– Non, Médême, n'entre pas.

Angélique reconnut le négrillon qu'elle avait offert à Mme de Montespan.

– Bonsoir Naaman. Laisse-moi passer.

– Non Médême.

– Qu'y a-t-il ?

– Quéqu'un...

Elle distingua un murmure tendre et crut deviner un galant secret.

– C'est bon. Je m'en vais.

Les dents du petit page d'ébène brillèrent dans un sourire complice.

– Le « Oa », Médême. Le « Oa »... Chut !

Angélique redescendit l'escalier, pensive.

Le Roi ! Et Mme de Montespan !

*****

Le lendemain, tout le monde partait pour Amiens.

Habillée de bon matin, Angélique s'en fut chez la reine, comme l'y appelait son service. Elle trouva à l'entrée Mlle de Montpensier très agitée.

– Venez voir dans quel état est Sa Majesté. C'est une pitié !

La reine était tout en larmes. Elle dit qu'elle venait de vomir et qu'elle n'en pouvait plus. Mme de Montausier la soutenait en gémissant et Mme de Montespan se récriait encore plus fort en répétant combien la douleur de Sa Majesté était compréhensible. On annonçait que la duchesse de La Vallière venait de rejoindre l'armée. Elle était arrivée à l'aube, ayant roulé toute la nuit et s'était présentée pour faire ses révérences à la reine.

– L'insolente ! s'écriait Mme de Montespan. Dieu me garde d'être jamais maîtresse du roi ! Si j'étais assez malheureuse pour cela je ne pourrais avoir l'effronterie de me présenter devant la reine !

Que signifiait ce retour ?

Était-ce le roi qui avait mandé sa favorite ?

Il fallut pourtant se rendre à l'église, où la Cour devait entendre la messe avant de prendre la route.

Marie-Thérèse monta à la tribune. La duchesse de La Vallière s'y trouvait déjà. La reine ne la regarda pas. La favorite redescendit. Elle se présenta à nouveau devant la souveraine alors que celle-ci montait en carrosse. Mais la reine ne lui dit rien. La déception était trop amère. Elle ne pouvait prendre sur elle pour faire bon visage, comme elle s'y était astreinte tant bien que mal lorsque la liaison de son royal époux demeurait officieuse. Dans sa rage elle défendit qu'on lui portât à manger. Elle interdit aux officiers de troupe de son escorte de laisser passer quiconque devant son carrosse de peur que Mlle de La Vallière ne rejoignît le roi avant elle.

Vers le soir, le défilé des équipages qui cahotaient sur la route découvrit l'armée, d'une petite hauteur. Mlle de La Vallière comprit que le roi devait être là-bas. Avec le courage du désespoir elle fit courir son carrosse à travers les champs à toute bride. La reine l'aperçut et entra dans une effroyable colère. Elle voulait ordonner aux officiers de poursuivre le carrosse et de l'arrêter. Tout le monde la suppliait de n'en rien faire et de se calmer. L'arrivée du roi lui-même qui venait au-devant de la reine par un autre chemin interrompit la scène tragi-comique.

Il était à cheval, crotté jusqu'aux yeux et de fort bonne humeur. Il mit pied à terre et s'excusa de ne pouvoir monter dans la voiture à cause de la boue. Mais lorsqu'il eut parlé quelques instants avec la reine à la portière, son visage s'assombrit. De bouche en bouche on eut la confirmation que l'arrivée de Mlle de La Vallière n'avait été ni voulue, ni même souhaitée par le roi. Quelle nouvelle la timide amante avait-elle apprise pour l'entraîner à surmonter son habituelle patience ? Quelles craintes ? Quelles certitudes ? Seule à Versailles, comblée d'honneurs et de richesses, elle avait réalisé son abandon. Prise de vertige, les nerfs à bout elle avait commandé son équipage, et était partie au grand galop vers le nord, désobéissant pour la première fois au roi. Tout plutôt que de ne pas savoir, d'espérer le cœur transi ou d'imaginer celui qu'on aime dans les bras d'une autre...

*****

Elle ne parut pas au dîner de l'étape suivante. Le cantonnement était épouvantable. Un bourg où il n'y avait pas quatre maisons de pierre. Le reste n'était que masures de torchis. Angélique, qui errait avec les demoiselles Gilandon et ses trois servantes à la recherche d'un gîte, rencontra Mlle de Montpensier, aussi dépourvue qu'elle.

– Nous voici vraiment à la guerre, ma petite. Mme de Montausier couche sur un tas de paille dans un cabinet, les filles de la reine dans un grenier sur un tas de blé, et moi je crois bien que je vais me contenter d'un tas de charbon.

