique poussa de hauts cris. Châtrer son vigoureux petit Cantor ! Quelle horreur !

Dieu merci, il était gentilhomme et sa destinée n'aurait pas à souffrir de la perte de ses dons. Il apprendrait à manier l'épée au service du roi et s'assurerait une nombreuse descendance. Les avis de M. Lulli donnèrent matière à quelques plaisanteries dans le ton de la Cour, où dames et seigneurs s'entendaient à manier le vert langage. Cantor passa de mains en mains et fut cajolé, complimenté, encouragé. Il acceptait les hommages avec son air habituel de matou paisible mais qui n'en pense pas moins.

On convint que lorsque Monseigneur le Dauphin serait remis aux mains des hommes, Florimond et Cantor prendraient place parmi les seigneurs de sa suite afin de l'accompagner au manège, au jeu de paume et fort bientôt, à la chasse.

Chapitre 15

On était en cette saison où Paris s'éveille peu à peu, aux sons des violons et au bruit des rires.

Malgré la paix des traités, l'habitude de la guerre avait continué à tenir la plupart des gentilshommes absents.

Angélique s'apercevait avec humeur qu'elle avait de la peine à suivre le mouvement. Sa prochaine maternité commençait à l'alourdir. Là encore, Philippe était la cause d'un handicap qui l'obligerait bientôt à se tenir à l'écart du monde. Elle avait beau se serrer, et la mode être généreuse pour les formes épanouies, elle ne pouvait plus endosser ses plus belles toilettes. C'était bien encore sa chance que cet enfant fût le plus gros de ceux qu'elle avait portés !

En dehors des festivités royales elle continuait à se rendre à St-Germain, où chacun pouvait se présenter sans invitation. La marche des affaires du royaume emplissait les couloirs d'un monde hétéroclite où les commis des ministres, la plume d'oie à l'oreille, côtoyaient des ambassadeurs, où de doctes échevins discutaient gravement des marchés parmi les grandes dames jouant de l'éventail.

Elle y rencontra certain jour le vieux pharmacien Savary qui s'était présenté chez elle comme solliciteur, et qu'elle avait surnommé dans son esprit « le mage ». Il semblait aussi à son aise dans la brillante assemblée qu'un poisson dans son bocal. Il lui adressa une mimique confidentielle.

– Madame, n'oubliez pas... la moumie.

– Et quand donc viendra-t-il votre ambassadeur, avec sa moumie ?

– Chut ! Je vous préviendrai, je vous guiderai alors, pas à pas. En attendant, silence, discrétion !...

Une jeune femme qui passait s'arrêta en poussant un petit cri, et saisit le vieux Savary par son rabat pour le regarder passionnément. Angélique reconnut Mlle de Brienne.

– Monsieur, dit-elle à voix basse, je vous connais. Je sais que vous êtes devin, et même un peu sorcier. Voulez-vous convenir d'un marché ?

– Vous vous trompez, Madame. J'ai ma petite réputation, c'est vrai, et l'on dit du bien de moi dans la maison, mais je ne suis qu'un modeste savant.

– Je sais, insista-t-elle, ses beaux yeux brillant comme des escarboucles, je sais que vous pouvez beaucoup. Vous avez des philtres que vous avez ramenés d'Orient. Écoutez, il faut absolument que vous m'obteniez un « tabouret » du roi. Faites votre prix.

– Ces choses-là ne s'obtiennent pas par de l'argent.

– Alors je serai à vous corps et âme.

– Mais vous êtes folle, ma pauvre pitchoune !

– Réfléchissez, monsieur Savary. Cela ne doit pas vous être tellement difficile, à vous. Et je ne vois plus d'autre moyen de contraindre l'esprit du roi à m'offrir un tabouret. Je le veux, je le veux absolument. Je suis prête à tout pour cela !

– C'est bon ! C'est bon ! On réfléchira, dit le vieil apothicaire, conciliant.

Mais il refusa la bourse que Mlle de Brienne voulait, à toute force, lui glisser.

