– Les bénéfices en sont maigres.

– Ne faites pas la sotte ! Il est bien entendu que pour votre travail officieux vous toucherez de grosses prébendes. On les fixera pour chaque affaire. Vous pourrez prendre des intérêts dans celles qui réussiront.

Par habitude, elle marchanda.

– 40 000 livres c'est beaucoup.

– C'est une pincée de sel pour vous. Songez qu'une charge de procureur se paie 175 000 livres et celle de mon prédécesseur, le ministre des Finances, 1 400 000 livres. Le roi l'a prise à son compte car il me voulait en cette place. Mais je me sens redevable envers le roi. C'est pourquoi je ne me reposerai tranquille que lorsque je lui aurai fait gagner plusieurs fois cette somme par la prospérité de son royaume.

*****

Voici la Cour, se disait Angélique. Elle est, ce soir où nous dansons au Palais-Royal, telle que le peuple naïf se l'imagine « ruisselante de lumière et le théâtre d'une fête éternelle. »

Sous le masque de velours qui dissimulait son visage elle suivait des yeux les couples qui dansaient.

Le Roi venait d'ouvrir le bal avec Madame. Il représentait Jupiter dans le ballet de « L'Olympe en fête ». À lui seul il éblouissait les regards. Le port du masque ne pouvait lui conserver l'incognito. Le sien était d'or. Un casque d'or à feuillage enrichi de cabochons et de rosés de diamant dressait sur sa tête une crête de plumes couleur feu. Tout son costume était de brocart d'or et rayonnait des mille feux des diamants enchâssés dans des broderies. Pour vanter demain ce costume, le poète Loret lui-même ne saurait que dire.

L'habillement de ce prince,


Valait au moins une province...

« Tant de richesse », pensait Angélique. « Voici la Cour. »

Monsieur, qui recevait son frère, se devait de présenter une tenue plus modeste. On reconnaissait pourtant sa silhouette rondelette et sautillante, boursouflée de satin, d'hermine. Son masque était de dentelle.

Monsieur le prince se trahissait à ses turquoises. Monsieur le duc par ses perles. Un « fleuve » à barbe blanche, couvert d'écailles d'argent, de guirlandes de roseaux, et d'herbes marines en satin bleu et vert, frôla Angélique. Un Éole, en costume de plumes blanches et aurore, un moulin à vent sur la tête l'entraîna dans une « corrante ». Elle suivit la danse rapide, où la danseuse passait d'un cavalier à l'autre. Ses mains se posaient sur des mains baguées étincelantes et qui miroitaient au passage. Masque d'or, masque d'argent, masques de velours, masques de dentelles, masques de satin. Des rires aigus, des parfums. L'odeur des vins et l'odeur des rosés. Les parquets étaient jonchés de pétales. Des rosés en décembre...

Voici la Cour. Folie. Profusion. Mais si l'on s'approche, quel étonnement ! L'on voit un jeune roi secret et qui tire les ficelles de ses marionnettes. Et si l'on s'approche encore, les marionnettes elles-mêmes laissent tomber le masque. Elles sont vivantes, dévorées de passions brûlantes, d'ambitions coriaces, de dévouements étranges... Sa récente conversation avec M. Colbert avait ouvert à Angélique des horizons insoupçonnés. En songeant au rôle qu'il voulait lui attribuer elle se demandait si tous ces masques ne cachaient pas, eux aussi, leurs missions clandestines. « Il n'est pas dans les projets du roi de laisser inutilisées les compétences... »

Jadis en ce même Palais-Royal, qui s'appelait alors le Palais-Cardinal, Richelieu avait promené sa simarre violette et ses projets d'ordre de domination. Pas un être qui pénétrât ici et qui ne fût à son service. Son réseau d'espionnage était comme une immense toile d'araignée. Il employait beaucoup les femmes. « Ces créatures, disait-il, ont le don naturel de comédie et de dissimulation »... Le jeune roi reprenait-il à son compte les mêmes principes ? Comme Angélique quittait la danse, un petit page lui remit un pli. Elle s'écarta pour le lire. C'était un mot de M. Colbert.

« Considérez, écrivait-il, que vous possédez la charge de Cour permanente que vous aviez briguée, dans les conditions stipulées. Votre titre de Consul de France de Candie vous sera remis demain. »

Elle plia la lettre et la glissa dans son aumônière. Un sourire jouait au coin de ses lèvres. Elle avait triomphé.