Angélique finit par trouver une grange remplie de foin. Elle se hissa par l'échelle jusqu'au faux grenier où elle dormirait plus tranquille tandis que ses filles demeuraient en bas. Une grosse lanterne pendue aux solives projetait sa lueur rousse à travers la pénombre. Là encore Angélique vit surgir, comme une sombre apparition tout enturbannée de satin cramoisi et vert pomme, la frimousse noire et les yeux blancs du négrillon Naaman.

– Que fais-tu là, petit diablotin de l'enfer ?

– J'attends Médême Montespan. Je garde son sac pour elle. Médême Montespan, elle aussi dormir là.

La belle marquise apparut au sommet de l'échelle.

– Bonne idée, Angélique, de venir partager ma « chambre verte » comme disent les braves militaires. Nous pourrons faire une partie de piquet si le sommeil tarde à nous visiter.

Elle se laissa tomber dans le foin, s'étira et bâilla avec une volupté féline.

– Comme on est bien ! Quelle couche délicieuse ! Cela me rappelle mon enfance, dans le Poitou.

– À moi aussi, dit Angélique.

– Il y avait un grenier à foin tout près de notre pigeonnier. Mon petit amoureux m'y rejoignait. C'était un berger de dix ans. Nous écoutions roucouler les colombes en nous tenant la main.

Elle dégrafa son bustier trop raide. Angélique l'imita. Débarrassées de leurs deux premières jupes les pieds nus dans l'herbe sèche, elles se pelotonnèrent, retrouvant d'agréables sensations primitives.

– Du berger au roi, chuchota Athénaïs, que pensez-vous de mon destin, ma chère ?

Elle se redressait sur un coude. La lumière chaude et comme mystérieuse de la vieille lanterne avivait sa carnation magnifique, la blancheur de ses épaules et de sa gorge. Elle eut un rire un peu grisé.

– Être aimée du roi, quelle ivresse !

– Vous semblez tout à coup bien certaine de cet amour ? Vous en doutiez encore il y a peu de temps.

– Mais maintenant j'ai reçu des preuves qui ne me laissent aucun doute... Hier soir, il est venu... Oh ! je savais qu'il viendrait, que ce serait au cours de ce voyage. La façon dont il a laissé La Vallière à Versailles n'était-elle pas déjà un gage de sa volonté ? Il lui a donné quelques petites choses en cadeau de rupture.

– Des petites choses ! Un duché-pairie ? Une baronnie ?

– Peuh ! À ses yeux à elle cela doit paraître éblouissant. Et elle s'imagine sans doute que sa faveur est au pinacle. C'est pour cela qu'elle s'est crue autorisée à rejoindre la Cour. Ha ! Ha ! elle tombait bien mal... Mais moi je ne me contenterai pas de vétilles. Il ne s'agit pas qu'il me traite comme une fille de l'Opéra. Je suis une Mortemart !

– Athénaïs, vous parlez avec une assurance qui m'effraie. Êtes-vous réellement devenue la maîtresse du roi ?

– Si je le suis, sa maîtresse... Oh ! Angélique, comme c'est amusant de se sentir toute-puissante sur un homme de cette trempe ! Le voir pâlir et trembler... Supplier, lui, tellement maître de ses nerfs, si solennel et majestueux, et même redoutable parfois. C'est bien vrai ce qu'on racontait. En amour il est sauvage. Il n'a plus de contenance ni de raffinement. Il est très gourmand mais je ne crois pas l'avoir déçu.

Elle parlait en riant follement, roulant sa tête blonde dans le foin et s'étirant avec des gestes de nonchalante impudeur qui semblaient recréer une scène encore proche, au point que son attitude parut insoutenable à Angélique.

– Eh bien ! voilà qui est parfait, fit-elle sèchement. Les curieux vont enfin savoir qui est la nouvelle maîtresse du roi et je vais être débarrassée de soupçons ridicules dont ils m'importunent.

Mme de Montespan se redressa vivement.

– Oh ! non, chérie ! Pas cela. Surtout pas un mot ! Nous comptons sur votre discrétion. Le moment n'est pas encore venu de me donner ouvertement la place. Cela créerait trop de complications. Ayez donc l'obligeance de continuer à jouer le rôle que nous vous avons assigné.

– Quel rôle ? Et qui cela, nous ?

– Eh bien !... le roi et moi.

– Voulez-vous dire que vous vous êtes entendus le roi et vous pour faire courir le bruit qu'il était amoureux de moi afin de détourner les soupçons de votre personne ?

