Loin de sentir augmenter son antipathie, son amitié avec Mme Scarron lui parut plus précieuse à conserver.

– Éclairez-moi, dit-elle, vous qui avez tant de lumières sur bien des choses. J'avoue que je ne conçois rien aux obstacles qui se dressent devant moi, à la Cour. J'ai soupçonné longtemps mon mari d'intriguer...

– Votre mari est un innocent. Il sait ce qui se passe car il a une grande expérience de la Cour, mais aucune envie d'intervenir. En vérité vous êtes trop belle !

– Comment cela peut-il me nuire ? Et à qui ? Il y a des femmes plus belles que moi, Françoise ! Ne me flattez pas stupidement.

– Vous êtes aussi trop... différente.

– Le roi m'a déjà dit quelque chose comme cela, murmura Angélique, rêveuse.

– Vous voyez ! Non seulement vous êtes parmi les femmes les plus belles de la Cour, vous avez les moyens de vous parer admirablement, vous charmez ou amusez votre entourage dès que vous ouvrez la bouche, mais encore vous possédez cette chose inappréciable que tant de beautés frivoles rêvent d'acquérir sans jamais y parvenir...

– Quoi donc ?

– Une âme, dit Mme Scarron d'un ton lamentable.

L'ardeur s'était éteinte sur son visage. Elle regardait ses deux mains charmantes posées sur ses genoux, et que les durs travaux du ménage avaient meurtries malgré les soins qu'elle en prenait.

– Dans ces conditions, comment voulez-vous éviter de... de faire lever des légions d'ennemis sous vos pas... dès que vous paraissez, acheva-t-elle dans un souffle désolé.

Et elle éclata en larmes.

– Françoise, supplia Angélique, ne me dites pas que vous pleurez à cause de moi ou de mon âme !

– Non... à vrai dire. C'est parce que je pensais à mon propre sort. Être femme, être belle et avoir une âme, quelle douleur, comment parvenir jamais à trouver son chemin... Combien de chances m'ont été refusées déjà à cause de cela !

L'incident acheva de persuader Angélique que Mme Scarron ne serait jamais son ennemie et qu'elle était quand même vulnérable, et aussi à bout de nerfs. Peut-être la réflexion du roi à son sujet l'avait-elle plus atteinte qu'elle ne voulait le laisser paraître ? Avec remords Angélique se dit que la jeune veuve n'avait sans doute pas mangé à sa faim depuis longtemps. Elle faillit sonner pour lui faire apporter un en-cas, mais se reprit de crainte de la blesser.

– Françoise, dit-elle avec énergie, séchez vos larmes. Et pensez à la prophétie de votre compagnon-maçon. Ce que vous considérez comme nuisible représente au contraire un sérieux atout qui vous mènera plus loin que d'autres. Car vous êtes habile et vous avez déjà obtenu de hautes et sérieuses protections. Mme d'Aumont vous patronne, m'a-t-on dit.

– Et Mme de Richelieu et Lamoignon également, compléta Mme Scarron, qui avait dominé ce moment de faiblesse. Voilà trois ans que je fréquente assidûment leurs salons.

– Salons austères, fit Angélique avec une grimace. Je m'y suis toujours ennuyée à mourir.

– On s'y ennuie, mais on y avance doucement. Voilà où le danger vous guette, Angélique. Et voilà votre erreur. Et c'est par la même erreur que Mlle de La Vallière court à sa perte. Depuis que vous fréquentez la Cour vous n'avez pas songé encore à départager vos ennemis. Vous n'êtes ni du clan de la reine, ni de celui de Madame ou des princes. Vous n'avez pas fait votre choix ni entre les « importants » et les « muguets », ni entre les « libertins » et les « dévots ».

– Les dévots ? Croyez-vous qu'ils aient un bien grand rôle à jouer ? Dieu ne m'a pas paru particulièrement en place, parmi ce beau monde.

– Il y est, croyez-moi, et non sous l'aspect du Seigneur indulgent dont nous aimons à retrouver l'image dans nos missels, mais sous celui du Dieu de Justice qui tient les verges.

– Vous me confondez.

– L'Esprit du mal ne revêt-il pas à la Cour son masque le plus dangereux ? C'est le Dieu des armées qu'il faut pour l'en chasser.

– En somme, vous me conseillez de choisir entre Dieu et le Diable ?

– C'est cela même, approuva Mme Scarron doucement.

Elle se leva, reprit son manteau et son éventail noir, qu'elle n'ouvrait jamais afin d'en cacher l'usure. Après avoir baisé le front d'Angélique, elle s'éloigna sans bruit.