Et, à tout prendre, il n'y avait rien de bizarre à ce qu'une marquise fût Consul de France, en ce monde où les baronnes s'occupaient de poissons, où les duchesses requéraient le monopole des chaises de théâtre, où le ministre de l'Armée sollicitait la charge des relais de poste et où les plus grands débauchés du royaume étaient propriétaires de bénéfices ecclésiastiques.

Deuxième partie

Philippe ou la guerre en dentelles

Chapitre 1

Angélique se dévêtit avec lenteur. Elle avait décliné l'offre de ses servantes et des demoiselles Gilandon. Son esprit était tout occupé à revivre les dernières phases de sa victoire. Aujourd'hui même son intendant avait remis à celui de Mlle de Brienne 40 000 livres bien sonnantes, tandis qu'elle recevait de M. Colbert et de la part du roi sa « nomination ». Elle avait apposé son cachet sur un nombre impressionnant de paperasses, sablé plusieurs pages d'écriture et payé encore quelques « poussières » à titre de taxes et autres, qui s'élevaient quand même à 10 000 livres supplémentaires.

Elle n'en était pas moins très satisfaite, avec cependant une arrière-pensée inquiète quand elle songeait à Philippe.

Qu'allait-il dire quand il apprendrait la chose ? Naguère il l'avait mise au défi de se maintenir à la Cour, laissant bien entendre qu'il ferait tout de son côté pour l'en éloigner. Mais son séjour à la Bastille et son éloignement à l'armée avaient laissé à Angélique tout loisir de mener à bien ses affaires. Elle triomphait... Non sans remords. Philippe était revenu de Picardie une semaine auparavant. Le roi en avait lui-même informé Mme du Plessis-Bellière, laissant entendre combien l'intention de lui plaire l'avait conduit à passer l'éponge sur une faute grave. La faute grave, en l'occurrence, étant l'indiscipline dont Philippe s'était rendu coupable en se battant en duel. Après avoir remercié Sa Majesté de sa clémence, Angélique s'était interrogée sur ce qu'il convenait de faire. Quelle doit être l'attitude d'une femme vis-àvis d'un mari que l'on a mis en prison parce qu'elle l'avait trompé ? Elle hésitait mais tout portait à croire que l'attitude de son mari serait beaucoup plus nette. Bafoué, blâmé du roi, perdant sur tous les tableaux, son humeur pour Angélique ne devait guère s'être adoucie. Angélique, ayant considéré loyalement tous les griefs réels que Philippe pouvait avoir envers elle, comprit qu'elle devait s'attendre au pire. D'où sa hâte à conclure un marché qui dressait une barrière entre elle et l'ostracisme de son époux. Maintenant c'était chose faite. De Philippe, aucune manifestation. Il était allé rendre ses devoirs, disait-on, au roi, qui l'avait reçu avec affection. Ensuite on l'avait vu dans Paris, chez Ninon. Puis par deux fois il avait accompagné le roi à la chasse. Aujourd'hui même, alors qu'elle signait des feuillets chez M. Colbert, il était dans le bois de Marly.

Avait-il décidé de la laisser en paix ? Elle aurait voulu s'en convaincre. Mais Philippe l'avait habituée à des réveils cruels. Ce silence n'était-il pas plutôt celui du tigre qui s'apprête à bondir ? La jeune femme soupira.

Absorbée par ses pensées elle dégrafait le plastron à nœud de satin, déposant une à une les épingles dans une coupe d'onyx. Elle ôta son corsage, dénoua les aiguillettes de ses trois jupes, qui tombèrent autour d'elle en plis lourds. Elle enjamba le rempart de velours et de soie et prit sur le dossier d'un fauteuil la chemise de fin linon que Javotte y avait préparée. Puis elle s'inclina pour dénouer ses jarretières de soie-satin, ornées de pierres précieuses. Ses gestes étaient tranquilles et songeurs. Ces dernières semaines elle avait perdu son agilité coutumière. Tout en ôtant ses bracelets elle s'approcha de la coiffeuse afin de les remettre chacun dans leur écrin. Le grand miroir ovale lui renvoya son image, dorée par la lumière douce des chandelles. Avec un plaisir un peu mélancolique elle détailla la perfection de son visage où la carnation des joues et des lèvres avait une fraîcheur de rose. La dentelle de la chemise dégageait la courbe des épaules, d'une rondeur juvénile et qui soutenaient le cou lisse et renflé. « Ce point de Venise est décidément une merveille. M. Colbert a raison de vouloir l'apprivoiser en France. »

Elle touchait du doigt la garniture arachnéenne. À travers les fleurs ajourées du délicat travail sa peau nacrée semblait briller. Le morceau de dentelle descendait fort bas sur les seins, laissant transparaître deux fleurs plus sombres.

