Puis voyant qu'Angélique ne semblait guère décidée à lui accorder un trop long crédit :
– Voulez-vous racheter ma charge de consul de Candie ? J'étais en pourparlers pour la vendre. Elle vaut 40 000 livres.
Au mot de « charge » Angélique avait dressé l'oreille.
– Consul ? répéta-t-elle.
– Oui.
– De Candie ?
– C'est une ville, je crois, renseigna Mlle de Brienne.
– Où est-ce donc ?
– Je n'en sais rien.
– Mais une femme ne peut pas être consul !...
– Si fait. Voici trois ans que j'en suis propriétaire. C'est une des charges qui ne nécessitent pas obligatoirement une résidence effective et, par contre, elle donne un certain rang à la Cour, où n'importe quel consul, même en jupon, a la permission et même l'obligation de résider. En l'achetant, j'espérais aussi que les bénéfices seraient intéressants. Hélas ! il n'en est rien. Les deux gérants que j'ai mis là-bas sont des forbans, et trafiquent pour leur compte tout en me faisant payer leurs frais de représentation. Je ne devrais pas vous dire ça puisque je vous propose de la racheter, mais je suis tellement sotte. Et peut-être que vous vous en tirerez mieux que moi. 40 000 livres, ce n'est pas cher. Moi, cela me remettra à l'aise et je pourrai régler mes dettes.
– Je réfléchirai, dit Angélique vaguement.
Elle était quand même un peu démontée. Consul de France ! Elle avait envisagé beaucoup de titres, mais pas celui-là.
Elle partit à la recherche de Savary et eut la bonne fortune de le retrouver.
– Vous qui avez tant voyagé, pouvez-vous me dire où se trouve Candie ?
– Candie ? Pardi oui, je le sais. Bien que je n'y sois jamais allé. Et je le regrette. C'est une île de la Méditerranée très intéressante. On trouve là, et là seulement, une substance appelée ladanum et qui reste encore aujourd'hui la seule matière connue, avec le musc, pour donner de la fixité et de la permanence aux meilleurs parfums. J'en ai quelques échantillons en petites vessies très minces. Cela se présente comme une substance gommo-résineuse, d'origine probablement végétale, mais j'ignore d'où elle provient exactement, et comment on la récolte...
– Ce qui m'intéresserait, Monsieur Savary, c'est de savoir à qui appartient Candie et si les Français y ont grand pouvoir.
Maître Savary mâchonnait rêveusement la pointe de sa barbe.
– Candie ! Candie ! Il faudra que je retourne là-bas ; on ne peut laisser le mystère du ladanum dans l'inconnu...
– Candie, fit une voix derrière eux, ah ! l'île de Crète, le labyrinthe, le Minotaure, tous les souvenirs cruels de la Grèce. Vous intéressez-vous à l'histoire des Anciens, Madame ?
Angélique reconnut le poète La Fontaine, qui après l'avoir saluée adressa plusieurs révérences à Savary. Puis il prit familièrement le bras de la jeune femme et l'entraîna en expliquant :
– Je salue toujours les gens dont j'ai vague souvenance, mais le plus souvent je ne peux me rappeler leur nom. Où ai-je rencontré ce noble vieillard ? Qui pourra me le dire ?
– Moi, car vous l'avez rencontré en mon hôtel. Maintenant renseignez-moi sur Candie.
– Fi ! Candie est un nom trop nouveau. C'est l'île de Crète qu'il faut dire. Le miel et le lait coulent au pied du Mont Ida où Thésée tua le Minotaure. Voulez-vous que je vous conte la légende d'Ariane ?
Angélique se récusa avec politesse. Elle aimait s'instruire, mais le soir tombait et il lui fallait regagner Paris.
– Au moins acceptez l'hommage que je m'apprêtais à vous faire, dit le poète en tirant un livret d'un sac de peluche usée. Ce jour a été un grand jour pour moi, car j'ai été remettre au roi un exemplaire de la première édition de mes Contes. Je voulais vous en remettre un aussi, car c'est grâce à votre générosité que l'impression m'en a été rendue possible.
Angélique remercia. Elle avait déjà entendu parler de ces contes. Ninon de Lenclos les appelait « le bréviaire d'une femme sensible » et en avait fait courir des copies. Le poète lui-même lisait partout ces galanteries renforcées avec le sang-froid qu'il eût mis à la lecture d'un sermon... Mme de Sévigné disait qu'il imitait parfois Boccace, mais qu'il le surpassait par l'ingénuité de pouvoir lui parler pertinemment de son œuvre. Il la traita d'« adorable mécène ». Elle eut beaucoup de peine à se débarrasser de lui.