Athénaïs surveillait la jeune femme entre ses longs cils. Ses yeux de saphir eurent un éclat pervers.

– Mais bien sûr. Cela nous arrangeait, vous comprenez. Ma situation était délicate. J'étais fille d'honneur de la reine d'une part, et amie intime de Mlle de La Vallière de l'autre. Les attentions du roi à mon égard auraient vite cristallisé les ragots sur mon nom. Il fallait allumer un contre-feu. Je ne sais pourquoi on s'était mis à parler de vous. Le roi a accrédité la rumeur en vous comblant de bienfaits. Actuellement, la reine vous bat froid. La pauvre Louise fond en larmes à votre seule vue. Et personne ne songe plus à moi. Le jeu a été mené. Je sais que vous êtes assez intelligente pour avoir compris dès le début. Le roi vous en est très reconnaissant... Vous ne dites rien ? Seriez-vous fâchée ?

Angélique ne répondit pas. Elle arracha un brin de paille et le mordilla un peu nerveusement. Elle se sentait secrètement blessée et plus sotte qu'il n'est permis de l'être. C'était bien la peine de savoir ruser avec les plus habiles commerçants du royaume ! Sur un certain plan d'intrigues mondaines elle serait toujours la même, avec un fond de naïveté paysanne indécrottable.

– D'ailleurs pourquoi le seriez-vous ? reprenait doucereusement Mme de Montespan. La chose est flatteuse pour vous et vous en avez retiré déjà des bénéfices et de l'éclat. Vous semblez déçue ? Non, je n'imagine pas que vous ayez pu prendre cette petite comédie au sérieux... D'abord, vous êtes amoureuse paraît-il. De votre mari. Comme c'est drôle... Il n'est pas très empressé, mais si beau. Et l'on dit qu'il s'amadoue...

– Voulez-vous faire une petite partie de cartes ? demanda Angélique d'une voix neutre.

– Volontiers. J'ai dans mon sac un jeu complet. Naaman !

Le négrillon passa le nécessaire de voyage. Elles jouèrent quelques tours sans conviction. Angélique, l'esprit ailleurs, perdit, ce qui accentua sa mauvaise humeur. Mme de Montespan finit par s'endormir, un sourire aux lèvres. Angélique ne parvint pas à l'imiter. Elle se rongeait un ongle, au comble de l'irritation, et, à mesure que la nuit s'écoulait, la tête farcie d'idées vengeresses. Dès demain le nom de Mme de Montespan serait sur toutes les lèvres. La belle marquise avait été bien imprudente. Car Angélique n'était pas dupe des paroles hypocrites. Athénaïs avait goûté un plaisir raffiné à lui dévoiler son triomphe et le rôle qu'elle lui avait attribué à son insu. Sûre désormais de l'appui du roi et de son emprise elle s'était offert la joie de déchirer à belles dents une femme qu'elle jalousait depuis longtemps mais qu'elle ménageait par intérêt. Elle n'avait plus besoin d'elle, ni de ses écus. Elle pouvait l'humilier et lui faire payer cher les quelques succès que la beauté et la richesse de Mme du Plessis lui avaient ôtés.

« Imbécile ! » se dit Angélique, plus exaspérée encore contre elle-même. Elle s'enveloppa dans son manteau et se glissa jusqu'à l'échelle. Mme de Montespan continuait de sommeiller, abandonnée avec ses atours dans le foin comme une déesse sur un nuage.

Dehors l'aube naissante avait un goût de pluie. Venant de l'Est où le ciel rougissait entre deux nuages, montait le son des fifres et des tambours. Les régiments levaient le camp. Angélique pataugea dans la boue visqueuse et parvint jusqu'à la maison de la reine, où elle savait qu'elle trouverait Mlle de Montpensier. Dans l'entrée elle aperçut assise sur un banc, grelottante, misérable, Mlle de La Vallière, accompagnée de deux ou trois serviteurs et de sa jeune belle-sœur, morne et ensommeillée. Elle fut tellement saisie par cette image de désolation qu'elle s'arrêta malgré elle.

– Que faites-vous là, Madame ? Vous allez périr de froid.

Louise de La Vallière leva ses yeux bleus, trop grands dans son visage cireux. Elle tressaillit comme éveillée d'un songe.

– Où est le roi ? dit-elle. Je veux le voir. Je ne partirai pas d'ici sans l'avoir vu. Où est-il ? Dites-le-moi.

– Je l'ignore, Madame.

– Vous le savez, j'en suis certaine ! vous le savez...

Angélique, dans un élan de pitié, prit les deux mains maigres et glacées qui se tendaient vers elle.