Angélique leva ses bras nus pour détacher la parure de perles, posée en diadème sur ses cheveux. Ses boucles tombaient, lourdes avec de chauds reflets. Et malgré sa taille épaissie que révélait le linge vaporeux, elle se dit qu'elle était belle. La question insidieuse que lui avait posée Lauzun la hanta.

– Pour qui ?

Elle éprouva la solitude de son corps à la fois trop convoité et dédaigné. Avec un nouveau soupir elle se détourna et prenant sa robe de chambre de taffetas pourpre elle s'en enveloppa soigneusement.

Qu'allait-elle faire ce soir ? Elle n'avait pas sommeil.

Allait-elle écrire à Ninon de Lenclos ? Ou à Mme de Sévigné, qu'elle avait un peu négligée ? Ou établir quelques comptes, selon la studieuse habitude de son temps de commerçante ?

Un pas d'homme s'avança dans la galerie et commença de monter rapidement l'escalier, faisant sonner ses éperons. C'était sans doute Malbrant, l'écuyer d'écurie de Florimond et de Cantor surnommé Malbrant-coup-d'épée qui rentrait après une joyeuse tournée. Mais le pas s'approchait.

Angélique s'étonna. Puis, dans un seul sursaut, comprenant qui pouvait venir là, elle voulut bondir vers la porte afin de pousser le verrou.

Il était trop tard. La porte s'ouvrait et dans l'encadrement le marquis du Plessis-Bellière apparut.

Il avait encore sa redingote de chasse gris d'argent ornée de fourrure noire, son chapeau noir avec une seule plume blanche, ses hautes bottes noires couvertes de boue et de neige fondue. Entre ses mains, protégées de gants à crispins, noirs aussi, il tenait son long fouet à chiens.

Il demeura un instant immobile, planté sur ses jambes écartées, et enveloppa d'un coup d'œil le tableau de la jeune femme blonde devant sa coiffeuse, parmi le désordre de ses atours et de ses bijoux. Un lent sourire détendit ses lèvres. Il entra, refermant la porte, et ce fut lui qui d'un doigt sec fit claquer le verrou.

– Bonsoir, Philippe, dit Angélique.

En le voyant, un sentiment mitigé de peur et de joie faisait bondir son cœur. Il était beau. Elle ne se souvenait plus qu'il fût si beau et du cachet de perfection qu'il savait donner à toute sa personne. C'était le plus beau gentilhomme de la Cour. Et il était à elle, comme elle avait rêvé qu'il le fût lorsque, fillette passionnée, elle regardait le bel adolescent.

– Vous n'attendiez pas ma visite, Madame ?

– Si fait. Je l'attendais... Je l'espérais.

– Vous ne manquez pas de courage, ma parole. N'aviez-vous pas de bonnes raisons de craindre mon courroux ?

– Certes. Et c'est pourquoi je pensais que plus tôt cette entrevue aurait lieu mieux cela vaudrait. On ne gagne rien à reculer le moment d'avaler une médecine amère.

Le visage de Philippe fonça sous une colère folle.

– Petite hypocrite ! Traîtresse ! Vous auriez beau jeu de me faire croire que vous souhaitiez me voir alors que vous vous empressiez de me damer le pion. Ne viens-je pas d'apprendre que vous avez acquis deux charges permanentes à la Cour ?

– Ah !... vous êtes au courant, fit-elle faiblement.

– Oui. Je suis au courant, aboya-t-il hors de lui.

– Et vous ne... vous ne semblez pas en être satisfait ?

– Espériez-vous donc me satisfaire, alors que vous vous êtes arrangée pour me faire mettre en prison afin de tisser en paix votre toile d'araignée ? Et maintenant... maintenant vous croyez m'avoir échappé. Mais le dernier mot n'est pas dit. Je vous ferai payer cher votre marché. Et vous n'avez pas compté dans le prix la correction que je vais vous administrer.

Son fouet claqua contre le parquet avec un bruit sec de détonation. Angélique poussa un cri. Sa résistance cédait.

Elle se réfugia près de l'alcôve et se mit à pleurer. Non, non, jamais elle n'aurait la force de revivre l'affreuse scène du Plessis.

– Ne me faites pas de mal, Philippe, supplia-t-elle. Oh ! je vous en prie, ne me faites pas de mal... Songez à l'enfant.