Chapitre 5

– Voilà bien le moment de parler de Dieu et du diable, Madame. Quel affreux malheur !

Barbe, le visage cramoisi, se penchait entre les courtines. Elle se trouvait là depuis un moment. C'était elle qui avait raccompagné Mme Scarron jusqu'à la porte. Puis elle était revenue, l'œil hagard. Ses soupirs et ses sanglots convulsifs ne parvenant pas à attirer l'attention de sa maîtresse absorbée dans ses réflexions, elle se décidait à prendre la parole :

– Madame, quel affreux malheur !

– Que se passe-t-il encore ?

– Notre Charles-Henri a disparu.

– Quel Charles-Henri ?

Angélique ne s'était pas encore habituée au nom de son dernier-né : Charles-Henri Armand Marie Camille de Miremont du Plessis-Bellière.

– Le bébé, veux-tu dire ? La nourrice ne sait plus où elle l'a mis ?

– La nourrice aussi a disparu. Et la « berceuse ». Et la petite qui roule les bandes. Enfin toute la « maison » de M. Charles-Henri.

Angélique rejeta ses couvertures en silence et commença à s'habiller.

– Madame, geignit Barbe, vous êtes folle ! Une grande dame accouchée de six jours ne peut se lever.

– Alors, pourquoi es-tu venue me chercher ? Je suppose que c'est dans l'intention que je fasse quelque chose ? Au cas où ce conte à dormir debout aurait une base réelle. Mais je te soupçonne fort de te laisser aller à un certain penchant pour le cruchon de vin. Depuis que l'abbé a pris en main les garçons, tu ne quittes plus l'office. L'oisiveté ne te vaut rien.

Cependant elle dut se rendre à l'évidence : la sobriété de la pauvre Barbe n'était pas en cause. L'appartement réservé au bébé se révéla désert. Son berceau, son coffre contenant ses vêtements et ses langes, ses premiers jouets et jusqu'à son flacon d'huile d'absinthe et de crème de civette dont la nourrice lui frottait le nombril, avaient disparu. Les domestiques, ameutés par Barbe, se pressaient, atterrés, devant la porte. Angélique fit son enquête. Depuis quand n'avait-on pas vu la nourrice et ses aides ? Dans la matinée encore la petite était venue aux cuisines chercher une bassine d'eau chaude. Les trois gardiennes du petit seigneur avaient solidement dîné, comme à l'habitude. Ensuite il y avait eu un vide. On découvrit qu'à cette heure où la valetaille se laisse en général gagner par une douce somnolence digestive, le portier était allé faire une partie de quilles avec les garçons d'écurie dans la cour donnant sur l'arrière de la maison. La loge et la cour d'entrée étaient donc restées désertes une bonne heure. Plus de temps qu'il ne fallait pour laisser passer trois femmes portant sous le bras l'une un bébé, l'autre un berceau, la dernière un coffret de layette.

Le portier jura que la partie de quilles n'avait duré qu'un quart d'horloge.

– Alors c'est que tu étais de mèche avec ces scélérats, lui jeta Angélique.

Elle lui promit de le faire bâtonner, ce qui n'était jamais encore arrivé à aucun de ses serviteurs. À mesure que les minutes passaient d'épouvantables histoires d'enfants martyrs, enlevés et immolés lui revenaient en mémoire. La nourrice lui avait été recommandée par Mme de Sévigné, qui la jugeait simple et accorte. Mais comment se fier à cette engeance des domestiques, qui ont à la fois un pied dans la maison des maîtres et l'autre dans la redoutable « matterie ? »

Flipot accourut sur ces entrefaites, criant qu'il savait tout. Avec le flair d'un ancien « mion » de la Cour des Miracles il avait été prompt à trouver la piste. Charles-Henri du Plessis-Bellière avait tout simplement déménagé avec sa « maison » chez monsieur son père, rue du Faubourg-Saint-Antoine.

– Maudit Philippe !

Elle ne pouvait feindre devant ses gens, qui l'avaient vue cinq minutes auparavant éperdue d'anxiété. Aussi elle laissa éclater sa colère. Et elle leur dit, pour les gagner, qu'on allait profiter de cette occasion pour rosser la valetaille insolente du marquis du Plessis qui les traitait de « larbins de marchande » alors qu'ils avaient aussi bien droit que les autres à la livrée « chamois et bleu » de la maison, qu'elle était reçue et honorée par le roi... Elle dit à chacun de s'armer et tous, nantis de bâtons, de hallebardes ou d'épées, depuis le dernier marmiton jusqu'au jeune abbé, prirent le chemin du Faubourg-Saint-Antoine. Angélique était dans sa chaise à porteurs.