Chapitre 16
L'intérieur de M. Colbert et son cabinet de travail gardaient l'apparence d'un confort bourgeois sans recherche. L'homme froid que Mme de Sévigné surnommait avec un petit frisson « Le Nord » n'avait pas la folie du luxe. L'économie lui était une qualité par trop héréditaire. Sa vanité, il la mettait ailleurs : dans la tenue impeccable et minutieuse de ses comptes et l'établissement de son arbre généalogique.
Pour cela il ne lésinait point et payait de nombreux commis préposés à rechercher dans les grimoires une ascendance qui le rattacherait tant soit peu à la noblesse. Petite faiblesse qui ne l'empêchait pas de discerner lucidement les défauts des grands seigneurs et l'influence qu'allait prendre la bourgeoisie, seul corps à la fois actif et intelligent du royaume. Mme du Plessis s'excusa de le déranger. Elle était sur le point d'acquérir, dit-elle, la charge de consul de Candie et sachant que le ministre avait la haute main sur la distribution de ces postes, elle sollicitait ses avis. Colbert, d'abord renfrogné, se détendit. Ce n'était pas souvent qu'avant de se faire adjuger un emploi, les belles écervelées s'avisaient de penser aux conséquences. La plupart du temps lui, Colbert, recevait le rôle ingrat de mettre un peu d'ordre dans la jonglerie des placets, se trouvant dans l'obligation de suspendre les demandes par trop folles ou incongrues, ou encombrantes pour la bonne marche des affaires, ou trop lourdes pour les finances, rôle qui lui attirait de nombreux ennuis parmi les réclamantes déçues.
Angélique vit que la nomination d'une femme comme Consul de France ne le choquait pas. C'était chose courante.
Entre l'opinion professionnelle de maître Savary, et mythologique du bon La Fontaine sur l'île de Candie, il en émit une troisième.
À ses yeux, Candie, capitale de la Crète, représentait le meilleur marché d'esclaves de la Méditerranée. C'était même le seul endroit où l'on pouvait se procurer des Russes, race d'hommes solides, sobres et qu'on obtenait pour 100 à 150 livres chacun. On les rachetait aux Turcs qui les avaient capturés en leurs continuelles batailles d'Arménie, d'Ukraine, de Hongrie ou de Pologne.
– Cet apport n'est pas négligeable pour nous à l'heure où nous portons notre effort sur la marine et où il s'agit d'augmenter le nombre des galères royales en Méditerranée. Les Maures, Tunisiens ou Algérois que nous capturons dans les combats avec les pirates fournissent du mauvais travail. On s'en sert surtout pour compléter les équipages quand il y a pénurie, ou pour les échanger avec des chrétiens captifs en Barbarie. Quant aux condamnés de droit commun, les forçats, ils n'ont aucune résistance, ne supportent pas la mer et meurent comme des mouches. Jusqu'alors les meilleurs rameurs ont donc été recrutés parmi les Turcs, et aussi parmi ces Russes dont Candie est le marché. Ce sont au surplus d'excellents marins. Je me suis laissé dire que le fond des équipages sur les voiliers anglais était constitué par ces mêmes esclaves russes. Les Anglais en font cas et se montrent bons payeurs envers ceux qui peuvent leur en procurer. Pour toutes ces raisons Candie me semble un point qui ne manque pas d'intérêt.
– Quelle est la situation des Français là-bas ? interrogea Angélique, qui ne se voyait tout de même pas très bien en marchande d'esclaves.
– Nos représentants y sont respectés, je crois. L'île de Crète est une colonie vénitienne. Depuis quelques années les Turcs se sont mis en tête de s'en emparer et l'île a dû repousser plusieurs assauts.
– Mais alors, il est dangereux d'y placer son argent ?
– Cela dépend. Le commerce d'une nation peut parfois bénéficier des guerres si elle n'y prend pas parti. La France a de bonnes alliances, aussi bien avec Venise qu'avec la Corne d'Or.
– Mlle de Brienne ne m'a pas caché que cette charge ne lui rapportait quasi rien. Elle en accuse ceux qui ont obtenu le poste de gérance et qui, dit-elle, travaillent pour leur propre compte.
– C'est fort possible. Fournissez-moi leurs noms et je pourrai procéder à une enquête.
– Alors... vous soutiendrez ma candidature à cette charge, monsieur le ministre ?