– Dans quoi me trouverais-je engagé si j'acceptais, dit-il à Angélique lorsque Mlle de Brienne les eut quittés. Vous voyez comme elles sont, ces drôlettes ! Un tabouret ! Un tabouret devant le roi ! Voilà ce qu'elles ont en tête dès qu'elles ont mis un pied à la Cour.

Hochant du chef avec indulgence il tira des basques de son habit un grand mouchoir à carreaux dont il commença d'essuyer les verres de son lorgnon.

– Hé ! Hé ! Monsieur Savary, je ne suis pas loin de vous attribuer un certain pouvoir d'envoûtement. Les plus difficiles beautés de la Cour viennent se jeter à vos pieds...

– Ne me prenez pas pour un satyre. Je n'y suis pour rien. Des jeunes femmes et surtout des jeunes filles ont parfois des audaces qui déconcertent un vieux roulier de la mer comme moi. Cette écervelée est rongée d'ambition plus encore qu'une odalisque de harem.

– Vous avez connu des harems ?

– Naturellement, puisque mes drogues trouvaient parmi ces dames leur clientèle préférée. Oh ! Ce n'était pas chose courante de voir un homme, même au poil gris, pénétrer dans ces enceintes. On m'y conduisait les yeux bandés et encadré de trois eunuques cimeterre au poing. Une fois, sous le voile qui couvrait le visage d'une favorite du sultan ottoman Ibrahim, une voix française m'interpella. Il s'agissait d'une jolie fille de La Rochelle qui avait été enlevée à l'âge de seize ans par les Barbaresques. Mais ne m'embarquez pas sur mes souvenirs, Madame. Pour l'heure présente nous ne devons nous occuper que de la moumie. Puis-je vous rappeler votre promesse de me donner votre assistance ?

– C'est entendu. Je ferai de mon mieux et je ne vous réclamerai pas de tabouret. Mais je crois que vous vous illusionnez sur mon pouvoir.

Maître Savary l'examina d'un œil scrutateur.

– Je ne suis nullement devin, comme l'insinue la petite écervelée, mais je peux quand même vous prédire que vous, vous aurez un tabouret, et pourtant je ne vous vois guère restant longtemps assise quelque part et surtout à Versailles, et même devant le roi...

– Si jamais j'obtenais un tabouret, alors que je ne peux déjà obtenir un emploi, sachez que je ne serai pas assez sotte pour le quitter de mon propre chef !

– Madame, ne vous fâchez pas. En Orient vous apprendriez que la colère disperse les forces vitales. Or vous avez besoin de conserver toutes vos forces.

– Pour guetter l'arrivée de votre moumie ? persifla-t-elle.

– Pour cela et pour autre chose aussi, répondit le vieil homme avec aménité.

Elle allait lui répondre par quelque sarcasme lorsqu'elle s'aperçut qu'il s'était éclipsé sans bruit.

« C'est probablement dans les pays étranges où il vendait ses drogues qu'il a appris à marcher et à s'évanouir comme un pur esprit, pensa-t-elle, mais il est amusant... »

Un peu plus tard elle retrouva Mlle de Brienne à une table de jeu.

– Qu'avez-vous pu obtenir du petit apothicaire, lui demanda la jeune fille avidement, vous a-t-il promis son concours ? On le dit plus fort que la devineresse Mauvoisin pour influencer à distance.

Angélique se contenta de sourire et battit les cartes. Mlle de Brienne était une jolie brune, piquante, un peu exaltée et surtout très mal élevée. Elle était à la Cour depuis son enfance. C'est dire que sa cervelle d'oiseau était imprégnée d'une morale particulière. Le jeu, la boisson et l'amour étaient pour elle des passe-temps aussi inoffensifs que la tapisserie et la dentelle pour les jeunes bourgeoises.

Elle perdit ce jour-là 10 000 livres5 en jouant contre Angélique. Elle avoua qu'elle ne saurait se les procurer immédiatement pour régler sa dette.

– Je vous l'avais bien dit que ce satané droguiste vous porterait chance, fit-elle avec une moue d'enfant sur le point de pleurer. Que pourrais-je lui promettre pour qu'il s'occupe aussi de moi ? Voilà près de 30 000 livres que je perds en une semaine. Mon frère va encore me chanter pouilles et dire que je le ruine...