Cela faisait une belle troupe et un beau tapage. Les gens du quartier, friands de ces rixes, qui n'étaient pas rares entre les différentes domesticités des grands seigneurs, suivirent le mouvement avec entrain.

Le flot alla battre la porte de chêne noir de l'Hôtel du Plessis. Le suisse, à la fenêtre grillée de sa loge, essaya de parlementer. Il avait ordre de M. le marquis de n'ouvrir à personne. PERSONNE, sans exception, de tout le jour.

– Ouvre à ta maîtresse, rugit Malbrant-Coup-d'Epée, en brandissant deux pétards d'artificier surgis, par quel miracle ? des basques de son habit, ou toi de Coup-d'Epée, je pose ces deux « flambeaux » sous ton nez et je fais sauter la porte cochère et ta loge.

Racan avait déjà allumé une longue tige d'amadou.

Le portier, terrifié, dit qu'il allait ouvrir la porte de côté à Mme la marquise, à condition que toute la canaille reste dehors. Sur la promesse d'Angélique qu'il n'y aurait ni bataille ni assaut immédiats, il entrebâilla l'huis et elle s'engouffra, suivie des demoiselles de Gilandon, dans l'Hôtel. À l'étage elle n'eut pas de peine à trouver les transfuges. Elle gifla la nourrice, se saisit du bébé et allait redescendre lorsque La Violette se dressa devant elle. Lui vivant, le fils de M. le marquis ne quitterait pas la maison de son père. Il en avait fait serment. Angélique l'apostropha en dialecte du Poitou dont il était, comme elle, originaire. L'arrogant valet finit par perdre contenance. Il s'écroula à genoux devant elle, la suppliant avec des larmes dans la voix de le prendre en pitié. M. le marquis l'avait menacé des pires châtiments s'il laissait partir l'enfant. Entre autres de le chasser. Et cela n'était pas possible. Il était avec M. le marquis depuis des années. Ils avaient tué ensemble leur premier écureuil à la fronde, dans la forêt de Nieul. Il l'avait suivi dans toutes ses campagnes. Cependant un laquais à livrée chamois et bleu galopait à franc étrier sur la route de Saint-Germain, dans l'espoir d'atteindre le marquis avant que ses valets et ceux de sa femme ne se soient entr'égorgés dans Paris.

Il fallait gagner du temps.

L'aumônier du marquis arriva pour essayer de faire entendre raison à la mère dépossédée. En désespoir de cause on alla quérir l'intendant de la famille, M. Molines. Angélique ne le savait pas à Paris. En reconnaissant sa silhouette austère, toujours droite et assurée malgré les cheveux blanchis, sa vindicte tomba. Avec Molines, on pourrait s'entendre.

L'intendant la pria de prendre place et de s'asseoir au coin du feu. Il fit des compliments sur le bel enfant qu'il s'était réjoui de voir naître au foyer de son maître.

– Mais il veut me l'enlever !

– C'est son fils, Madame. Et, croyez mon étonnement, mais je n'ai jamais vu un homme de sa condition aussi stupidement heureux d'avoir un fils.

– Vous le défendez toujours, fit Angélique avec humeur. Je l'imagine mal, heureux de quelque chose, sinon de la souffrance qu'il inflige. Sa méchanceté dépasse de loin le tableau assez sombre que vous m'en aviez tracé.

Elle consentit pourtant à renvoyer ses gens et à patienter jusqu'à l'arrivée de son mari, à condition que Molines servirait d'arbitre impartial.

Lorsque à la nuit tombante Philippe entra, les éperons claquants, il trouva Angélique et l'intendant en conversation amicale au coin de l'âtre.

Le petit Charles-Henri, précieusement serré contre un sein jaloux, tétait avidement sa mère. Le mouvement des flammes moirait de reflets la gorge blanche et ronde de la jeune femme. Ce spectacle surprit assez le gentilhomme pour donner à Molines le temps de se lever et de prendre la parole. Il dit combien Mme du Plessis avait été bouleversée par le départ de son enfant. M. du Plessis ignorait-il que le jeune Charles-Henri devait être nourri par sa mère ? La santé du bébé n'était pas aussi florissante que son aspect extérieur pouvait le laisser croire. Le priver du lait de sa mère mettrait sa vie en danger. Quant à Mme du Plessis, son mari ignorait-il qu'elle risquait la fièvre quarte ? C'est le moindre des ennuis que pouvait causer un allaitement brusquement interrompu.