Colbert demeura silencieux un moment, les sourcils froncés. Il dit enfin :
– Oui. De toutes façons elle gagnera à être entre vos mains, Mme Morens, plutôt que dans celles de Mlle de Brienne ou même de n'importe quel gentilhomme écervelé. D'autre part cela cadre absolument avec les projets que j'avais pour vous.
– Pour moi ?
– Oui. Croyez-vous que nous acceptions facilement de voir des compétences comme les vôtres demeurer inutilisées pour le bien de l'État ? C'est un des grands dons de Sa Majesté que de faire flèche de tout bois. En ce qui vous concerne, Elle a de la difficulté de se persuader qu'une jolie femme peut ajouter à ses charmes d'autres qualités, d'intelligence pratique. Je l'ai convaincue que vous pourriez lui rendre les plus grands services. De plus votre fortune est grande et bon teint. Cela vous donne du pouvoir.
Angélique se rembrunit.
– J'ai de l'argent, c'est entendu, fit-elle, mais certes pas de quoi sauver le royaume.
– Qui vous parle d'argent ? C'est de travail qu'il s'agit. C'est le travail qui reformera le pays et reconstituera sa richesse disparue. Voyez, j'étais simple marchand de drap, me voilà ministre, mais cela ne me flatte pas. Tandis que je suis fier d'être directeur des manufactures royales. Nous pouvons et nous devons faire mieux en France qu'à l'étranger. Mais nous sommes trop divisés. Je ne sais ce qui me prend de vous raconter cela. Vous avez un certain don d'écouter et de vous intéresser aux pensées d'autrui. Ce don, vous allez l'utiliser pour nous auprès de tous. Vous flatterez les barbons par votre attention. Pour les jeunes gens la séduction de votre personne suffira. Pour les femmes votre élégance les persuadera facilement de suivre vos opinions. En somme, vous disposez d'armes non négligeables.
– Et dans quel but devrais-je déployer tout cet arsenal ?
Le ministre s'accorda encore quelques instants de réflexion.
– Tout d'abord vous ne devrez pas quitter la Cour. Vous y serez attachée, vous la suivrez dans ses déplacements et vous devrez vous évertuer à y connaître le plus de monde possible et le plus précisément.
La jeune femme eut de la peine à dissimuler l'intense satisfaction que lui donnaient ces prescriptions.
– Ce... travail ne me semble pas très redoutable.
– Alors nous vous utiliserons pour différentes missions qui auront trait surtout au commerce maritime, au commerce tout court et à ses dérivés, entre autres : la mode.
– La mode ?
– J'ai ajouté la mode pour convaincre Sa Majesté de vous confier à vous, femme, des attributions plus graves. Je m'explique. Par exemple je veux surprendre le secret du « point de Venise », cette dentelle qui fait fureur et qui jusqu'ici est restée inimitée. J'ai essayé d'en interdire la vente, mais ces messieurs et dames se repassent cols et manchettes sous le manteau et voici plus de 3 millions de livres par an qui filent en Italie. Que ce soit ouvertement ou en fraude, c'est déplorable pour le commerce français. Alors qu'il n'y aurait aucune raison de ne pas surprendre le secret de cette dentelle dont nos élégants raffolent, afin d'en établir une manufacture ici.
– Il me faudrait aller à Venise.
– Je ne crois pas. À Venise, vous seriez soupçonnée, tandis que j'ai de bonnes raisons de croire que c'est à la Cour même que les agents fraudeurs résident. Par eux, on pourrait remonter la filière, savoir au moins où ils se ravitaillent. Je soupçonne deux députés au commerce marseillais. Ce trafic doit leur rapporter des fortunes immenses...
Angélique était songeuse.
– Ce genre d'activité que vous me demandez ressemble fort à l'espionnage...
M. Colbert en convint. Le mot ne le choquait point. Des espions ?... Tout le monde en employait et partout.
– Le commerce marchera de pair. Ainsi des nouvelles actions de la Compagnie des Indes orientales vont être émises prochainement. Votre champ de placement sera la Cour. À vous de lancer la mode des Indes, de persuader les avares, que sais-je ? Il y a de l'argent à la Cour. Il ne faut pas qu'il tourne en fumée, en gaspillage... Enfin, vous voyez que vous aurez maintes occasions d'exercer vos talents. L'embarrassant pour nous était de donner à votre charge une allure officielle. Laquelle ? S'il fallait la créer, sous quel titre ? Votre consulat de Crète va servir de façade et d'alibi.
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